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Charming
Man - Chronic'Art - N° 39 - octobre 2007
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A 62 ans, Robert
Wyatt reste un modèle d'intégrité
et de créativité pour de nombreux musiciens.
Des 60's psychédéliques et libertaires
aux 60's des grands conflits internationaux, Wyatt
est un témoin amusé et profond de son
époque, doublé d'un formidable mélodiste
et chanteur. Interview d'un vrai petit père
du peuple. |
PAR: DAVID FENECH & WILFRIED PARIS | PHOTOS:
© SAMUEL KIRZENBAUM & MATHIEU ZAZZO
(versionn complète augmentée)
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Le parcours
de Robert Wyatt, qui s'étend sur quatre décennies,
est d'une grande cohérence musicale, Des années
60 au début des années 70, Wyatt est surtout
connu en tant que batteur des progressifs et pataphysiciens
Soft Machine [avec Mike Ratledge, Hugh Hopper, Daevid Allen
et Kevin Ayers], puis de Matching Mole (et leur tube O
Caroline). Suite à un accident qui le rend paraplégique
en 1973, il est contraint de travailler en solo et privilégie
alors son travail vocal, déjà présent
dans ses oeuvres de jeunesse. Il sort en 1974 son chef-d'oeuvre, Rock Bottom, un disque d'une grande originalité,
au-delà des genres établis, à la fois
jazz, poésie, pop et musique expérimentale.
C'est le vrai début d'une passionnante discographie
de plus de trente ans, marquée par des albums comme Dondestan, Old Rottenhat ou Shleep,
qui développent ses obsessions pour le jazz et les
mélodies vocales surnaturelles autant que ses idéaux
révolutionnaires [Wyatt a été adhérent
du parti communiste anglais dès la fin des années
70]. Ses chansons sont un regard sur le monde profondément
humaniste et pacifiste. Traversant de longues périodes
sans sortir d'albums, Wyatt revient régulièrement
nous rappeler sa vision du contemporain, toujours accompagné
par sa chère et tendre Alfie [sa femme, Alfreda Benge],
qui écrit pour lui de nombreux textes et s'occupe
des illustrations de ses albums. Paradoxalement, sa musique
est à la fois d'une grande simplicité et d'une
étrange complexité, d'une confondante beauté
et d'une infinie tristesse. C'est là toute l'ambiguïté
de son art, dont la signature la plus évidente est
sa voix caméléon aux multiples inflexions.
C'est l'un des rares personnages de l'histoire du rock qui
a été épargné par tous les grands
mouvements musicaux, du rock progressif au punk, de la pop
au trip-hop : tout le monde aime Robert Wyatt.., Avec Comicopera [qui sort sur un vrai label rock, Domino], Wyatt clôt
de la plus belle des manières la trilogie débutée
par le cotonneux Shleep et le longuet Cuckooland,
en home-recording et avec les mêmes musiciens [notamment
Brian Eno, Varon Stavi, Annie Whitehead, Paul Weller glissant
quelques arrangements impressionnistes de guitares]. L'album,
très mélodique, presque pop, est lui-même
composé comme un opéra, en trois actes, qui
irait du singulier à l'universel, de la relation
de couple (le duo avec Monica Vasconcelos en forme de déclaration, Just As You Are) aux grands espaces lointains et
solaires de Garcia Lorca (Cancion De Julieta) ou
Carlos Puebla (Hasta Siempre Comandante). Le troisième
acte est quasi intégralement chanté en langues
non-anglaises, Wyatt réitérant ainsi sa résistance
et sa protestation devant l'hégémonie de la
langue et de la culture anglo-saxonne, en même temps
qu'il conclut ce beau disque par un message d'espoir (ambigu,
à travers la figure romanticisée de Che Guevara)
et d'ouverture aux autres cultures. L'utilisation de la
religion par les va-t-en-guerres de tous poils traverse
l'album comme un faucon inquiétant, sa critique pouvant
avoir des atours ironiques (A Beautiful War évoque
la belle journée ensoleillée d'un bombardier)
ou dramatique (Out Of The Blue ou l'autre versant
de la guerre, non chirurgicale, lorsque les victimes se
réveillent dans les décombres). Ce qui n'empêche
pas un certain mysticisme de la part de Wyatt, panthéiste
et compassionnel, comme si le communisme s'était
transformé en une belle religion, Wyatt est ainsi
un actuel-inactuel, touchant à la fois au pur contemporain
et à l'universel sans âge, un peu comme sa
voix, très ancienne et toujours moderne, masculine-féminine,
enfantine et angélique, pure merveille d'instrument
et signature unique. Pourtant, lorsqu'on le rencontre dans
le patio-ryad d'un hôtel du quartier latin, il fume
clope sur clope et avoue avoir perdu un peu de sa tessiture.
Mais sa gentillesse et sa générosité
ne sont absolument pas légendes: Robert Wyatt rit
et sourit tout le temps (" Je suis un hédoniste ") et il a plein de petits plis au coin des yeux, qui
le font un peu ressembler au père Noël. Un père
Noël en avance de deux mois, qui nous apporte le plus
beau cadeau d'octobre, ce Comicopera, une douce compagnie,
avant l'arrivée du froid...
Chronic'art : Ce nouvel album parle spécialement
de religion et de foi, sous leurs diverses manifestations
(dogmatisme, mysticisme, fanatisme). Et le premier titre
de l'album, Stay tuned, cette reprise d'Anja Garbareck,
me fait penser au panthéisme de Spinoza ("Dieu,
c'est la nature"). Quelle est votre position par rapport
à la croyance religieuse ?
Robert Wyatt : Je n'ai pas lu Spinoza, mais pour
moi, le mot "métaphysique" n'a aucun sens,
c'est un oxymoron. Si la physique parle de tout "ce
qui est ici", la "méta-physique" n'a
aucun sens : c'est ici ou ça ne l'est pas, mais ça
ne peut pas être les deux en même temps (rires).
