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La fin d'un voyage - Rock & Folk - N° 522 - mai 1971
LA FIN D'UN VOYAGE |
Monterey,
Janis Joplin,
Jimi Hendrix,
Wight,
Bob Dylan, une étape qui semble s'être achevée avec Woodstock : la rock music se diversifie, éclate en courants divers. |
Robert Wyatt (Soft Machine)
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ne aventure musicale, celle qui affecte toute une génération, toute une tradition dans laquelle elle baigne, emprunte des voies subtiles, mais d'une cohérence implicite : pour la pop music, une réaction contre, un désir de se définir en dépassant et en niant les structures traditionnelles pour construire un son authentique c'est-à-dire reflétant, témoignant du contexte social, des sources, retrouvant ainsi une correspondance avec une logique de la création. Aussi, vouloir résumer dix années de musique pop, c'est reconstruire l'histoire d'un mouvement populaire, celui d'une génération. Un recul historique est devenu nécessaire à ce stade de l'évolution, dans une période qui semble vouloir marquer un reflux. Car l'année 70, après l'apothéose de Woodstock, semble avoir sonné le glas d'un mouvement qui se voulait unitaire. Les années privilégiées qui s'annonçaient avec le festival de Monterey se sont définitivement éloignées avec le dernier festival de Wight. Monterey avait vu le premier grand rassemblement, symbolisé par l'irruption de Janis Joplin, des groupes de San Francisco, d'Otis Redding, et surtout de Jimi Hendrix. Mais 1970 marque la fin du voyage, la coupure sévère, sèche, brutale, avec la mort de Janis Joplin, d'Alan Wilson, et surtout de Jimi Hendrix. La mort, aussi, des festivals, de ces rassemblements qui se voulaient de grandes fêtes. La fin des grandes parenthèses exubérantes et unitaires, la fin d'un temps qui masquait la confusion d'un voile artificiel, qui voulait inclure dans un tout protégé, en marge, toutes les expressions musicales, toutes les jeunesses et ainsi toutes les séparations de classe : une sorte de grande utopie mystique.
Mais ce voile s'est déchiré, pour laisser réapparaître la séparation des genres musicaux et de leurs motivations, révélant les divergences sociales de ceux qui reçoivent et exigent cette musique : à chaque classe sociale son expression spécifique. L'état présent s'explique par les multiples contradictions qui ont fini de miner cette musique, dans les rapports avec les mouvements politiques, le show business, etc. De même l'action d'une récupération par l'idéologie dominante provoque l'apparition de ces deux tendances contradictoires : d'une part, une production en plein accord avec les besoins du marché du disque, gommant, châtrant du scalpel de la bonne conscience toute différence qui pourrait, même inconsciemment, s'inscrire comme rejet, ou simple opposition à la société : c'est l'univers de la chanson, des bercements qui s'intègrent à l'ordre existant et ont pour rôle de désamorcer ; d'autre part, un mouvement esthétique d'avant-garde, ou de révolte, qui précède et annonce une radicalisation politique, une période troublée. Il ne s'agit pas pour autant d'affirmer politiques et révolutionnaires toutes les formulations musicales en opposition, que nous essayons de cerner dans leur diversité ; mais toutes témoignent d'une réalité existentielle.
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Jim Morrison |
les Doors
un groupe
d'opposition |
De Presely à Anka |
La révolution pop des années 60, qui devait engendrer le Vanilla Fudge, les Doors, le Jefferson Airplane, le Velvet, les Mothers, etc., aux USA, les Stones, les Beatles, les Yardbirds, les Animals, les Who, etc., en Angleterre, va descendre maintenant dans la rue, C'est-à-dire que les contradictions sociales et politiques se sont exacerbées ; aussi vient le moment de prendre position, de choisir son camp : soit se désengager, se replier (Dylan), soit provoquer à partir d'une révolte inconsciente, une prise de conscience de la révolution (Jefferson, Doors, Stooges, etc..
L'action ne se cristallise plus seulement sur la scène mais la pop est livrée à la rue, et la rue à la pop : nous en avons en France un remarquable exemple, mais il est utile de se rappeler que c'est le mouvement pop qui a fécondé la nouvelle gauche américaine. L'unité artificielle a volé en éclats ; les chemins maintenant, se séparent définitivement schématiquement, et ceci à l'intérieur même de la musique, tout se joue au niveau des rapports, des oppositions violence ou détente, expression musicale des rapports d'engagement violent ou de désengagement au niveau du quotidien. Engagement violent, total, ou désengagement, acceptation de l'ordre établi. On peut symboliser cette opposition entre musique d'action, musique des villes, et musique du repli, musique de la campagne. Et ceci très précisément pour l'état présent aux États-Unis. Ça l'Angleterre libérale, elle, a su éviter ou amortir, toute réaction violente, grâce à son moelleux matelas idéologique Elle a su conduire la musique pop à accepter un jeu respectable, et respecter le libre échange entre les musiciens et le show-business, sans que ceux-ci prennent conscience des contraintes que cette situation «harmonieuse» suppose. De là, cette singulière désincarnation de la musique pop anglaise en général. On retrouve donc une période qui correspond à celle du règne des Cliff Richard, Hélène Shapiro, etc., celle qui précéda le brusque réveil amorcé à Liverpool (les Beatles) et dans d'autres villes industrielles (les Stones).
