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Robert Wyatt - Du tragique au comique - Xroads - octobre 2007
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Comic Opera est un disque généreux, découpé en trois parties distinctes, la première, Lost in Noise, est un sommet de pop éthérée et mélancolique, portée par une magistrale reprise d'Anja Garbarek qui permet à l'album de débuter sur une note plus que convaincante.
La seconde, plus jazz et plus foutraque s'intitule The Here and The Now, et nous transporte dans un monde festif avant que la bombe ne vienne tout gâcher.
Alors, en représailles, dans la troisième partie, Away with the Fairies, Wyatt délaisse la langue de l'assaillant pour ne plus chanter qu’en espagnol et en italien, empilant les compositions tragiques avant le final prestigieux, une reprise d’Hasta Siempre Commandante qui rappelle le Liberation Music Orchestra de Charlie Haden et Carla Bley. Un chef d’œuvre, je vous dis.
Et comme si un tel chef-d’œuvre ne suffisait pas, il s'avère que ce type est en plus l'un des plus adorables et des plus affables qu’il m'ait été donné de rencontrer. Dans un petit hôtel du sixième où il occupe une très agréable chambre au rez-de-chaussée – forcément -, je suis reçu par sa femme, Alfie Benge, qui l'accompagne depuis les jours sombres de Rock Bottom et la tragédie qui l'a précédé. Nous nous installons dans la cour intérieure et commençons l’interview.
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D'abord je dois vous dire que je suis très surpris par les conditions de l'interview, sans protocole aucun, c'est comme cela que vous aimez faire les choses ?
J'aime bien les choses informelles. Je n'aime pas les réglementations, la discipline excessive. Certes, les choses doivent être quelque peu organisées, mais je n'aime pas trop les opérations militaires. Je dois dire qu'être sur un label comme Domino est pour moi une situation idéale, car les gens y sont très sympathiques et ne me forcent pas à faire de la promotion, si je n'en ai pas envie.
Comic Opera est-il une collection de chansons que vous avez décidé d'arranger à la manière d'un disque conceptuel ou le concept existait-il dès le départ ?
Ce n'était pas un album concept dès le départ, ce n'est pas ma façon de travailler. Je travaille à ma manière, à vue, dans le brouillard. Je note toutes les choses qui me viennent à l'esprit et que j'aime, à l'instinct. Il n'y a que quand j'ai fini que je m'arrête et commence à me demander ce que cela signifie. Mais avant cela, j'essaie de ne pas penser au rendu global, je ne fais que ce qui me semble juste sur l'instant.
Cela commence d'une façon mélancolique, devient festif et puis, après l'explosion de la bombe, l'atmosphère s'assombrit. N'aurions-nous pas plutôt affaire à un opéra tragique ?
Oui, c'est bien tragique, en un sens, mais le terme "opéra" est un grand mot Bien sûr, je n'ai pas l'ambition d'écrire un opéra. Quand vous pensez à ce que c'est qu'un bombardement, vous vous apercevez que les personnes qui font cela, qui bombardent des civils, pensent que c'est génial. Ils passent vraiment une bonne journée. Au-delà de la tragédie, il y a une sorte de plaisanterie sur cette façon dont les gens peuvent organiser un acte comme celui-là. Nous sommes vraiment des animaux ridicules qui essayons de trouver un sens à la vie, et cela, quelque part est tragiquement drôle.
Vous avez choisi de commencer par une reprise d'Anja Garbarek,"Stay Tuned". Pourquoi avoir choisi cette chanson en particulier ?
Parfois, quelqu'un écrit une chanson et celle-ci me va comme un gant. Il y a beaucoup de chanteurs qui n'écrivent pas du tout de chansons, qui sont des interprètes, et j'aime beaucoup faire cela de temps en temps. Mais dans ce cas précis, cette chanson me plaisait tellement, elle m'allait tellement bien, tant sur le plan harmonique que sur le plan des paroles que j'ai voulu fixer la tonalité de l'album tout entier à partir de celle-ci. J'ai rencontré Anja, il y a quelque temps, j'avais écouté son disque et avait aimé toutes les chansons. Puis un peu plus tard, j'ai croisé son père [ndr : Jan Garbarek, un saxophoniste de jazz ambient qui a sorti pléthore de disques sur le label ECM], je lui ai dit que je voulais reprendre cette chanson. Il m'a dit : "Fais-le, fais-le". Et bien, je l'ai fait.
