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 Planète Wyatt - Libération - N ° 8217 - 8 octobre 2007


PLANETE WYATT

Le musicien paraplégique, batteur du mythique Soft Machine, sort «Comicopera», un album au-delà des genres qui stigmatise le fracas du troisième millénaire.


Robert Wyatt
CD : «Comicopera» (Domino/Pias).

Aujourd’hui sort Comicopera, le disque d’un communiste tardif en fauteuil roulant, façonné avec des musiciens de jazz et de pop (Jan Garbarek, Brian Eno, Phil Manzanera, Paul Weller), signé avec fierté sur un label rock (Domino) et sonnant comme si un extra-terrestre avait décidé d’entreprendre un voyage sonore dans le tiers-monde.

Règles du marché. Robert Wyatt compose une musique livrée à elle-même, n’appartenant plus à aucun genre défini. «Je considère que je fais de la pop musique. J’y suis très attaché», dit-il. Il caresse sa lèvre inférieure, sourit malicieusement, tricote un peu sa barbe. Il la tient depuis longtemps, cette réponse toute fière en forme de défense d’un art ­pop’. Pop’ pour abréger populaire, comme on le disait de la Chine de Mao. Fondateur en 1966 du groupe anglais Soft Machine, Robert Wyatt, 62 ans, échappe aux règles du marché. Les choses seraient pire encore si on les rangeait, lui et sa musique, dans la catégorie des élites, des avant-gardes, ou des artistes maudits. Lui ne voit le maudit nulle part, surtout pas dans sa chute d’une fenêtre lors d’une soirée arrosée (et/ou acidulée, comme le voudrait une insistante rumeur) de 1973, qui le cloua pour la vie dans un fauteuil roulant, dans une chambre d’hôpital dont il ressortira en 1974 avec Rock Bottom, son chef-d’œuvre. «Rock Bottom n’était pas un chant douloureux composé par quelqu’un apprenant qu’il ne pourrait plus marcher, mais l’album d’un homme amoureux», commente-t-il rétrospectivement. Les jambes s’en sont allées - il était batteur, il apprendra à composer au piano -, l’amoureuse est restée : Alfie. La blonde Alfie, Alfreda Benge, qui signe aussi certains textes et toutes les pochettes, est là encore ce matin, autour de la table, dans la cour jardinée d’un hôtel parisien de la rue du Bac, «ce quartier où j’avais été hébergé petit, l’été, en correspondant d’un écolier français. J’arpentais les rues sans savoir que, des années plus tard, j’allais me mettre à rêver des cafés existentialistes, des caves jazz».


Pour apprécier Robert Wyatt, il faut prendre la musique comme l’art modeste par excellence. Ainsi ce titre, Comicopera, sonnant comme un oxymore : l’ambition d’un opéra, «d’un travail immense» et le dérisoire de la chose, car «le musicien est comique par essence». Wyatt a été adoubé par les pataphysiciens, ce sont des choses qui marquent. «Un titre, ça vous vient tard. Une fois le travail fini. Quelle étiquette donner à tout ce bruit ? Des mots de quelle couleur ? Comment ranger ces chansons écrites seul ou alors dans la joie d’une collaboration ?»

Ballade languide. Cet opéra blague a été divisé en trois parties. La première s’intitule Lost in Noise. Elle présente Wyatt sous son jour le plus sentimental : une ballade languide comme Just as You Are, en duo avec Monica Vasconcelos, sonne comme un Dylan enfin dépourvu de sarcasmes. Les voix tanguent : laissez aller, c’est une valse. On sait bien que pour un homme pareil, inquiet, doux (qui, dans l’encoignure de la porte, fait des petits signes de la main et a gardé les traits d’expression d’un enfant de 8 ans), chaque chanson finie doit être vécue comme une bonne nouvelle. Ou un signe d’espoir.

Les disques de Wyatt s’écoutent davantage seul, parce qu’ils ne s’adressent qu’à une personne à la fois et que le message qu’ils délivrent finit toujours par révéler une inquiétude. Les disques de Wyatt ont la pureté et l’obstination de l’innocence.

Ainsi va la seconde partie, The Here and the Now, qui ressemble de loin à un journal. Les morceaux, cassés, murmurés, métissés (On the Town Square sonne littéralement caribéen, «car là se situe le Londres [qu’il] aime»), tiennent le bulletin poétique d’un été de feu, celui de 2006 : «Alfie et moi ne quittions plus l’écran de télévision, regardant impuissants l’exode des réfugiés chiites du Liban, sur des routes exposées aux bombes, les gens sous les décombres à Caana. Yaron Stavi, mon contrebassiste originaire d’Israël, rentrait dans une colère noire contre son pays. Les morceaux naissaient tout seuls de nos conversations lorsque nous travaillions, le matin.» Deux titres, parmi eux, sont d’un paradoxe inouï, écrits chaque fois avec Brian Eno : A Beautiful Peace et A Beautiful War. «Dans le premier, je décris un monde inamical, sans repos : notre paix ! Dans le second, j’imagine la journée réussie d’un bombardier !» En six titres, Robert Wyatt transforme la guerre en une chose abstraite. Ce qui est beaucoup plus inquiétant qu’une simple dénonciation.

Utopies. Mais le sursaut définitif de cet album, c’est son acte III : Away With the Fairies, fugue chantée en tout sauf en anglais, composée de morceaux parfois disponibles depuis des ­années, «tous réenregistrés, pour tenir désormais dans une unité» : le funèbre, abyssal et sublime Del Mondo, écrit par les italiens de CSI, tombeau glacial murmuré dans un souffle. Et puis, enchaînée, sa reprise sur sept minutes du poème de Federico García Lorca, Cancion de Julieta. Et le coup de grâce : le terminal Hasta Siempre Commandante, trente ans après Song for Che, emportant cet album loin dans l’anachronisme, comme si ces trois actes refermaient une époque, un monde désormais achevé, celui des utopies.

Wyatt ralentit le souffle. Assis quand tous les autres musiciens s’agitent, il entend passer le jazz, les fanfares tropicales, la pop, le psychédélisme, tout remonte par souvenirs. Il n’a plus qu’à rechanter les bribes de ce qu’il a vécu ou vu. Sa voix ressort cela en faisant sonner les mélodies comme une langue étrangère : «Je ne sais pas d’où elle me vient, cette voix aérienne, parfois j’ai peur qu’elle ne s’éteigne, je perds une demi-octave par album.»
Quand il veut lui donner une prolongation, il souffle du bout des lèvres dans une trompette, ou passe ses mains sur une touche d’orgue, quoi que ce soit d’assez étrange et doux pour s’accorder à son timbre. Ou il fait rentrer des invités. Qu’importe, du ­moment que, l’espace de trois ou quatre minutes, il dialogue avec l’ange : cosmic opera.

Philippe Azouri

       
     
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