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L'homme qui voulait se perdre dans la musique - Vibrations - N° 3 - avril 1998
En ce mois d'avril 1998, «Rock Bottom» et «Ruth Is Stranger Than Richard» deux albums mythiques de Robert Wyatt ressortent en CD avec de nouvelles pochettes dessinées, comme les originales, par sa compagne Alfreda «Alfie» Benge. Ils seront suivis en juin par «Nothing Can Stop Us» et «Old Rottenhat», et plus tard dans l'année par «The Animals Soundtrack» et «Dondestan». Ces enregistrements ont gardé une fraîcheur et une modernité qu'on serait bien en mal de retrouver chez le reste du rock progressif anglais de l'époque. Se jouant des genres avec beaucoup de liberté et d'individualisme, mettant la technique musicale au service non pas de la virtuosité mais de la poésie, «Rock Bottom» et «Ruth Is Stranger Than Richard» préfigurent à leur façon les vignettes pop décalées d'un Gastr Del Sol.
Ce programme de réédition est supervisé par le producteur Joe Boyd qui a travaillé avec des artistes aussi divers que Fairport Convention, REM ou Defunkt et qui a créé son propre label Hannibal. Boyd est depuis toujours un grand admirateur de Wyatt. Il avait produit en 1967 un single de Soft Machine qui n'est jamais sorti. 30 ans plus tard, il ne cache pas sa fierté d'accueillir le musicien sur son label. «En six mois, depuis la sortie de «Shleep», il a totalement renouvelé son public» estime le producteur. «Je reçois des lettres d’en-couragement de gens très jeunes» s'étonne de son côté Wyatt pour qui les années 90 avaient été jusqu'alors synonyme de traversée du désert.
Une autre personne
Wyatt et sa femme s'activent avec beaucoup de soin autour de ces rééditions auxquelles ils souhaitent donner une seconde vie. Pour «Rock Bottom» Alfreda a dessiné une pochette «beaucoup plus proche de l'esprit du disque que l'originale, car elle me connaît mieux aujourd'hui» souligne Wyatt. Quant à ce dernier, soucieux de ne pas ennuyer l'auditeur, il soigne les détails techniques, revoit l'ordre des morceaux de certains albums et prépare en collaboration avec Rykodisc une compilation de "morceaux courts", des singles et raretés éparpillés jusqu'alors sur différents albums. Chose étonnante, replonger dans ces enregistrements dont la genèse fut pour certains douloureuse ne s'est pas avéré un exercice pénible.
«J'ai passé ma vie à essayer de faire le même disque d'une façon différente» dit-il en riant. Je n'ai donc aucune peine à les réécouter. Mais je ne remonte pas plus en arrière qu'il y a 25 ans. Avant pour moi, c'est de la préhistoire. C'est du Cro-Magnon, du Neandertal!» En d'autres termes, sa carrière d'avant l'accident qui lui a coûté l'usage de ses jambes, lorsqu'il était batteur de Soft Machine puis de Matching Mole, fait partie de son passé. «J'étais une autre personne» résume-t-il laconiquement.
L'âge d'or
L'année 1974, Wyatt l'avait passée presque entièrement à l'hôpital. "Le monde physique m'avait abandonné: je flottais» dit-il aujourd'hui pour résumer cette épreuve. Il se remet pourtant au travail sitôt sorti. La plupart des
compositions de «Rock Bottom» auraient dû figurer sur le troisième album de Matching Mole, mais il réalise alors qu'il n'est plus possible pour lui d'avoir un groupe. «Les musiciens étaient très loyaux envers moi et prêts à attendre mon retour, mais je trouvais que ce n'était pas juste de leur demander d'attendre et d'attendre. Alors je décidais de travailler ces chansons d'une façon différente. »
De cet album considéré par toute la critique comme un chef-d'œuvre, on ne sait au fond pas grand-chose. Wyatt lui-même ne se souvient que de quelques détails. «Je me souviens de moments particuliers. Je me souviens que Mike Oldfield m'avait beaucoup aidé pour que les claviers sonnent de façon vivante. Je me souviens du morceau «Little Red Robin Hood» avec Mongezi Feza à la trompette. La chose qui m'avait le plus impressionné était que je pensais qu'il me faudrait beaucoup de temps pour expliquer les changements d'accords harmoniques, mais Mongezi les comprit instantanément. Parfois, quand vous travaillez avec des musiciens de free jazz, vous avez tendance à oublier qu'ils ont une solide culture académique. »
Quand on demande à Wyatt si «Rock Bottom» a été immédiatement bien accueilli par le public et la critique, il marque un certain étonnement. « Je n'ai donné que deux ou trois concerts à l'époque du disque et depuis les années 70 mon contact avec le public a été pratiquement inexistant. » De manière générale, Wyatt reconnaît n'avoir aucune connaissance directe de l'effet de sa musique sur le public.