Dans notre imagination, nous créons et anticipons
les mots, par exemple même si je trouve qu'un Dieu
ne nous est pas nécessaire, il est nécessaire
pour les hommes d'inventer une figure paternelle ou maternelle
de ce genre. Ils le font de toute façon. Mais si
je me souviens bien de l'origine étymologique du
mot "spirituel", cela vient du mot latin pour
"souffle", quelque chose qui souffle, qui respire.
Tout ce que je sais alors, c'est que nous sommes des animaux
et que nous respirons. Mais ni les scientifiques, ni les
religieux ne savent pourquoi nous sommes ici. Nous venons
tous de la même poussière cosmique. Alors,
je ne suis pas un individualiste, je nous vois comme des
petites parties de matière qui interagissent. Mais
le problème est que nous nous sentons séparés,
nous sommes des personnes isolées, et la religion
essaie de faire le lien, la connexion entre ces parties
séparées. En tant qu'humains, nous sommes
des animaux sociaux, et nous vivons en communauté,
mais nous nous sentons quand même toujours uniques
et solitaires. Si je dis "le ciel est bleu",
je n'ai aucun moyen de savoir que le bleu que je vois est
le même bleu que toi tu vois, je n'ai aucune idée
de ce que ça signifie pour toi. Cette incertitude
dans la relation à autrui est le thème de
la deuxième partie de Comicopera. Même
avec quelqu'un de très proche, que vous aimez, vous
pouvez parfois vous sentir perdu, ou trahi. Et la première
partie de l'album exprime que, par exemple, quand quelqu'un
que vous aimez meurt, l'immortalité consiste en la
mémoire de cette personne chez les autres gens, pas
en un au-delà, une autre planète, ou le ciel.
Le sens originel de "heaven" était juste
"ciel" et n'avait pas de signification spirituelle,
avant que le christianisme ne s'empare de ce mot. En un
sens, je pense que nous sommes des animaux intelligents
et aussi des animaux ridicules, parce que nous nous inventons
des dieux, nous nous prenons pour des dieux. Je comprends
la religion mais je ressens aussi de la peur, de l'anxiété
devant les gens qui veulent parler au nom d'un Dieu. Aux
rabbins, aux papes, aux mollahs, j'ai envie de dire "Ecoute,
tu es juste un type avec un chapeau marrant, tu me fais
marcher (rires). Tu pisses, tu manges, tu
dors, tu vas mourir
". Robert Graves a dit
à propos des mythes et des religions que la question
n'est pas de savoir s'ils sont vrais ou pas mais ce qu'ils
racontent sur la psychologie de ceux qui les ont créés.
Le mythe d'une déesse maternelle dit autre chose
sur la société qui l'a créé
que les trois religions monothéistes, le judaïsme,
le christianisme ou l'islam, avec leur unique dieu masculin,
qui suggèrent une vision complètement différente
de qui nous sommes. Cependant, mes disques ne sont pas polémiques,
ne sont pas des discours, mais reflètent ce à
quoi je pense à un moment donné.
Ils ont quand même vocation à produire des
"messages" ?
Oui, mais c'est toujours ce qu'on fait quand on parle. Je
veux dire que je ne suis pas un activiste. Je suis vraiment
un pacifiste, mais je n'aime pas l'idée de l'artiste
comme prêtre. J'ai une vision idéale de la
démocratie, où chacun a le droit de dire ce
qu'il pense, et où l'artiste ou le prêtre n'ont
pas à avoir plus de voix que les autres. Mais c'est
juste mon boulot de faire la musique, de faire des chansons,
comme le chef cuisinier fait des plats et le charpentier
fait des chaises. Je ne pense pas pouvoir changer quoi que
ce soit au monde. Si quelqu'un chante "Baby come
back or I'm gonna die", je ne crois pas
qu'il pense vraiment qu'il va mourir si la personne qu'il
aime ne lui revient pas. Je ne crois pas non plus qu'il
pense que la personne qu'il aime va lui revenir grâce
à la chanson. C'est un message mais c'est juste l'expression
d'un sentiment, un témoignage. Je n'ai jamais eu
aucune preuve qu'une chanson d'amour marchait vraiment (rires).
Je pense que l'artiste peut participer à la société.
Tout le monde change son environnement. Un charpentier ou
un maçon impriment leurs marques dans leur environnement.
Mais je ne fais pas confiance aux artistes pour nous guider,
pas plus qu'aux prêtres, ni à personne d'autre.
Est-ce qu'on peut comprendre l'album comme une tentative
de répondre à la question "comment vivre
avec les autres ?" d'un point de vue personnel, individuel,
jusqu'à un point de vue plus général,
politique ou mystique ?
L'album ne parle pas directement des relations, ou de quelque
chose de " cosmique ", mais ce sont des observations
simples de mon quotidien, parfois juste des blagues. Dans
la chanson A Beautiful peace, je marche dans la rue
et je me sens fatigué, mais il n'y aucun endroit
amical où m'arrêter, pas de petit café, juste
cette église, mais je ne peux pas y fumer, je ne
peux pas m'y reposer, ce n'est pas très accueillant
et il y a ce grand panneau sur le mur qui dit "Il
accueille tout le monde" (rires) et je me
dis "Je ne vais pas m'arrêter ici". Et puis
je pense aux implications de ça, aux gens qui construisent
des églises en se disant "Cet endroit est pour
tout le monde", et je me dis "Vraiment ? Quelle
arrogance de dire ça". Je n'aime pas être
intimidé par ces symboles des croyances religieuses,
je ne ressens pas de colère, mais une certaine irritation,
comme un vieil homme grognon. (rires) J'écris
de manière très instinctive, pas du tout intellectuelle.