Car, au début des années 60, l'Amérique et le monde entier vivent sous le règne de Paul Anka et autres chanteurs de charme pour teenagers, qui sont des remparts idéologiques pour brouiller et contrecarrer, noyer l'action violente des rockers des années 50 : Presley, Chuck Berry, Eddie Cochran, Gène Vincent, qui étaient, eux, les porte-parole des jeunes des faubourgs, des jeunes prolétaires. Mais il y eut de nouveau, après ce règne musical de la petite bourgeoisie, résurgence et éclatement des barrières avec l'apparition soudaine des premiers « groupes » : une violence, avec, souvent, une conscience de cette violence, un phénomène de rupture, de rejet dont elle témoignait ; c'est déjà l'appel à une vie autre, à une dénonciation de la société bourgeoise. Pour ce faire, plusieurs attitudes dans l'agression : celle qui s'exprime par les cris de révolte amplifiés par l'utilisation de la technologie (volume sonore) ; celle qui est appel à la jouissance immédiate, à la perversité, qui s'exprime par une provocation scénique érotique (Hendrix, Morrison) ; celle, enfin qui est appel à l'insurrection, au renversement des tabous, des contraintes. Ces premiers scandales d'un comportement outrageux furent ressentis comme profanateurs. C'était les débuts d'une explosion musicale créatrice dont les acquis demeurent toujours présents malgré répression et de récupération. Cette violence intérieure extériorisée était un témoignage, s'exprimant par une musique agressive par sa masse sonore que couvrait la voix du chanteur hurlant; l'apparition de cette musique coïncidait avec le transfert de la musique populaire noire chez les jeunes Blancs. Réaction à une société répressive, le blues, chez les Animals, les Stones, les Yardbirds, mais aussi le Vanilla Fudge et les Doors, est transcendé, poussé à des dimensions paroxystiques. Mais la violence peut être aussi dans les accents satiriques et parodiques, obscènes, des Fugs et surtout des Mothers. C'est le mouvement musical des années 64 à 66, qui devait précéder la grande période unitaire, utopiste, qu'engendra le mouvement hippie, sa non-violence : le règne de San Francisco, un désir de concilier au-delà des classes sociales, des conditions sociales, économiques et politiques, tous les jeunes et toutes les particularités musicales. Le temps de la non-violence, de la jouissance extasiée, du retrait et du désengagement. Parallèlement, le show business avait su réintroduire dans ses circuits de contrôle le rock and roll qui devenait ainsi pop music : étiquette commerciale, amalgame hétéroclite de toutes les musiques rythmées, jouées par des « jeunes », et qui pourtant témoignaient encore de toutes les particularités et de préoccupations différentes : une action de brouillage idéologique par la pop consommation qui devait atteindre définitivement l'Angleterre, où, pourtant, le psychédélisme de la période hallucinogène devait permettre les brisures électro-acoustiques, la spatialisation de la musique du Pink Floyd ou celle du Soft Machine. Le « Sergeant Pepper » des Beatles, le «Saucerful of Secrets» du Pink Floyd marquaient l'apothéose et la fin d'une période.
