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 Le rêveur de réalité - Les inrockuptibles - N° 618 - du 2 au 8 octobre 2007





LE REVEUR DE REALITÉ

Depuis quarante ans, les chansons de Robert Wyatt défient les lois de la pesanteur musicale. Avec son nouvel album, l’Anglais prend encore de la hauteur et fait le pont entre petites bagarres intimes et grand chaos planétaire.

Par Richard Robert




Dans la musique populaire, la coutume veut que les chansons d'amour et les chansons engagées ne soient pas rangées dans le même panier: elle réserve la poésie aux coeurs tendres et la politique aux esprits bien trempés. Comme souvent, la coutume a tort, et Robert Wyatt, qui s'emploie depuis quarante ans à faire vaciller nombre de certitudes, est encore une fois là pour le rappeler. Au milieu des années 60, alors qu'il jouait au sein de Soft Machine, l'Anglais refusait déjà d'être un homme coupé en deux: il ne voulait pas choisir entre sensation pure et réflexion aiguisée, pas plus qu'il ne voulait trancher entre son amour pour la mélodie et son goût pour la recherche sonore.

Des dérives solitaires de Rock Bottom (1974) jusqu'au grand chantier collectif de Cuckooland (2004), sa carrière solo n'a cessé de défier les lois de la pesanteur musicale, tout en brouillant les frontières entre songe et réalité. Cloué sur un fauteuil roulant depuis un accident survenu en 1973 (il se jette d'une fenêtre au milieu d'une fête copieusement arrosée), Wyatt est devenu à la fois un observateur pénétrant de son temps, dont le coeur ancré bien à gauche se soulève régulièrement devant les infamies de toutes sortes, et un contemplatif en quête de hauteur, toujours prêt à s'envoler dans les vastes sphères de l'imaginaire.

Aujourd'hui, dans Comicopera, son propos gagne encore en ampleur. Entouré une nouvelle fois de fidèles (Brian Eno, Phil Manzanera et Paul Weller, mais aussi la chanteuse Karen Mantler, la tromboniste Annie Whitehead ou le saxophoniste Gilad Atzmon), Wyatt explore dans les grandes largeurs un langage musical qui synthétise son intérêt pour l'harmonie classique, son penchant pour l'improvisation et le swing, et cette sensibilité mélodique à fleur de peau qui en fait l'un des songwriters les plus touchants de sa génération. De sa voix flutée, il réussit à unifier et à éclairer un disque qui est aussi touffu dans le fond que dans la forme.

Découpé en trois actes, Comicopera commence en effet par un bouquet de chansons sentimentales, qui se penchent avec délicatesse sur la mécanique complexe et fragile des relations amoureuses. Il se poursuit avec un tableau saisissant du chaos mondial (avec le désastre irakien pour toile de fond) et s'achève sur une longue bouffée d'onirisme pur, forcément libérateur. Telle est la morale de Robert Wyatt: on ne peut vraiment habiter ce monde qu'en se confrontant à la réalité et en se réservant à tout moment le droit de s'en détacher.



ENTRETIEN

Comicopera est un album très ambitieux. Aviez-vous une idée précise de ce que vous vouliez accomplir ?


Robert Wyatt – Ce n’est qu’à la fin de l’enregistrement que j’ai commencé à en avoir une vision d’ensemble… Il en a toujours été ainsi, pour chacun de mes disques. Je laisse les choses se produire, en essayant d’ouvrir au maximum le champ des possibilités. Mais je ne contrôle rien, je ne fais que suivre mon instinct. J’espère simplement que tous ces morceaux qui s’accumulent vont finir par s’agglomérer les uns aux autres, former un tout cohérent. Le vrai processus créatif commence quand j’ai toute la matière sur bande et que je dois l’organiser. Là, je deviens impitoyable : j’élague énormément avant d’arriver à un résultat satisfaisant.

Est-ce plus confortable de procéder ainsi ?

Pas du tout, c’est effrayant ! Je ne sais jamais où je mets les pieds. Jusqu’au dernier moment, je me sens perdu, comme dans une pièce plongée dans l’obscurité. J’avance à l’aveuglette, je me cogne à des objets que j’essaie de reconnaître, je cherche la lumière, des bougies, un rideau à ouvrir… Je sais que quelque chose d’intéressant se cache là-dedans, mais je n’en saisis pas la nature tant que je n’ai pas réussi à l’éclairer. Je suis comme ce comédien qui affirmait : “Je ne sais pas ce que je pense tant que je n’ai pas entendu ce que je dis !”



 

Comment êtes-vous parvenu à cette construction en trois actes ?

Je me suis aperçu que près d’un tiers des titres avaient un contenu très personnel : ils traitaient des difficultés relationnelles, de ce sentiment d’étrangeté qui s’incruste parfois dans une vie de couple. Un deuxième groupe de chansons évoquait plutôt le rapport au monde, le plaisir et la colère qu’on peut ressentir devant le spectacle de l’humanité. Il y avait enfin une troisième partie, qui était une sorte d’échappée dans une dimension alternative, purement imaginaire. J’ai alors réalisé que tout était relié, que les petites batailles intimes et les grands événements mondiaux se répondaient, et que l’imaginaire était une façon de se soustraire aux aspects les plus intolérables de la réalité. Que faire quand on voit que nous continuons à envoyer des soldats dans des pays qui ne nous ont jamais envahis, et où nous créons des problèmes que nous prétendons ensuite résoudre ? Vient un moment où, face à une réalité aussi brutale, le besoin de s’échapper devient urgent. Je ne peux pas le faire physiquement, alors je le fais par l’esprit, en musique.