Je pense en termes musicaux d'abord, parce que mon premier
instrument est ma voix. Mais ensuite, je passe constamment
des menus détails à de grandes images, qui
prennent une ampleur
cosmique. Mais ce n'est pas inhabituel
selon moi : on peut simplement marcher dans la rue, remarquer
sur une plaque que le nom de la rue est celui d'un général
et se demander : qui était ce général
? A quelle guerre a-t-il participé ? Pourquoi a-t-on
donné son nom à cette rue ? Et cette rue devient
alors quelque chose de plus grand, suggéré
par un simple détail. Les connexions peuvent être
vraiment folles, parfois
Pour Comicopera, vous avez choisi la forme d'un
opéra. Quelle est la part de spontanéité
et de construction dans le choix de cette forme ?
C'est seulement à la fin que j'ai trouvé la
forme générale et je pense que ça vient
du jazz. La différence entre un compositeur de musique
classique et un soliste de jazz, c'est que le premier part
de l'architecture générale de son oeuvre et
va ensuite vers les détails, tandis que le jazzman
accumule les détails puis cherche les connexions
entre ces détails pour en faire un tout, ce que j'ai
fait. Avec un peu de chance, si je trouve une cohérence
naturelle entre ces parties diverses, j'ai mon disque. Sinon,
je suis obligé de recommencer. Parce que je ne fais
pas de disques tous les jours (rires).
L'album se finit sur un hymne à Che Guevara. Vous
avez déjà fait des morceaux sur lui. Quelles
sont les différences entre Song for Che écrite
en 1975 et cette chanson aujourd'hui ?
La dernière partie de l'album pointe les aspirations
de ma génération. Je ne fais pas un jugement
sur ces aspirations, ce n'est pas évangélique
non plus, mais je ne veux pas renier mon passé. Ces
choses ont été très importantes pour
moi et je finis sur ce qui a été le plus important
: la pure romance qu'ont représenté les révolutions
latino-américaines. Je ne voulais pas terminer sur
une note pessimiste, vu que l'album peut être ressenti
comme très triste, avec toutes ces histoires de bombardements,
alors j'ai pensé aux pays d'Amérique latine,
le Chili, le Brésil, la Bolivie, le Venezuela, qui
essaient tous difficilement de trouver une nouvelle forme
d'autonomie, à partir de quelques idées socialistes.
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Quelqu'un comme Guevara est toujours
utile, comme un petit Saint, dans cette sorte de religion
idéale (rires). Pour certains, c'est juste
une image sur un sac à dos, mais pour moi, il signifie
quelque chose d'important. Je ne dis pas avec cette chanson
que la révolution va arriver, je n'y crois pas,
mais je veux dire que ces gens et ces moments ont allumé
un feu dans mon coeur, qui brûle toujours. La chanson
Del Mondo, également à la fin de
l'album, évoque un mélange intéressant
entre une sorte de féminisme radical et une très
désuète sensibilité catholique autour
de la Vierge Marie. Il s'agit de la déification
de figures féminines, qu'une féministe pourrait
apprécier, ou qu'elle pourrait gêner. Je
ne crois pas que les féministes soient très
à l'aise avec l'image de la Vierge Marie : elle
n'a jamais rien dit ! (rires) De la même
manière, en Angleterre, les féministes sont
gênées par la figure de la Reine. C'est juste
la Reine, elle ne représente personne, il se trouve
juste que c'est une femme. Ce que je veux dire avec cette
chanson, c'est que, même au sein d'une société
dominée par des religions masculines fortes, l'idée
d'une déification de la femme n'a pas disparue
et pourrait être ravivée par les féministes
même, à une époque où les hommes
se conduisent très, très mal.
On a l'impression que l'album, sous sa forme d'opéra
en trois parties, évoque la relation à l'autre
sous la forme d'un trajet entre l'individuel et le collectif,
mais aussi entre le sol natal et les pays étrangers,
et entre le passé, le présent et le futur.
C'est très juste. En tant qu'individu, c'est la
seule vie que nous ayons, alors on peut fantasmer sur
des mondes possibles qui puissent nous inspirer, mais
on doit toujours faire du mieux que l'on peut avec la
réalité qui est à notre disposition,
avec notre vie et les gens qui nous entourent. Quelqu'un
me disait hier "Si vous en avez à ce point
marre de l'Angleterre, comment pouvez-vous continuer à
vivre dans une petite ville anglaise ?", et je
lui ai répondu "Mais c'est bien ! Je fais
en sorte que ce soit bien". Je ne vais pas rester
là assis à me morfondre, toujours en colère
contre le gouvernement anglais, mais je vais faire de
mon mieux, à ma petite échelle, pour vivre
la meilleure vie possible, avoir le plus de joie possible,
et essayer de ne blesser personne. J'ai de la joie. Je
ne veux pas vivre comme un moine, je suis un hédoniste.
Cependant, à la fin de l'album, vous choisissez
de ne plus du tout chanter en anglais, et de chanter les
chansons d'autres personnes. Ce qui est assez curieux
pour un opéra, finalement ?
"Opéra" veut dire "travail",
et j'ai voulu l'intituler "Comic" parce que
le mot opéra à tellement de connotations
tragiques et de grandeur historique : je ne suis pas tragique
et je ne suis pas grand, alors je l'ai appelé "Comic".
Et également, je voulais faire un opéra
avec de l'humour, comme les français parlent de
"la comédie humaine", parce que nous
sommes des animaux amusants, qui essaient tellement, et
ont tellement de mal à vivre ensemble. Je crois
que le problème général est une sorte
de racisme, au sens où les gens n'arrivent pas
à comprendre que les autres sont juste comme vous,
qu'ils ont les mêmes besoins que vous : ils ont
besoin d'amour, de nourriture, d'écoles, d'hôpitaux,
partout dans le monde. Ce qui se passe, c'est qu'en temps
de guerre, les "Autres", avec un A capital,
sont diabolisés, et nous sommes divinisés.