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Rick Wright et Nick Mason |
le Pink Floyd
un groupe
spatial
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Du cri au design
Où en sommes-nous, maintenant ? Comment se décomposent les différentes formes musicales du mouvement pop, à ce stade où les voies divergent radicalement ? Il est tout d'abord certain que la notion de pop music, amalgame éclectique (hétéroclite), n'est déjà plus possible, vu la confusion idéologique qu'elle entretient. Il est devenu nécessaire de préciser les différentes orientations de cette musique, de définir les mouvements qui l'affectent, souvent contradictoires : les expressions d'un engagement ou d'un retrait. Aux USA, les groupes dans l'opposition au système restent les Doors, Steppenwolf, les Fugs, etc. ; de l'autre côté, on peut même dire dans l'autre camp, les chanteurs-poètes, missionnaires de la béatitude, qui renoncent à l'électrification ou ne l'utilisent que comme gimmick, champions de la tempérance (Crosby, Stills, etc., mais aussi Bob Dylan) ; ceux qui servent d'instrument de diversion : Blood Sweat and Tears, Chicago, mais aussi Creedence Clearwater ou Grand Funk. Il est évident que tous les nouveaux venus projetés sur le devant de la scène par la radio, la presse, sont pour la plupart des chanteurs et non plus des groupes. On privilégie l'individualisme pour retourner à la variété et à la consommation. On note aussi une impression de lassitude qui vient du débordement, du dépassement par les raz-de-marée de la rue des propositions musicales, chez le Grateful Dead, par exemple, qui amorce lui aussi un repli avec ses deux derniers albums, tournés vers le folk et le country. Le groupe s'éloigne de cette opposition violente qui s'exprimait dans la répétition, dans la durée, la fascination. Il reste pourtant des îlots protégés, des témoignages musicaux de réalités socio-politiques exacerbées dans l'univers trouble des États-Unis, qui s'expriment dans l'explosion apocalyptique, les cassures des structures, la perversion, le délire satirique, l'effroyable ou l'angoisse. Ce peut être Steppenwolf, simple affirmation martelée, lancinante, presque monotone, d'une férocité de voyou, que l'on retrouve aussi dans la perversité des Stooges, avec la violence du cri, l'érotisme provocateur; ce peut être Beefheart, et le démembrement d'un univers mental et musical ; et toujours Zappa, musicien sociologue, porte-parole symbolique d'une musique en rupture d'idéologie.
En Angleterre, il n'existe pratiquement plus aucun groupe de rupture. Car, si le rock and roll continue à marquer de
son empreinte électrifiée et durement contrastée toute une large surface de l'univers pop anglais (Deep Purple, Mott the Hoople, etc.) la violence n'est qu'extérieure : comme une suite de schémas plaqués sur une absence de réalité émotionnelle, et qui se dénonce d'elle-même en intercalant des nappes de sentimentalité. D'autres groupes, par contre, essaient de se justifier musicalement, de ne plus « effrayer », mus par une sorte de complexe de la technicité qui est le résultat d'un subtil travail de sape de l'idéologie dominante : on veut prouver qu'on est avant tout musicien, que l'on réduit son attente à la seule musique ; la musique pop tend alors vers un classicisme suspect, une musique sereine, construite en châteaux de cartes de guimauve symphonique, d'orchestrations sans aucun lien avec la rock and roll music, qui tendent vers une respectabilité que l'on désire : arrangements subtils, grandes fresques harmoniques : Emerson, Lake and Palmer, King Crimson, Van Der Graaf Generator et ceux qui deviennent, loin de leur folie première, des esthètes culturelle-bourgeois, le Pink Floyd ; un Pink Floyd qui confronte sa musique à toutes les tentatives artistiques se voulant modernistes, d'une modernité très « design » (le film « More », les ballets de Roland Petit, etc.).
Mais il existe une nouvelle musique pop anglaise qui se cristallise autour d'un noyau, essayant, en marge, de trouver une identité originale : le groupe de Kevin Ayers, Syd Barrett, Robert Wyatt et dans une moindre mesure Pete
Brown, Edgar Broughton, ou Hawkwind. Il s'agit pour eux de s'extraire d'un processus trop bien délimité de pop consommation, pour pervertir l'univers sonore de l'Angleterre : le pervertir, c'est-à-dire amener l'inconnu à partir d'un connu, le guider sur des terres vierges, mais qui sont la définition du décor d'un théâtre des songes. Il peut s'agir aussi de subversion, celle du mental de celui qui reçoit, de celui qui donne, dans un contexte qui refuse cela à travers ses codes, ses institutions : des propositions pour de nouveaux chemins de la perception, dans le vertige insupportable, dans une folie excentrique qui est l'image d'une démesure. Pourront alors être englobés les acquis jazzy, pop, qui aideront à construire une musique spécifique et non plus d'imitation, dans une nouvelle logique de l'avant-garde contemporaine européenne. Kevin Ayers, Robert Wyatt (son album «The end of an Ear»), le Soft Machine, apportent de nouvelles structures, ce à quoi ne parviennent qu'extérieurement, plus dans leurs motivations que dans leur musique, Pete Brown ou Edgar Broughton, qui, eux, ne remettent pas en cause les rapports musique-voix, mots-sons et semblent conserver une certaine complaisance avec une rythmique pop traditionnelle.
