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L'Angleterre a été le berceau de la Pop Music. Voici une chose qui est reconnue par tous. Les Beatles ont été les grands vulgarisateurs d'un mouvement qui ne demandait qu'à s'épanouir. La musique n'avait pour but que de rendre les gens heureux. Les Rolling Stones apparurent. Ils mêlèrent, avec quelle réussite, le Rock'n'Roll au Rhythm'n'Blues. Avec Burdon et ses Animais, le Blues était de la fête, lui aussi. Voilà ce qu'était la musique populaire dans les années 1963/65. Telle était la musique la plus appréciée. Et puis, une autre forme de musique apparut. Elle fut immédiatement reconnue par un certain nombre d'individus, qui ne tardèrent pas à la qualifier d'intellectuelle. Les plus connus des groupes qui l'illustraient : Soft Machine et Pink' Floyd. On ne peut pas encore mesurer le tort que l'on a fait à ces groupes en définissant leur musique de cette façon. En fait, c'est de tout un public potentiel qu'on les privait d'un coup en laissant entendre que leur musique était réservée à une élite. En réalité, la musique de Soft Machine, aussi bien que celle de Pink Floyd, est ouverte à tous. Il suffit simplement de l'aborder comme on doit aborder toute musique, les oreilles et l'esprit en repos. Il ne reste qu'à se laisser bercer. La musique fait le reste. Soft Machine n'est pas un groupe, comme les autres. C'est surtout la cellule-mère d'une série de groupe qui se sont formés en Grande-Bretagne et en France : Gong, Kevin Ayers And The Whole World.
Mais reprenons à ses débuts l'histoire de la Machine Molle. Il y eut une époque, aux environs de 1962, où par un hasard extraordinaire, un petit groupe d'individus peu ordinaires pour l'époque put se réunir. Ces individus (qui seront à la base de Soft Machine et de sa progéniture), ont pour noms : Daevid Allen (guitare), Mike Ratledge (orgue), Hugh Hopper (guitare basse), Robert Wyatt (batterie) et Kevin Ayers (guitare). Daevid Allen était un voyageur inlassable. Il venait d'Australie, son pays natal. Il était musicien, mais aussi poète. Sa vie dans les milieux « souterrains » de l'époque lui permit de rencontrer des musiciens reconnus aujourd'hui, dont La Monte Young et Terry Riley. Robert Wyatt non plus n'avait pas des goûts ordinaires. Son père, lorsqu'il avait 9 ans à peu près, l'avait initié à la musique de John Cage. Qui connaissait Cage à l'époque ? Et qui connait Cage aujourd'hui ? Pourtant, cet Américain a créé un des mouvements les plus importants de la musique contemporaine. Il a entrepris, notamment, de démystifier le musicien. La musique est accessible à tous. Tous (spectateurs et musiciens) participent à sa création. Prenez deux boftes de conserves et tapez. Vous êtes musicien. Cage est venu aux Halles de Paris cet hiver, et le concert (? ) fut une merveilleuse réussite. Les éléments de la Machine Molle avaient reçu une éducation musicale tournée vers le Jazz. Ils jouèrent donc du Jazz. Mais les spectateurs ne venaient pas. Le groupe dut se disloquer. Chacun partit donc de son côté. Kevin Ayers et Daevid Allen voyagèrent. Mike Ratledge entreprit des études de philosophie. Et puis, quelque temps après tout ce beau monde se retrouva. Hugh Hopper n'était plus là. Il avait disparu sans laisser de traces. Le succès ne venant toujours pas en Grande-Bretagne, le groupe du bientôt s'expatrier. Ce fut en France qu'il fut enfin reconnu à sa vraie valeur. Il anima le spectacle de Picasso et Lebel : « Le Désir Attrapé Par La Queue ». Il joua aussi au Palais des Sports de Paris. Toui semblait aller pour le mieux, et pourtant la piemière séparation ne tarda pas à survenir. Daevid Allen quittait Soft Machine. Il reprenait sa canne de chercheur perpétuel. Les habitants de la planète Gong n'allaient pas tarder à le rejoindre. Gong né, le premier enfant de la Machine Molle se manifestait. Les liens des membres de Soft Machine et de Gong sont solides. Ils ne sont pas seulement musicaux, mais aussi, et surtout (il faut quand même le dire) intellectuels. Amen. Soft Machine continue donc avec trois membres : Robert Wyatt (batterie), Mike Ratledge (orgue) et Kevin Ayers (guitare). C'est dans cette composition que le groupe produisit son premier album intitulé tout simplement « Soft Machine». Sur la couverture, le graphisme tout à fait détaillé et en coupe d'une machine que l'on peut difficilement prendre pour une pompe à bicyclette. La musique de cet album porte la marque essentielle de Kevin Ayers. Voilà l'album le plus classique de Soft Machine. Les mélodies se rapprochent très sensiblement (mais à un niveau instrumental supérieur ) des productions courantes de la Pop Music.