Bush et Blair se présentent comme des hommes de
Dieu, qui combattent les démons et les mauvais
dieux, les faux dieux. C'est très primitif et ce
n'est même pas juste immoral, c'est complètement
faux. J'ai lu un très bon livre, Bagdad burning,
qui compile des textes issus de blogs, et un des auteurs
très brillant, dont le pseudo est Riverbend, raconte
comment elle est exaspérée par les caricatures
des musulmans et des irakiens qu'elle reçoit des
Etats-Unis et d'autres pays, la banalisation de ce qu'ils
sont, de leur histoire, de leur vie. Elle n'arrive pas
à y croire. C'est une femme libre et moderne, qui
a fait des études, qui sait des choses, et elle
est traitée comme une sauvage primitive, qui a
besoin d'être détruite ou civilisée.
De bien des manières, elle est beaucoup plus civilisée
que des soldats américains qui détruisent
les habitations de sa ville, qui frappent aux portes des
gens pour les réveiller en pleine nuit. Elle est
très gentille, elle dit qu'elle se sent désolée
pour ces soldats, à qui on a présenté
la guerre comme une sorte de grand jeu vidéo et
qui se retrouvent très embarrassés quand
ils font face à de vrais gens. Ils rentrent de
force chez les gens, ils les obligent à sortir
de chez eux, et quand ils se retrouvent sur le trottoir
face à des enfants qui pleurent, des vieilles femmes,
ils se sentent stupides. On ne leur a pas dit que ces
gens étaient juste comme eux. C'est le seul message
à mon avis qui doit être répété
encore et encore. S'il y a une solution à nos problèmes,
c'est celle-là.
Est-ce là le propos de ces deux chansons qui se répondent
sur l'album, A Beautiful War, qui raconte la journée
d'un soldat qui va bombarder une ville, sans se rendre
compte vraiment de ce qu'il fait, et Out of the blue,
qui montre la réalité de gens bombardés,
l'émotion qu'ils ressentent après l'explosion
?
Oui, exactement. J'ai écrit les paroles de ce joyeux
bombardier, qui part joyeusement bombarder une ville en
un beau jour ensoleillé. "Une belle journée
est une bonne journée pour bombarder, on voit mieux
les cibles", etc. Et Alfie, qui regardait à
la télévision des images de Beyrouth bombardée
- mais ça aurait pu être n'importe quelle
autre ville dans la même situation -, a vu une image
d'une femme courant dans la rue, dans la plus totale confusion
cherchant on ne savait quoi, son sac, son bébé,
son mari, son chien ? On ne savait pas. Mais le bombardement
avait pris cinq minutes pour le pilote dans l'avion, et
pour elle, ce seront des mois, des années, pour
repartir. Et cela est arrivé des milliers de fois,
à des milliers d'individus, juste comme vous et
moi
Et Alfie a donc écrit les paroles de
Out Of The Blue. Voilà ce qu'on essaie de
faire avec un disque : encapsuler de choses comme ça,
en quelques mots. Si je faisais des discours, ce ne serait
plus de la musique. Il faut que ce soit des moments musicaux.
Il y a d'autres dialogues entre les morceaux dans Comicopera
: le Fragment à la fin fait écho
à Just as you are, du début de l'album,
il y a des effets de symétrie. C'est en rapport
avec la forme d'opéra que vous souhaitiez donner
au disque ?
Oui, car si vous avez le disque d'un chanteur, Nick Cave
par exemple, vous allez vous attendre à la permanence
d'une voix, d'une personnalité, d'un unique point
de vue, même si il peut y avoir des humeurs différentes.
J'ai réalisé en faisant l'album qu'il y
avait plusieurs genres de caractères dans Comicopera,
qui passent par moi ou Alfie, Anja Garbareck, Carlos Puebla
ou Garcia Lorca. Comme c'est moi qui chante à chaque
fois, et que ma voix est toujours la même, ça
sonne encore comme un putain d'album de Robert Wyatt (rires).
Mais, j'ai fait de mon mieux pour qu'on ait l'impression
d'entendre différents personnages, comme dans un
roman. Mais ce n'est pas un roman, c'est de la musique.
Donc c'est un opéra. J'ai emprunté le mot,
j'espère qu'ils ne m'en voudront pas (rires).
Récemment, vous avez chanté dans deux
Opéras : Welcome to the voice de Steve Nieve
et le Stabat mater de Bruno Coulais. Cela vous
a-t-il influencé pour l'écriture de votre
Comic Opera ?
Je n'y avais pas pensé, c'est une heureuse coïncidence
Mais d'une certaine façon cela a dû m'influencer,
même si je n'en avais pas conscience. Manifestement,
l'idée de l'opéra était dans l'air...
J'ai aussi été marqué par Mithridate,
un opéra de Mozart que je suis allé voir
à Covent Garden au début de l'année.
C'est un opéra d'une forme encore archaïque,
que Mozart a écrit alors qu'il était adolescent,
bien avant que l'opéra moderne n'apparaisse. A
cette époque, les Autrichiens s'intéressaient
beaucoup à ce qui se passait en Italie. Et l'on
trouve dans cette uvre de jeunesse cette qualité
essentielle : ce n'est pas juste une accumulation de chansons
mises bout à bout ! En tant que mélomane,
j'ai pris l'habitude d'écouter de la musique ayant
différents niveaux d'écoute. En ce sens,
l'opéra est extraordinaire : vous avez le travail
d'orchestre et aussi la possibilité de passer d'un
personnage à l'autre, de créer une variété
sur la durée, d'avoir des événements
nouveaux qui arrivent... Ça m'a toujours préoccupé,
dans le domaine de l'opéra bien sûr mais
aussi chez Billie Holiday et Lester Young par exemple.
Et en ce qui concerne le travail avec Bruno Coulais, tout
a commencé avec la bande originale du film Le
Peuple migrateur, pour laquelle il a utilisé
ma voix. Puis il y a eu d'autres projets, comme son oratorio.
C'était très intéressant parce qu'il
intégrait les voix à l'écriture instrumentale.
Pour mes disques, j'essaie de travailler avec de bons
solistes, de bons musiciens et de considérer ma
voix comme un simple élément dans cet ensemble.