Frank Zappa
un musicien
sociologue
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Du fracas à la technique
Au départ, le Soft Machine fut la véritable plaque tournante de l'expérimentation, avec ce désir de construire une musique organique, c'est-à-dire qui plonge dans le son, pour trouver son essence même, le point zéro d'une explosion totale : aller jusqu'au bout de la fiction sonore, de la brutalité instrumentale, fracasser l'harmonie, à la recherche de la virginité du son. Le bloc incandescent se nourrissait de la violence du son électrique, avec des équivalents verbaux dans les mots déversés par la folie pataphysicienne de Daevid Allen, ou d'un Kevin Ayers qui exorcisait ses phantasmes, enfance irradiée par les sons vomis. Car le son était vomissure totale, asservie pour être livrée au plaisir pervers, plaisir différent, outrageant. Une musique ouverte, un état privilégié de la possession totale, né de la profusion et de l'ivresse des sens mais qui ne pouvait se prolonger; car vint le besoin de comptabiliser les acquis, de chercher une nouvelle voie pour un possible sonore. La soif, nourrie de l'ivresse précédemment décrite, se devait de prendre une autre forme. C'est là que se produit par la nécessité d'un choix la rupture à plusieurs dimensions qui définira tous les courants du front de la nouvelle musique pop anglaise. Puisque vont naître les groupes de Kevin Ayers, mais aussi la nouvelle orientation du Soft Machine lui-même ; car son attitude s'est radicalisée, mais de manière autre, ce dont le quatrième album apporte confirmation. Le groupe a renié les artifices, a construit des structures fermes, précises. Il s'est livré à un travail de déconnexion des associations de notes, pour gommer l'émotion, il a nié les jeux de scène, la transe apparente, pour éliminer
la théâtralisation extérieure, pour la porter à une dimension supérieure, épurée. Les mots vont alors disparaître, laissant la place à une rigidité, une construction harmonique sévère, la composition, privilégiée par opposition à la création spontanée.
Les Who (Roger Daltrey et Pete Townshend)
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Car la grande nouveauté dans le monde de la pop ce sera (et ceci est rendu possible parce qu'il y a stagnation et affaissement de la violence) l'intrusion du jazz et des jazzmen qui viennent apporter leur technicité, leur expérience musicale : Tony Williams et son Lifetime, John McLaughlin, Keith Tippett, et les musiciens qui sont aussi ceux du Soft : Elton Dean, Marc Charig. Aux États-Unis, on assiste, de la même façon, à la promotion de Miles Davis au rang de pop star. Mais, si ce nouveau courant apporte, dans son mélange des musiques, une nouvelle richesse instrumentale, il nie par là-même l'expérimentation brute de l'instrument, la violence du fracas électro-acoustique, car, d'une certaine manière, il aseptise les sons baveux du rock. Le passage dans l'autre sens qu'effectuent If, Colosseum, Manfred Mann, Nucleus, etc., n'est, lui, qu'une redite du jazz de Ray Charles ou de Mingus, en passant par celui des Jazz Messengers. Mais ce qui semble le plus grave est la désincarnation de cette musique, son absence de prise sur les réalités.
La grande utopie ?
Les conditions sont peu propices à l'éclosion de nouveaux groupes qui pourraient parer à cette marée de
chanteurs individualistes. Il faudrait insister sur l'apparition d'un groupe comme Amon Düül qui prône, au même titre que Red Noise en France, l'improvisation totale héritée du free jazz : une musique qui repose sur l'aléatoire, le mouvement répétitif, les brisures électro-acoustiques violentes qui s'imposent dans la durée, notions nouvelles et essentielles dans la pop music, puisqu'elles représentent le rejet des cadres étroits et des stéréotypes du « morceau pop », du disque-accumulation de courtes pièces musicales, pour proposer de longues suites ouvertes. Ils essaient de retrouver au niveau de l'enregistrement la même violence et la même immédiateté du son que dans les passages « live ».
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Mark Stein |
Vanilla Fudge,
un groupe
du paroxysme. |
Si le reflux semble évident, clôturant ainsi une grande page idéaliste de la pop music, c'est que le temps de l'affrontement inévitable est arrivé. Le travail de récupération de l'idéologie bourgeoise a porté ses fruits en déjouant les pièges d'une contestation larvée, mais ne pourra éviter un phénomène de résurgence, celle d'une musique et d'un mouvement, les échos d'une déflagration.
Monterey, avec Janis Joplin, Jimi Hendrix, fut la révélation, la porte ouverte sur une masse d'aspirations, mais aussi la fuite, le voyage vers un monde trop vite rêvé. L'éparpillement des Beatles est d'ailleurs à l'image des courants divers, tentatives extrêmes qui agitent la pop music, de la commercialisation à la radicalisation dans le choix artistique.
Paul Alessandrini.
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