«Ruth Is Stranger Than Richard» paraît l’année suivante et ne possède guère de points communs avec son prédécesseur. En fait, Wyatt s'était senti tellement embarrassé d'avoir pris un rôle aussi dominant dans «Rock Bottom» qu'il a voulu donner plus de place à ses amis musiciens. «J'ai voulu les sortir de l’ombre et les mettre à la lumière. Cela ne suffit pas de demander à quelqu'un comme Fred Frith de jouer un peu de violon sur une partie d'un morceau. C'est pourquoi sur la nouvelle édition de «Ruth Is Stranger Than Richard», j'ai placé les trois compositions de Fred («Muddy Mouth a, b et c») au début du CD et non pas à la fin, J'ai fait la même chose avec la contribution de Brian Eno, discrète mais très importante, que j'ai déplacée au début du CD.»
La guerre à Thatcher
Au début des années 80, Robert Wyatt devient une sorte de parrain pour la scène new wave. Il initie certains groupes aux musiques latines, montre l'exemple pendant la grève des mineurs de 84 en payant de sa personne. Il participe aux disques de Scritti Polliti, des Raincoats et de Ben Watt, le futur guitariste d'Everything But The Girl. Le culte trouve son apogée lorsqu'en 1982 Elvis Costello compose pour Wyatt «Shipbuilding», une chanson écrite en protestation contre l'intervention des armées anglaises dans les Malouines, une colonie britannique située en Amérique du Sud. Costello se souvient encore aujourd'hui avec émotion de la genèse de cette chanson: «J'avais écrit le texte très rapidement et ce fut très difficile de nous réunir tous les trois avec le producteur Clive Langer car nous étions tous très occupés. Je crois qu'en plus Robert vivait toujours à Barcelone à cette époque. Bref, le jour où nous nous sommes finalement retrouvés en studio, tout alla très vite. Je ne me souviens pas exactement combien de prises il y eut, mais très peu je crois. La chose importante était que j’avais écrit «Shipbuilding» en pensant à ce chanteur si particulier et la performance vocale de Robert fut si extraordinaire que tout le reste passa à l’arrière-plan.»
La chanson sort en 45 tours chez Rough Trade où Wyatt trouve tout naturellement refuge. C'est l'époque où le label indépendant, fort du succès phénoménal d'un groupe comme The Smiths, se permet quelques petits plaisirs solitaires. D'autres individualités inclassables comme Ivor Cutler, David Thomas ou Arthur Russell y publient leur album. Geoff Travis était à la tête du label aujourd'hui défunt. Communiste, sa sensibilité était proche de celle de Wyatt et d'ailleurs Rough Trade fonctionnait en coopérative. Même si pour Wyatt, ces accointances politiques ne sont qu'une coïncidence: « Les gens de Rough Trade faisaient partie de la "nouvelle gauche" - féministe, végétarienne, etc. - alors que moi j'appartenais à l'ancienne gauche discréditée. Mais je m'entendais très bien avec Travis qui n'avait pas le profil type du directeur de maison de disques. Il venait du théâtre étudiant d'avant-garde. »
De 1985 à 1991, Wyatt ne publie que deux albums, «Old Rottenhat» et «Dondestan», deux disques plutôt introspectifs réalisés sans l'appui de quelconques musiciens extérieurs. Puis plus rien jusqu'à «Shleep» sorti en fin d'année 1997. Wyatt, de son propre aveu, travaille très lentement. «Il faut réfléchir à deux fois avant de sortir un CD. Dans mon cas, j'ai réfléchi à deux fois pendant pas mal d'années.» Sa plus grande crainte est de s'ennuyer et d'en-nuyer les autres. «J'ai l'impression que les gens font des albums trop facilement. Cela peut être un travail très dur. Même Mozart avait des difficultés avec les symphonies qui excédaient 35 minutes.