Non pas par humilité, mais parce que je pense que
cela donne de meilleurs résultats. Quant à
l'opéra de Steve Nieve, je sais qu'il a travaillé
longtemps à son écriture avec Muriel Teodori,
sa femme. Le travail de Muriel sur les textes est absolument
génial, totalement au profit de la musique. Et
bien sûr ce disque était comme une rencontre
fortuite de choses que l'on n'imaginerait pas ensemble...
Travailler avec le quatuor Brodsky sur l'opéra
de Steve Nieve était comme un rêve ! C'est
un quatuor à cordes exceptionnel.
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Pouvez vous me parler de votre voix ? C'est une voix
de " Robert Wyatt "
En effet ! (rires)
Elle est à la fois identifiable et ambiguë
(entre celle d'un enfant, d'un homme et d'une femme) et
en ce sens peut convenir à différents personnages.
Je suis ravi de vous l'entendre dire car c'est vraiment
ça l'idée ! Mais parfois je trouve ma voix
tellement limitée techniquement que ça me
frustre. Et comme je n'arrive plus à atteindre certaines
notes aiguës, j'aime bien faire appel à des
invitées pour les chanter. Les femmes ont bien de
la chance de pouvoir chanter aigu toute leur vie...
Justement, est-ce que vous travaillez votre voix ?
Je chante beaucoup chez moi, mais pas de manière
disciplinée
J'essaie constamment d'apprendre
à jouer des instrumentaux pour chanter dessus. Ces
dix dernières années, je me suis davantage
focalisé sur la pratique de la trompette. C'est très
utile pour le chant car vous devez visualiser mentalement
la note que vous allez jouer
sinon le son ne sort
pas correctement. Vous devez connaître la différence
entre un si et un si bémol.
J'entends votre utilisation de la trompette comme une
extension de votre voix.
C'est exactement ça !
Elle est apparue sur les trois derniers disques et devient
de plus en plus présente
C'est justement lié au fait que je perds de la tessiture
dans les aigus. En gros, mon organe vocal ne me permet d'atteindre
que la moitié grave des notes d'un piano. Je ne peux
plus chanter que jusqu'à six notes au-dessus du do
central. Et comme je veux toujours entendre ces notes aiguës
dans ma musique, j'utilise d'autres moyens et la trompette
m'est d'une grande utilité pour cela.
Et il me semble que vous enregistrez de plus en plus
chez vous
Je travaille à la maison parce que parfois lorsque
vous écrivez une chanson, le moment précis
où l'idée est encore fraîche est le
moment idéal absolu ! C'est comme pour un solo de
jazz, on ne peut pas dire "tu peux me rejouer ce
solo ?". Parfois je garde l'idée telle qu'elle
est apparue. J'aime attraper ces instants privilégiés
et les utiliser dans l'enregistrement final, même
s'il y a des imperfections, même si on entend une
voiture passer au loin, même si je laisse tomber ma
tasse par terre pendant la prise de son, ou même si
je suis un peu ivre
En revanche, si je prépare
des démos à la maison pour les réenregistrer
en studio, il est probable que cela sonne plus professionnel,
mais je risque de perdre cette notion de découverte...
voilà pourquoi j'enregistre à la maison. Mais
techniquement, je ne suis pas très doué avec
les machines. Régulièrement quand je me recule
du piano, un câble de micro s'accroche à ma
chaise roulante et se défait
je passe ensuite
un temps fou à retrouver l'endroit où le reconnecter.
Je n'y arrive pas ! Bref, quand je pense avoir assez de
morceaux pour aller en studio, je les transfère sur
bande avec l'aide de Jamie Johnson, mon ingénieur
du son. Et j'ai remarqué que sur les trois derniers
disques, j'ai trouvé des musiciens qui ont vraiment
compris ce que je fais. Ils amènent leur sonorité,
leur personnalité très affirmée, mais
en même temps ils éclairent ma propre musique.
Et ce dernier disque sonne vraiment comme celui d'un groupe
parce que depuis dix ans je travaille avec les mêmes
musiciens en qui j'ai confiance. Annie Whitehead et Gilad
Atzmon peuvent tenter toutes sortes de choses maintenant.
Et Yaron Stavi peut jouer de la basse avec beaucoup d'aisance
sur mes chansons. Je pense que ça s'entend ! Je suis
particulièrement content à l'idée que
l'on puisse identifier facilement chaque musicien : personne
d'autre ne pourrait jouer à leur place. Paul Weller
est également venu jouer sur les derniers disques.
C'est génial d'écouter ses parties de guitare,
car ça ne ressemble pas vraiment à ce qu'il
aurait pu jouer sur ses propres disques
et je n'aurais
jamais pu le jouer moi-même. Il a inventé une
nouvelle façon d'être Paul Weller juste pour
mes chansons. C'est magique ! Ca me rend vraiment euphorique.
Et croyez moi, il m'a fallu du temps pour trouver ça.
Certaines chansons de cet album, comme A.W.O.L, sont
assez pop, et me rappellent les Beatles, She's leaving home...
Vous avez raison. En tant qu'auditeur, j'ai toujours écouté
toutes sortes de musiques, mais en tant que musicien, c'est
vraiment de là que je viens, de cette tradition anglaise
allant de John Lennon aux Kinks
Voilà comment
j'ai commencé à jouer de la musique. Je suis
très reconnaissant aux premiers groupes Beat d'avoir
ouvert une brèche pour tous les Anglais. Vous savez,
c'est la première fois dans l'histoire de la musique
qu'un mouvement venant d'Angleterre a suscité l'intérêt
du monde entier. On ne trouve pas beaucoup de musique anglaise
par ailleurs dans l'histoire de la musique
Peut-être
Purcell, ou Benjamin Britten, mais pas grand monde... Et
en plus, ce mouvement était pop. C'était comme
de la musique folk de l'ère industrielle, folk dans
le sens où n'importe qui pouvait en jouer, techniquement
parlant. Ce n'est pas compliqué de jouer de la pop
: c'est juste une question de personnalité de l'interprète.