Votre version de la chanson est beaucoup plus claire que l'originale, on distingue beaucoup mieux la progression harmonique. L'avez-vous fait exprès ?
Absolument. Ma version a l'air de sonner plus "pop", car dans la version d'Anja, on a l'impression que certaines parties de la chanson sont totalement libres de toutes contraintes de tempo, ce qui en réalité n'est pas le cas. Sa voix est au centre de sa version. Pour ma part, je voulais mettre en avant ce qui dans la version originale était à l'arrière, d'où l'impression que ma version est plus claire. En un sens, sa version était extrêmement subtile, la mienne est beaucoup plus brute, car elle est un ange, alors que moi, je ne suis qu'un rustre (rires)...
L'album se termine par une série de chansons en italien et en espagnol, Y a-t-il un message politique derrière ce changement de langue ?
Bien sûr, il y a un message politique, j'essaie de ne jamais perdre de vue le caractère politique de ma musique, et de tout ce que je fais, de manière générale. À la fin, j'ai choisi avant tout de faire de la bonne musique, mais je voulais aussi montrer un état d'exaspération, et je voulais voir comment transférer mon identité anglaise vers d'autres façons de penser, d'autres façons d'envisager la triste réalité. Par exemple, à un moment donné, j'utilise un vibraphone jouant une note unique, presque atonale, puis les musiciens brodent autour des motifs libres, c'est comme si les musiciens nettoyaient le paysage sonore. Je conçois cette forme de liberté comme un élément politique. C'est comme Garcia Lorca, dont j'utilise un texte sur mon disque. Lorca a été fusillé par les fascistes, il a connu les pires atrocités, mais il construisait des mondes imaginaires comme moyen de s'échapper de la réalité. Par exemple, il pouvait concevoir un monde sous-marin comme une sorte d'échappatoire. C'est un peu de cette façon que des artistes au début du siècle utilisaient l'image comme un véhicule pour l'imagination et non pas comme une simple représentation de la réalité. Ce n'est pas un hasard si tout cela s'est passé en Europe au moment même où il y avait la guerre. Il y a quelque chose de fondamentalement romantique dans cette attitude et la romance est au cœur de la dernière partie de mon disque. C'est le sens que je donne à l'allusion à Che Guevara, dans la reprise finale de l'album. Il y a quelque chose de romantique à propos du Che, car c'est la personne en qui toute ma génération a cru. S'il devait rester une romance dans ma tête, ce serait l'image iconique de Che Guevara.
Est-ce qu'un changement dans la langue peut avoir pour conséquence un changement dans la musique, dans la façon de placer le chant, par exemple ?
Oui, il y a une différence. Quand je chante en anglais, j'utilise ma voix naturelle. En chantant dans une autre langue, il y a quelque chose de théâtral qui se met en place et qui est particulièrement amusant. Même lorsque je parle, on peut dire que d'une certaine manière, l'intonation de ma voix forme une sorte de musique primitive, pas si primitive que cela d'ailleurs, car le langage est complexe. Il y a différentes façons amusantes d'utiliser la langue, l'espagnol est vraiment intéressant, par exemple. J'aimerais pouvoir chanter dans beaucoup d'autres langues. Notamment en arabe et en japonais, si possible.
La reprise de « Hasta Sempre Commandante » à la fin de l'album m'a fait penser au Liberation Music Orchestra de Charlie Haden. Avez-vous entendu l'album qu'ils ont enregistré contre la guerre en Irak, Not in our name et si oui, qu'en avez-vous pensé ?
Je ne l'ai pas entendu, je sais bien qu'il existe, et il faudrait que je me le procure. Tout ce que je peux dire, c'est que je sais que Charlie est quelqu'un qui ne fait aucun compromis dans sa musique, pas plus que Carla Bley avec laquelle il collabore sur ce projet. En même temps, il ressent une grande empathie envers les peuples du monde. Il utilise ces gens comme une inspiration pour sa musique. Il fait toujours de la grande musique, en toute indépendance, avec des arrangements somptueux. C'est un très grand jazzman. Ça fait beaucoup pour un seul homme, et donc, oui, il faudrait absolument que j'écoute ce disque !