Les parties chantées sont extrèmement importantes, trait qui disparaîtra peu à peu. Merveilleuse réussite que cet album ("Hope For Happiness", "Save Yourself"...). Mais Robert Wyatt et Mike Ratledge ne pouvaient plus jouer cette musique. Ils voulaient jouer la leur : le Jazz, leur Jazz. Kevin Ayers partit pour d'autres cieux. Le deuxième enfant de Soft Machine naquit. Ce fut Kevin Ayers and The Whole World. Hugh Hopper remplaça Kevin Ayers. Le groupe grava un second album, puis un troisième, intitulé « Third ». Leurs idées musicales se sont affermies. On joue du Jazz. On a même adjoint au groupe une section de cuivres. Le moins que l'on puisse dire, c'est que cet apport fut diversement apprécié. Je me souviens d'un concert donné à la Mutualité durant l'hiver 1969/1970. L'assistance était séparée en deux clans tout à fait opposés : une moitié sifflait et huait dès qu'un « cuivre » jouait une note. L'autre moitié se sentait obligée d'applaudir pour faire preuve de son soutien. Ce furent deux heures très divertissantes, mais peu propices à l'élaboration d'une musique de grande qualité. De ces « cuivres », qui comprenaient dans « Third » Elton Dean, Lyn Dobson et Jimmy Hastings, il ne reste plus aujourd'hui que le premier. Après ce disque, il fallait tendre sérieusement l'oreille pour entendre parler de Soft Machine. Bien sûr, le groupe jouait de temps en temps en France, mais les manifestations publiques étaient de plus en plus rares. Pas question de nouveau disque. La Machine Molle ne tournait plus. Heureusement, Robert Wyatt agissait comme dix. Il se donnait en tous sens, à la recherche éternelle de formes de musique qu'il aurait ignorées.
Sa participation au Centipede de Keith Tippett (gigantesque orchestre d'une centaine de personnes) est donc facilement explicable. Mais Wyatt avait aussi envie de jouer sa propre musique, celle qu'il ne pouvait créer dans le cadre plutôt rigide de Soft Machine. Il devait faire un disque solo. Celui-ci vient de sortir chez Barclay. Wyatt y donne libre cours à une imagination débordante. La musique est beaucoup moins construite que celle de Soft Machine. Wyatt y fait une nouvelle fois la preuve de sa virtuosité de batteur. La souplesse et la frappe de son jeu parviennent, une fois de plus, à toucher au domaine de la mélodie. En s'inspirant du Free Jazz, du Jazz classique, de musiciens comme Cage, ou Riley, Wyatt crée une musique profondément intéressante. Après cette réussite, on se mit à espérer la publication d'un album du groupe au complet. Ce fut « Fourth » (quatrième). Après « Third », c'était logique. Soft Machine n'a plus de composition fixe. Elton Dean et cinq autres musiciens ont participé à la réalisation de cet album. Soft Machine s'enfonce dans le Jazz. Les musiciens mêlent allègrement les sonorités les plus « classiques » aux passages les plus free. Le mélange n'est pas toujours convaincant, et si la maîtrise des musiciens n'est pas en cause, on doit bien reconnaître que cet album ne correspond pas au succès escompté. Seul, Hugh Hopper réussit à sauver ce disque. Ses compositions (qui occupent toute une face) prouvent de façon absolue son assimilation du langage jazzistique. Il observe une grande unité de pensée et de ton en évitant de piocher un peu dans tous les tiroirs musicaux qui s'offrent à lui. Il ne reste plus qu'à attendre les prochaines productions de Soft Machine. Il serait dommage que le groupe tombe dans des égarements proches de ceux de Pink Floyd. C'est pourtant aujourd'hui que le groupe commence à être découvert par certains amateurs de Jazz. Soft Machine sera le seul groupe qualifié de pop (?) invité au Festival de Jazz de Newport en juillet prochain aux U.S.A.. Miles Davis (musicien de Jazz) avait été invité au festival pop de L'Ile de Wight. Il y côtoya les Who, Ten Years After, Jimi Hendrix. Ce fut la première véritable incursion du Jazz dans les festivals pop. Le Jazz de Davis se heurta à l'incompréhension de la plus grande partie du public, plus venue pour voir et écouter des Rock-bands. Peu importe, le phénomène est irréversible. Le Jazz et la Pop Music trouvent peu à peu un terrain d'entente (tout au moins parmi une certaine frange). Puisse Soft Machine faire preuve à Newport de la richesse d'un tel mariage.
Thierry Lewin