Il n'y a rien de très difficile techniquement dans
une chanson de Bob Dylan, mais c'est génial parce
que c'est une personnalité. Quand j'ai débuté,
j'avais une technique très rudimentaire. Ma tête
était pleine de Paul Hindemith et de John Coltrane
C'est quelque chose d'avoir ça dans sa tête,
mais c'en est une autre d'arriver à en jouer ! En
revanche, je savais immédiatement jouer la musique
pop. Ce sont mes racines. J'aime les chansons pop.
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Vous citez souvent des musiciens de jazz, mais vous êtes
considéré comme un artiste pop-rock...
Oui. Il existe de la musique vocale et de la musique instrumentale.
Pourquoi devrait-on les opposer ? Depuis mes débuts,
j'ai toujours aimé l'idée que l'on puisse
jouer des deux. On ne voyait aucune raison d'exclure telle
ou telle musique. Peut-être était-ce dans l'esprit
de l'époque, de la fin des années soixante
nous écoutions Karlheinz Stockhausen et Luigi Nono
et James Brown et Otis Redding. Non pas pour reproduire
ce qu'ils faisaient, mais pour s'inspirer de leur travail.
Et pourquoi pas ? La seule raison pour laquelle certains
musiciens ne le font pas c'est quand ils veulent s'adapter
à un marché spécifique
dans les
années soixante, je me foutais complètement
du marketing. J'étais probablement trop ivre pour
m'en préoccuper! Il y a cette phrase que Miles Davis
aimait dire à ses musiciens : "J'aimerais
que vous jouiez au-delà de ce que l'on connaît".
Pour lui, ce n'était pas suffisant que ses musiciens
jouent juste bien
C'est intéressant de voir
ce qu'il a fait avec Cannonball Adderley, ce saxophoniste
extraordinaire qui pouvait jouer comme Benny Carter ou Charlie
Parker. Tout le monde aimait Cannonball, mais Miles Davis
a été assez grossier avec lui en lui disant
"Que fais-tu de vraiment nouveau harmoniquement
parlant ? Tu te reposes sur mes harmonies, et tu sais exactement
ce que tu vas jouer ! Et ça, c'est vraiment ennuyeux...
trouve-moi d'autres notes !". Miles Davis l'a poussé
en avant, de manière un peu brutale. Et c'est vraiment
génial, mais aussi terriblement effrayant pour un
musicien professionnel de s'entendre dire "Maintenant,
voilà quelque chose que tu ne peux pas faire".
Et c'est aussi la manière que j'ai de travailler.
J'aime utiliser tout ce que je sais, mais en continuant
d'expérimenter
Comme jouer avec la voix de Brian Eno dans votre échantillonneur
?
Tout à fait ! Que se passerait-il si je tentais ceci,
ou si je tentais cela ? Échantillonner de la voix
n'est pas une idée nouvelle : c'était déjà
le principe du Mellotron (le Mellotron était l'ancêtre
de l'échantillonneur, les sons y étaient stockés
sur des cartouches de bande magnétique, ndlr).
Je crois que Jack Bruce avait un Mellotron rempli uniquement
avec des échantillons de sa propre voix. Que ce soit
vrai ou non, l'idée est restée dans ma tête.
J'ai toujours cherché à humaniser mon clavier.
J'ai d'abord pensé que je devais tenter l'expérience
avec ma propre voix. J'ai essayé et c'est une catastrophe.
Tout sonnait désaccordé. Aucun intérêt.
Donc je n'ai pas utilisé le Robertron pour ma propre
musique. D'autres musiciens l'ont utilisé, comme
Bjork sur le morceau Oceania de l'album Medulla.
Et finalement, j'ai adoré ça ! Ensuite, j'ai
essayé avec la voix de Karen Mantler. C'était
très réussi. Puis j'ai repris le principe
avec la chanteuse brésilienne Monica Vasconcelos,
qui a une voix très pure. Et enfin j'ai échantillonné
la voix de Brian Eno. J'ai vraiment insisté pour
qu'il le fasse parce que je considère que c'est un
chanteur remarquable et qu'il chante trop peu sur ses disques.
Je l'encourage à chanter plus, car il a un peu tendance
à se retirer derrière ses jouets. Je suis
particulièrement content de l'Enotron. J'espère
faire d'autres musiques avec cet instrument.
Vous devriez le commercialiser...
C'est vrai que c'est amusant
Mais les harmonies que
je lui ai demandé de chanter ne sont pas forcément
évidentes pour tout le monde. Comme dirait la chanson,
"It's my party and i won't cry if want to"
(Robert Wyatt chante le tube de Lesley Gore, ndlr). Et sur
mes disques, c'est aussi simple que cela. J'ai envie de
m'éclater pendant une heure en gardant cet esprit
aventurier... J'évite de faire des fautes et j'essaie
de jouer quelque chose de divertissant. C'est un combat
permanent pour y arriver. Et quand je pense avoir obtenu
quelque chose de réussi, je me passe un disque de
Charlie Mingus ou de John Lennon, et ça me remet
à ma place
Bon, ça veut dire qu'il y
a toujours mieux à faire et c'est bon à savoir.
Vous vous référez souvent à des
musiciens du passé. Ecoutez-vous aussi des musiques
récentes ?
Ces derniers temps, je n'ai écouté quasiment
que la musique que j'étais en train d'enregistrer,
et celle de mes musiciens. Je pense que les critiques musicaux
ont un meilleur panorama de la musique actuelle. Je ne reçois
pas beaucoup de disques, je n'écoute pas la radio
et je regarde peu la télévision
Et occasionnellement,
quelques sons nouveaux parviennent à mes oreilles.