Comment expliquez-vous que la guerre en Irak n'ait pas donné lieu à une musique aussi radicale que la guerre du Vietnam avait pu le faire en son temps ?
Je ne pense pas que quiconque, dans cette zeitgeist actuelle, ait une solution alternative claire à proposer au système construit par l'économie occidentale, dont la conséquence la plus directe est la
brutalité avec laquelle nous traitons certains peuples dans
le monde. Des pays entiers sont humiliés par l'occident, tandis que nous ne voyons parmi les habitants de certains pays du Moyen-Orient des personnes qui sont susceptibles de vouloir nous tuer. Il ne s'agit plus d'un affrontement bloc contre
bloc, et il est donc plus difficile de s'y retrouver et de proposer des solutions qui soient simples. Par conséquent, l'occident peut continuer à vouloir contrôler toutes les ressources et nous pouvons continuer à vouloir exterminer des peuples et la plupart des gens, bien que parfois animés d'une once de sentiment pacifique, n'ont globalement rien de cohérent à proposer en retour.
Vous avez beaucoup d'amis faisant partie de la scène jazz expérimentale, comme Fred Frith. Est-ce que vous pensez que cela a un sens de faire une musique provocante et expérimentale aujourd'hui ?
Cette question n'a pas vraiment de sens pour moi. Je ne cherche pas à être particulièrement expérimental. Je cherche juste à créer la meilleure musique possible à partir d'idées qui existent déjà. Je ne crois pas du tout qu'il y ait une corrélation entre le caractère provocant d'une musique et sa capacité à faire changer les mentalités des gens pour agir. Je sais qu'il y a certains de mes amis pour lesquels cette corrélation existe, que la musique peut libérer les esprits et qui continuent à faire une musique bruitiste et expérimentale pour faire passer un discours politique, mais je n'y crois pas. Je ne suis pas aussi ambitieux. Vous pouvez réaliser un documentaire fantastique sur le rôle de la CIA dans les pays du tiers monde, et les gens vont trouver cela fascinant, mais dans le fond, ça ne va rien changer. Les gens préfèrent entendre parler des exploits d'Arnold Schwarzenegger. Il y a des personnes qui contrôlent les médias, de toute façon. Le musicien ne peut pas être autre chose qu'un simple témoin de son temps.
C'est pessimiste...
Non, ça ne l'est pas. Je crois que les gens peuvent réellement se mobiliser, je crois en l'action collective, mais je pense aussi que l'artiste n'a qu'un rôle mineur dans le réveil des consciences. L'artiste est important aussi en tant que citoyen, dans la façon dont il se comporte. La plupart des gens sont conscients de l'inégalité du commerce, de l'aspect ridicule de la façon dont le monde fonctionne. L'industrialisation de la nourriture, par exemple, est un processus absurde. L'artiste est également conscient de cela, mais il ne compte pas plus qu'un autre citoyen. Je crois en la démocratie, et dans la démocratie, chaque voix a le même pouvoir. Nous, les artistes, n'avons pas le droit de nous accaparer plus d'une seule voix chacun, comme le reste de la population.
I1 y a beaucoup de références au jazz de la période post-bop dans Comic Opera. Est-ce que Charles Mingus est une influence importante pour vous ?
Mingus, bien sûr que oui (silence, puis rires). Je ne peux pas vous donner une réponse plus claire que celle-ci.
Arrêtons-nous là sur Mingus, alors. Au début des années 70, les frontières entre musique blanche et musique noire semblaient être en train de disparaître alors même qu'elles continuaient à marquer la société. Aujourd'hui, on sent que ces frontières sont revenues. Comment expliqueriez-vous cela ?
Cela, c'est votre avis de critique. Vous voyez la scène musicale d'un point de vue général et vous êtes mieux placé que moi pour avoir un avis sur la question. En fait, je ne m'intéresse pas particulièrement à ce qui se passe dans l'industrie du disque. Je ne me pose pas la question de savoir si les musiciens devraient faire des choses différentes. Je m'occupe uniquement de ma propre musique, et j'essaie juste de faire ce qui me semble juste pour moi. Moi-même j'ai très peu évolué, en fait, j'ai toujours eu des influences de la musique noire, comme toute ma génération de rockers anglais. Il est indéniable que les plus grands changements qui ont affecté la musique occidentale au cours des cinquante dernières années sont liés à l'introduction de la musique des afro-américains dans la culture musicale populaire des blancs. Parfois, nous n'en prenons pas conscience. Mais à chaque fois qu'un guitariste effectue un bend, par exemple, il rend hommage au blues primitif.