Un homme sollicité
Le regain d'activité que suscite la supervision de ses anciens enregistrements suffit amplement à remplir les journées de ce couple exilé depuis des années à la campagne. Robert Wyatt vit à son rythme. II n'écoute guère la musique qui se fait actuellement, ne ressent «aucune obligation de rentrer dans le débat pour ou contre les nouvelles musiques». Ses goûts le portent désormais presque exclusivement vers le jazz et l'opéra. On lui propose pourtant souvent de participer à des projets extérieurs, et ce n'est pas l'énergie qui lui manque. «Je n'en vois pas beaucoup de sa génération qui ont cette vitalité» confiait récemment Paul Weller aux cinéastes italiens Francesco Di Loretto et Carlo Bevilacqua, auteurs d'un remarquable documentaire sur Wyatt intitulé «Little Red Robin Hood». Weller qui joue de la guitare sur «Free Will and Testament», un morceau étonnamment rock de «Shleep», ne cache pas son admiration: «C'est l'une des plus belles chansons que j'ai jamais entendues et je ne dis pas ça parce que je joue dessus!»
Parmi toutes ces sollicitations, il en est parfois qui le touchent plus que d'autres. Ainsi Wyatt aurait volontiers répondu présent à l'appel lancé par Steve Naive, le pianiste d'Elvis Costello installé en France. Il aurait également volontiers participé au nouveau disque de son ami Pascal Comelade dont il admire la musique depuis longtemps. Mais il a préféré y renoncer, sachant que pour qu'elles soient fructueuses les rencontres demandent qu'on y consacre toute son énergie créatrice. "Réfléchir à ces collaborations m'extrait de mon petit monde rassurant...» dit-il presque en s'excusant de ne pas toujours y donner suite. Pour le lui dire, Wyatt a simplement envoyé à Comelade une carte postale. »
A voir: le documentaire vidéo «Little Red Robin Hood« duquel sont tirées les citations de Paul Weller et Elvis Costello. Ce film en anglais peut être commandé directement auprès des cinéastes Carlo Bevilacqua et Francesco di Lorefto à Milan. Tel: 39-2-583) 3900. Fax; 39-2-5831 2841.
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Les cartes postales de Robert Wyatt
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Rock Bottom
Que dire qui n'a pas déjà été dit à propos de cet album paru en 1974 juste après l'accident de l'ex-batteur de Soft Machine? Un concentré d'émotions contradictoires mis en musique et produit par le Pink Floyd Nick Mason et dans lequel passent les amis de toujours Mike Oldfield, Richard Sinclair, Hugh Hopper et le fantastique trompettiste sud-africain Mongezi Feza. Plus de 20 ans après, «Rock Bottom» et ses riches tessitures harmoniques n'ont pas pris une ride.»
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Ruth Is Stranger Than Richard
L'album qui révèle les profondes racines jazz de Wyatt, en particulier sur la composition «Song For Che» de Charlie Haden, «l'un de mes cinq musiciens préférés de tous les temps» (Wyatt). A l'instar du dernier «Shleep», «Ruth Is Stranger Than Richard» révèle la face lumineuse du musicien et met l'accent sur les performances des invités - en particulier Fred Frith et Brian Eno. A noter que pour cette nouvelle version en CD, Wyatt a inversé les faces A et B du vinyl «afin de mette en avant les fantastiques performances de Frith et Eno».
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Nothing Can Stop Us
The Animals Soundtrack
Deux albums en marge de la discographie «officielle» mais qui intéresseront les aficionados. En particulier «Nothing Can Stop Us» qui regroupe des singles du début des années 80 comme «Strange Fruit» de Billie Holiday ou «At Last I Am Free» de Chic, repris à la fois pour leur contenu politique et mélodique. «The Animals Soundtrack» est plus anecdotique, mais révèle un aspect peu connu de Wyatt, la composition de musique de film. En l'occurrence une commande de l'actrice Julie Christie pour illustrer un documentaire sur les animaux torturés.
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Old Rottenhat
Dondestan
Mon premier est politique, mon second est davantage poétique. «Old Rottenhat» (1985) peut être vu comme un résumé des désillusions de Wyatt à propos de l'Angleterre thatchérienne, celle de l'après-guerre des Malouines et de l'échec de la grève des mineurs. Les mots sont durs et les musiques d'une rare mélancolie. Arrangées autour des poèmes de sa compagne Alfreda Benge, les chansons de «Dondestan» (1991) sont plus variées et enjouées et Wyatt y fait un usage très réussi de la technique du «multitracked vocal» qui permet à sa voix de se démultiplier et d'atteindre une certaine abstraction harmonique.
Tous ces albums sont réédités en CD par Rykodisc, distribués en France par Harmonie Mundi et en Suisse par COD-Tuxedo
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