En fait, je ne suis pas particulièrement à
la recherche de nouvelles musiques. L'une des grandes qualités
de l'art est qu'il peut se détacher de son époque
et devenir intemporel. Ces derniers temps, j'ai essentiellement
exploré la musique des années 30 et 40, et
la musique archaïque venant d'Europe et du reste du
monde. J'écoute aussi de la musique folk du monde
entier
Parmi les disques récents que j'ai particulièrement
aimé, il y a celui d'Hélène Labarrière,
une contrebassiste française. Elle sait que j'apprécie
son travail parce que je l'avais invitée à
jouer au festival Meltdown dont j'assurais la programmation
(en 2001, ndlr). Et je viens d'écrire les
notes de pochette pour son dernier album, que j'écoute
souvent et que j'adore. J'ai aussi acheté le disque
de Joachim Kuhn. C'est un trio avec ce chanteur et joueur
d'oud nord-africain (Majid Bekkas, ndlr) et ce batteur
espagnol (Ramon Lopez, ndlr).
C'est un merveilleux groupe d'influence
méditerranéenne, dans la tradition de Paul
Bley
Et bien sûr, comme je suis chez Domino,
j'écoute les sorties du label comme les Arctic
Monkeys ou Bonnie Prince Billy. C'est vraiment bien. J'écoute
aussi d'autres trucs, comme Amy Winehouse par exemple.
Elle a un groupe dément, et un batteur vraiment
incroyable. J'aime bien ces nouveaux groupes black qui
apparaissent en ce moment à Londres
Tout
cela me stimule beaucoup. Et comme vous le savez, Orphy
Robinson joue du vibraphone sur mon album. Il vient de
cette génération de musiciens qui a surgi
en même temps que Courtney Pine. C'est un musicien
complètement imprévisible, dont on ne peut
deviner la prochaine note dans un solo. Je suis aussi
impatient d'écouter le nouvel album de Cristina
Dona. Et parfois, j'entends une musique que j'aime mais
dont je déteste les paroles. Je dois avouer que
je compatis maintenant pour mon public polonais, qui aime
ma musique mais déteste l'idée que j'étais
membre du parti communiste ! (rires). Je comprends
très bien cela, car j'ai eu une réaction
un peu semblable il y a quelques années au sujet
d'un disque de Sinead O'Connor, ce très bel album
qu'elle avait enregistré avec des musiciens jamaïcains
(Throw Down your arms, produit par Sly and Robbie,
ndlr). Au niveau des paroles, c'est du pur revival
religieux rastafari, avec des passages comme "Les
gens disent que dieu n'existe pas. Mais je sais qu'ils
ont tort". En écoutant ça, je me
dis "Sinead, mais que racontes-tu là ?".
Mais ce reggae blanc est si réussi musicalement
que j'aime le disque de toutes façons.
Et votre réponse à cela était
le morceau Pastafari ?
Ah oui ! Cette idée me vient de Orphy Robinson.
Ses parents sont jamaïcains et il est marié
à une architecte italienne. Ils ont deux enfants,
deux petits garçons qu'ils aiment bien appeler
leurs "petits pastafariens" ! Je trouvais ça
vraiment amusant et je lui ai demandé d'utiliser
ce jeu de mots pour le morceau que nous avons enregistré
ensemble. Ca convient tout à fait à l'idée
du morceau car c'est un duo d'Orphy avec lui-même.
Ce sont deux vibraphones qui se répondent, et dont
l'un des deux a été traité par Jamie
Johnson afin qu'il sonne comme un gamelan balinais
Ces deux vibraphones sonnaient vraiment comme ses deux
petits enfants, ses petits Pastafariens !
Nous aimerions aussi parler de la pochette du disque.
C'est le travail d'Alfie. Je lui laisse une liberté
totale quant au choix de ce qu'elle veut exprimer sur
la pochette. Demandons-lui son avis. Alfie ?
(Alfie nous rejoint alors)
Alfreda Benge : C'était difficile de résumer
l'album en une seule image. Et il y avait cette idée
que l'opéra-comique pouvait aussi s'entendre comme
un opéra "comic" (comic, au sens de
comic book, bande dessinée, ndlr). Et donc,
je suis partie sur l'idée de ces quatre petites
cases, comme dans une bande dessinée, un strip.
La première case "Fading" est
liée au premier acte de l'opéra, "No
self" correspond au deuxième acte et "Out
of the blue" est un petit bonus parce qu'il faut
quatre cases pour faire un carré, et cela correspond
à cette chanson de transition avec le dernier acte.
Et la dernière case est "Un mar de suenos"
(correspondant au titre Cancion de Julieta). Mais ces
dessins ont été conçus de manière
assez automatique. Je ne me suis pas dit : "Je
vais illustrer telle ou telle partie". Le sens
s'est finalement révélé après
quelques semaines d'essais en agençant des découpages.
Je pense que cette technique de collage est vraiment adaptée
à l'esprit de ce disque, qui sonne lui-même
comme un collage de différents points de vue.
On aimerait savoir si vous réalisez d'autres
oeuvres par ailleurs, et si vous avez l'intention de les
exposer un jour.
Je ne travaille plus vraiment les arts graphiques, à
l'exception des pochettes de disques pour Robert. Mon
passe-temps favori est d'écrire des paroles pour
ses chansons. Mais j'ai un emploi du temps très
occupé en ce moment, à cause de problèmes
personnels liés au fait que ma mère ne va
pas très bien. Donc j'ai finalement assez peu de
temps à consacrer à tout cela. Et il n'y
a pas suffisamment d'uvres à montrer pour
constituer une exposition.
Parlons aussi de vos nouveaux projets. Vous avez enregistré
avec Charles Hayward (le légendaire batteur
de This Heat, ndlr) ?
Robert Wyatt : Oui, on a fait des choses ensemble.
Il a monté un groupe très intéressant
d'improvisation libre. Il a travaillé avec le trompettiste
Harry Beckett, Lol Coxhill, Hugh Hopper et Orphy Robinson.
En fait, Charles Hayward n'a pas eu beaucoup de chance
avec moi. Il m'avait invité à jouer du cornet
avec eux à la radio, mais j'ai dû annuler
à cause de la neige qui bloquait tous les trains.