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Vous ne faites pas réellement partie d'un groupe, mais vous avez des personnes autour de vous telles qu'Eno, Manzarena ou Ayers qui continuent à participer à vos projets. Constituent-ils une famille autour de vous ?
Oui. Bon, je ne devrais pas dire oui comme cela, car je ne voudrais pas présumer de leur avis. Ils ont bien aussi une famille de leur côté. Mais effectivement, notamment sur les trois derniers disques, ces gens sont venus me prêter main forte. Sur le dernier disque, il y a presque un groupe de formé et on peut même parler d'une sorte de conscience collective.
Vous avez sorti des disques sur le label Rough Trade dans les années 80. Aujourd'hui, vous êtes chez Domino Records. C'est important d'être sur un label indépendant qui produit de la pop contemporaine ?
Je vais juste là où les gens sont chaleureux et sympathiques. Dans ce cas particulier, je préfère être dans une petite structure composée de personnes qui sont mues par l'intelligence et le goût artistique, et non pas, comme sur les gros labels, par des considérations purement financières et comptables. Il y a une telle froideur chez ces gens, et l'on ne peut pas compter sur eux. Pour ma propre sécurité, j'ai eu besoin d'aller voir des labels indépendants, et des personnes comme Geoff Travis de Rough Trade. Pendant longtemps, j'étais chez Ryko et cela se passait très bien, mais le label a été racheté par une major et ce n'était plus possible. J'ai eu la chance de pouvoir rencontrer des personnes de Domino, un groupe de personnes si enthousiastes.
Vous avez fait un morceau avec Bertrand Burgalat, "This Summer Night", vous pouvez m'expliquer comment s'est passée cette rencontre ?
Nous nous sommes rencontrés dans cet hôtel même, la dernière fois que je suis venu à Paris. Bien que Bertrand soit essentiellement un producteur, il fait parfois des disques pour lui-même et il voulait qu'Alfie lui écrive des textes. Il nous a envoyé des bandes du dernier album, qui est très bon. Puis, parmi ces bandes, il y avait certaines chansons en particulier sur lesquelles Alfie n'arrivait pas à voir ce que son texte pourrait donner, car elle ne voyait pas du point de vue de la mélodie comment le texte allait coller sur la trame envoyée par Bertrand. (Alfie, assise sur le côté depuis le début de l'entretien, intervient : "II n'y avait pas de mélodie"). Donc, en fait, j'ai pris l'habitude de chanter les paroles d'Alfie par-dessus les démos de Bertrand, et je les lui chantais au téléphone quand il m'appelait, pour qu'il puisse vérifier par lui-même que ça fonctionnait. C'est tout naturellement qu'il m'a proposé de venir chanter sur un morceau.
Cela sonne plutôt léger et funky. Vous aimez Jouer avec votre image ?
C'est bien simple : je n'ai pas d'image, alors je ne peux jouer avec rien du tout (rires)...
J'ai entendu dire que vous aimiez beaucoup Bobby Lapointe et Jean-Louis Murat. Vous suivez un peu ce qui se passe au niveau de la scène française ?
Je ne la suis pas particulièrement mais généralement, je trouve honteux que mes concitoyens n'écoutent pas plus de musique faite dans d'autres langages. Il y a des choses fabuleuses qui se font ailleurs que dans le monde anglo-saxon, et c'est très injuste que ça n'arrive pas jusqu'aux oreilles du public anglais et américain pour de simples questions de langage. Je connais très bien le pianiste Steve Nieve, qui réside à Paris. Il a composé un opéra avec sa femme, Muriel Teodori, qui a écrit un magnifique libretto. C'est un projet de musique continentale pour Deutsche Grammophone [ndr : Welcome to the Voice], dans lequel je suis impliqué. Par ailleurs, pour répondre plus précisément à la question, j'ai écouté le dernier disque de la chanteuse française de jazz Hélène Labarrière, que j'ai trouvé excellent. Je n'écoute pas une musique en particulier du fait de sa provenance, mais j'essaie de garder constamment les ouïes ouvertes à tous les genres musicaux, de toutes les origines...
Yann Giraud
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