Relier des choses apparemment éloignées, n’est-ce pas ce que vous vous efforcez de faire depuis toujours ?

Jadis, les savants s’intéressaient autant au microcosme qu’aux grands mécanismes de l’univers : pour eux, ça allait de pair. De la même façon, je suis convaincu que le monde dans lequel nous vivons est le résultat d’interactions permanentes entre l’intime et l’universel. Dans mon cas, il y a des moments où, de manière très consciente, j’essaie de me tenir au courant de ce qui se passe dans le monde. Et il y en a d’autres où ma seule préoccupation est d’essayer de ne plus faire sortir ma femme de ses gonds… Ce que racontent les journaux n’a alors aucune espèce d’importance. Le reste du temps, j’essaie simplement d’avoir une belle vie, d’être un hédoniste insouciant. Je passe donc par des états très divers, mais qui cohabitent pourtant dans le même bonhomme : il n’y a pas de raison de les dissocier.

Pourquoi, dans la dernière partie de Comicopera, ne chantez-vous plus qu’en espagnol et en italien ?

C’est encore une façon de me sortir d’une situation où je me sens coincé. Quand, à propos de tel ou tel conflit, j’entends aux infos que “les Anglais ont déclaré que…”, je ne peux réprimer une grimace. Je déteste qu’on parle ainsi en mon nom, j’ai envie de crier : “Comment ? Mais je n’ai pas dit ça ! Donnez-moi un micro que je vous livre le fond de ma pensée !” Sauf qu’en réalité tout le monde se fout de ce que vous pensez… J’ai donc imaginé cette porte de sortie. Mais j’insiste sur le fait que cette troisième partie est d’abord un appel au rêve. Si j’ai choisi par exemple de mettre un texte de García Lorca en musique, ce n’est pas seulement parce que c’était un grand poète espagnol : c’est aussi parce que l’imagerie qu’il emploie ici est totalement irrationnelle, onirique. Si je reprends Hasta siempre comandante, cette chanson révolutionnaire et romantique d’un autre temps, c’est parce que je continue de penser qu’à l’origine elle portait un beau rêve. Depuis des décennies, je plonge ainsi régulièrement dans l’océan des songes, je me réfugie dans cette sorte de vie sous-marine… C’est un endroit à part, préservé, où il fait bon vivre.





Dans votre cas, l’imaginaire ne semble pas être qu’une fuite : c’est aussi une façon très active d’être au monde.

Honnêtement, je préférerais que le monde soit un endroit paisible et amical : je pourrais alors vivre pleinement dans la réalité et la chanter. Mais ça n’est pas le cas. Bien sûr, cultiver son imagination est aussi une façon d’embrasser le réel. Mais c’est ce que tous les prisonniers font, non ? On nous répète à longueur de temps que nous avons de la chance d’avoir une certaine liberté de parole. Oui, en effet : derrière ses barreaux, un prisonnier peut crier “Laissez-moi sortir !” autant de fois qu’il le veut. Personne ne l’en empêchera : c’est ça, la liberté de parole…

Ne vous sentez-vous pas plus libre lorsque vous chantez en espagnol ?

Chez moi, les disques que je préfère viennent d’Espagne, de Cuba, du Chili… Lorsque je les écoute, je ne me sens pas enfermé dans un petit espace. Je suis toujours étonné de voir à quel point les intellectuels de mon pays ont une vision du monde très provinciale, limitée à l’horizon anglophone. Lorsqu’ils traitent de politique ou de philosophie, ils passent leur temps à comparer auteurs américains et britanniques – en accordant de temps à autre un peu de crédit à un Australien… Pour eux, tout ce qui sort de cette sphère relève de l’exotisme. Dans ma musique, j’ai la chance de ne pas être figé de la sorte. Je n’ai pas de limites : je veux chercher la beauté partout où elle se trouve. Je ne peux pas me passer d’elle. Je ne suis pas de cette école de pensée qui tente d’exorciser la laideur en faisant des choses laides. Dans l’art contemporain, par exemple, il y a beaucoup de provocateurs qui ont pour but de choquer, de susciter le dégoût. Je comprends et je respecte ça, mais ça n’est tout simplement pas mon propos.




Reconnaissez-vous la beauté de votre propre musique ?

Je ne me regarde pas ainsi dans le miroir… Je sais la beauté de ce que j’ai trouvé, mais je sais aussi que je n’en suis pas le créateur. Je ne fais que rassembler des choses qui étaient déjà là. C’est comme lorsque vous venez de manger un excellent repas : vous complimentez le chef pour son tour de main, mais vous ne le félicitez pas d’avoir inventé la laitue, la viande ou les pommes de terre ! Son talent, c’est d’avoir su accommoder ces ingrédients à sa façon. C’est aussi ce que j’essaie de faire.


       
     
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