Impossible de me rendre à Londres dans ces conditions.
Ils m'ont donc envoyé l'enregistrement de leur
émission pour que je joue par-dessus. Mais ce n'était
pas évident
Ca me donnait un peu l'impression
d'être le type qui débarque en retard à
une fête. J'ai tout de même trouvé
des passages dans l'enregistrement qui me permettaient
de jouer dessus. Charles a mixé le morceau et compte
le sortir bientôt sur son propre label. C'est donc
un petit quintette, avec Hugh Hopper, encore une fois.
Quarante ans après nos débuts musicaux (au
sein de Soft Machine, ndlr).
Vous apparaissez aussi avec Hugh Hopper sur le prochain
album de Kevin Ayers
Kevin m'a demandé de chanter l'une de ses chansons.
Mais vocalement, je n'arrivais pas à suivre. Dans
le temps, nos voix s'accordaient très bien parce
qu'il pouvait chanter dans les graves et moi dans les
aigus. C'était un joli contraste : je pouvais être
sa voix féminine en quelque sorte. Mais maintenant
nos voix sont dans le même registre. Et donc je
lui ai proposé d'utiliser mon Robertron. C'est
un chouette principe, ce Robertron : vous êtes à
la fois là et ailleurs, c'est vous et c'est quelqu'un
d'autre, c'est comme une personne qui n'en est pas une...
c'est fantastique !
Et comme votre voix est très signée,
on vous reconnaît immédiatement.
C'est justement ce qu'il voulait, et je suis content du
résultat. Je suis heureux de voir que Kevin est
de retour. Il a traversé une période difficile
ces vingt dernières années, un véritable
combat. Et il a finalement trouvé son Modus Operandi,
sa façon de faire marcher les choses. Il était
temps ! Je lui dois tellement parce qu'à nos débuts,
Kevin était le seul du groupe à savoir écrire
de vraies chansons. Ses chansons étaient à
l'origine de toutes nos musiques, au moment où
nous avons commencé à ne plus jouer de reprises
pour nous focaliser sur l'écriture de nos propres
morceaux. Je remercierai toujours Kevin pour cela. Il
m'a tout appris.
Je me demandais si vous aviez écouté
le disque de Scott Walker, The Drift...
Je l'ai écouté. J'ai même vu une émission
de télé à son sujet. C'était
passionnant. J'aime l'idée qu'il se soit complètement
retiré des circuits classiques de l'industrie musicale
pour explorer ses propres territoires musicaux. J'admire
vraiment cette démarche.
Vous avez beaucoup de choses en commun, comme cette
idée de l'opéra, ou les thématiques
liées à la situation politique internationale.
Et nous sommes tous deux fans de Gil Evans! Je le sais
parce que Alfie se souvient très bien de lui. Il
fréquentait le club de Jazz de Ronnie Scott, où
Alfie travaillait à l'époque, et elle se
rappelle bien de Scott Walker. Il venait régulièrement
pour écouter des jazzmen, pendant des nuits entières
Il n'y a pas tant de musiciens de rock qui font cela.
On cherchait dans ces musiques d'autres façons
de jouer. Nous ne jouons pas du jazz, ni Scott ni moi,
mais nous avons tous deux appris énormément
au contact de cette musique.
C'était une autre époque, bien avant
Internet. Etes-vous au courant que votre album est déjà
disponible illégalement, plus d'un mois avant sa
sortie ?
C'est un peu effrayant, parce qu'en ce qui me concerne,
je n'ai que ça pour vivre. Nous n'avons pas d'autres
sources de revenus. C'est flippant parce que nous avons
déjà dépensé beaucoup d'argent
pour faire ce disque, et nous y avons consacré
beaucoup de temps. Alors si les gens écoutent la
musique sans l'acheter, nous sommes foutus ! C'est un
réel problème, vous savez
D'autant plus que vous ne faites pas de concerts.
Voilà bien le problème. C'est tout ce que
nous avons pour vivre. Cette situation est assez cruelle.
C'est comme si vous alliez au restaurant et que vous décidiez
de vous enfuir sans payer l'addition ! Ce n'est pas très
correct
(rires).
ROBERT WYATT
Comicopera
(Domino / Pias)
|
"
Robert et sa femme m'avaient déjà
aidé sur quatre titres de mon album précédent.
Alfie avait écrit des textes et Robert les
chantait ensuite sur un magnétocassette pour
me montrer comment les paroles devaient être
placées sur ma mélodie. Cette fois-ci,
je n'avais pas envoyé de voix témoin,
juste un instrumental avec toujours le même
genre d'indications, du genre faire quelque chose
de solaire, méditerranéen, gai d'apparence
et assez triste en même temps. Alfie a écrit
les paroles avec en tête des souvenirs de
jeunesse de vacances en Espagne, de rencontres d'une
nuit qui se passent bien. Avant que j'aie envoyé
un essai de mélodie, Robert en avait fait
une. C'était très beau et j'avais
honte de chanter ça après lui, je
lul ai demandé s'il pourrait le faire; je
les ai rejoints à Londres quand il finissait
Comicopera. Une fois sa voix enregistrée,
il m'a poussé à chanter dessus, ça
m'a fait extrêmement plaisir car je n'ose
pas trop chanter, j'ai l'impression que je n'ai
pas le droit de faire ça. Mes sentiments
sur Wyatt: lui et Alfie sont d'une générosité
rare. Je n'aime pas le terme, en général
dans le showbiz il désigne de vrais connards
; mais leur sensibilité ne s'arrête
pas à la musique, ils sont extrêmement
attentifs à ce que ressentent les gens autour
d'eux, pas du tout génies créateurs
dans leur tour d'ivoire. Il y a chez eux un mélange
de détermination et de souplesse. Ils ne
sont pas gentils parce qu'ils sont communistes,
mais ils sont sûrement communistes parce qu'ils
sont gentils ".
Propos recueillis par W.P. |
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