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 Ange, Iris et Le Point - Rock & Folk - N° 58 - novembre 1971





Seloncourt est un patelin qui n'a rien de folichon à première vue. Quelques maisons parmi des milliers d'autres maisons et quelques centaines d'usines. Belfort n'est pas trop loin, Sochaux tout près, avec un immense parking sur lequel sont soigneusement rangées les bagnoles Peugeot, bien propres, les chromes garnis de papier collant jaune, une véritable mer de tôle bien astiquée. Entre les maisons, ce que l'on voit du paysage est assez plaisant : le Jura s'incline, bien vert (la Suisse n'est qu'à 13 kilomètres).

Mais pourquoi tous ces petits patelins ont-ils des noms qui se terminent tous en « court » ? Audincourt, Hérimoncourt, Seloncourt ? Et pourquoi y-a-t-il dans cette région de France une activité pop que l'on peut qualifier d'intense, vraiment intense ?
C'est vrai, la contrée est sillonnée par des groupes de chevelus qui traînent dans de vieux camions (Peugeot bien sûr) de vieux amplis qui n'en peuvent plus, de vieux amplis qui crachent cependant leurs watts pourris dans tous les clubs et bals de la région. Serait-ce la pop des usines, analogue à celle qui secoue hystériquement des villes comme Détroit aux États-Unis, ou Liverpool en Angleterre ? Pourquoi pas... Il y a dans cette partie de la France, ainsi que dans le nord et dans le nord-est, un mouvement très vivace qui pousse les jeunes à jouer de la musique, pas seulement pour leur plaisir, mais surtout parce qu'ils en ressentent le besoin. Et, en général, ces groupes sont bons. Leurs qualités se situent même bien au-delà de leur talent ou de leur compétence en tant qu'instrumentistes, ou compositeurs. Elles tiennent au fait que lorsque ces jeunes types montent sur scène, ils se vident les tripes, parviennent à faire passer dans le public une grande partie de leur émotion ou de leur enthousiasme.



A côté de ces groupes n'ayant pas encore atteint une maturité musicale certaine, il en existe d'autres qui, au contraire, se révèlent comme de véritables groupes professionnels, composés de musiciens compétents pouvant prétendre jouer un rôle capital dans l'évolution de la musique pop de ce pays. A Seloncourt, il y en avait trois, de ces groupes. Ange, Iris, et le Point.

Je suis Dracula

Ange joua lors de la première journée de ce festival, le 18 septembre, et son show fut sans aucun doute l'un des moments les plus passionnants de ces deux journées. L'obscurité les aurait avantagés, ces musiciens dont la grande qualité est de créer un climat d'une densité absolument inouïe. La lumière qui tombait de la verrière avait trop tendance à diluer les couleurs, à agrandir le champ de vision, et le spectateur ne pouvait ressentir l'impact d'Ange comme il l'aurait fallu. Ce fut néanmoins un grand moment, qui aurait mérité de s'insérer en soirée, entre Genghis Khan et Stray, par exemple.


Ange, c'est deux orgues accolés, une guitare, une basse, et une batterie, une flûte et un cor de chasse qui swingue d'une façon étonnante. Et des cheveux partout. Le son, épais, fort, se propage en nappes minces, qui s'enflent soudain, se brisent, ou ondulent, selon l'humeur de Christian Decamps, organiste et chanteur, qui porte véritablement le groupe et le fait délirer, car il est « fou », Christian Decamps. De ces fous un peu géniaux, capables du meilleur comme du pire. De ces types qui, sur scène semblent de véritables démons, possédés par leur musique dont ils vivent à l'extrême les plus insensibles changements, les plus petits soubresauts. Une note le fera bondir, bras brisés et mains crispées, énormes yeux blancs Injectés de noir, et langue abandonnée. Et il parvient à chanter, il parvient à prononcer clairement les mots qu'il veut dire, ces chansons torturées dont on s'aperçoit qu'elles sont parfois de beaux poèmes : « Décembre enveloppe mon âme impure/Pour la plonger dans sa torpeur/Décembre m'injecte sa froidure/ Afin que janvier gèle mon cœur/Et dans mon ciel noir/La lune fait l'amour aux étoiles » (« Tout feu, tout flamme »). Decamps est également un être hanté par les spectres, les vampires, les choses parallèles, irrationnelles. Il le dit dans ce fabuleux morceau qu'est « Les vieux livres » : « Je suis Dracula et j'en ris de rage ». Et il faut le voir, hurler, en écumant presque : « Je suis Dracula ». Une grande mèche noire lui barre le front, qu'il a alors luisant, et ses yeux roulent, suivent la cadence infernale de la rythmique. Ange est un groupe qui, il y a quelques mois, paraissait bien jeune. Aujourd'hui, tous ont pris de l'assurance, du métier. Ils deviennent des professionnels, et si les co...ns ne les mangent pas, ils feront de (très) grandes choses. Faut bien se mouiller dans la vie, et il est bien plus important de le faire lorsqu'il s'agit de groupes français.



Pétards et fumée

Des qui ne feront rien du tout, par contre, ce sont les groupes belges que l'on nous demanda de considérer comme des vedettes. Nous avons reçu plusieurs lettres de lecteurs belges qui nous disaient : « Vos groupes français, c'est caca, nous, en Belgique, on en a des extras ».

Rien du tout, oui. Il paraît que Gengiz Khan est le meilleur groupe belge, on leur aurait même fait enregistrer un LP. Ce sera donc encore un disque de guitare jouée mécaniquement, à toute vitesse, une basse bien ronflante et la grosse batterie par là-dessus, qui ne marque pas de tempo parce que cette musique est tellement jouée sans motivations qu'elle n'a aucun véritable rythme. La musique de Gengiz Khan est de l'esbrouffe démagogique. Le soliste qui, assis, se lance dans un long solo bien scandé, juste ce qu'il faut pour faire taper dans les mains, ce n'est pas de la musique, ça, c'est l'art de provoquer un réflexe des plus primaires, de la part de l'auditoire. Qu'il y réussisse, bravo. Que le public réagisse, c'est normal (encore que ce ne fut pas le délire, loin de là !), il est venu pour ça. Que Gengiz Khan soit un bon groupe, non.

Lagger Blues Machine s'avéra un peu meilleur, mais il jouait beaucoup trop fort, dans cette salle de gym transformée. Le batteur, surtout.

Stray, qui succéda à Gengiz Khan (Lagger Blues joua le dimanche) s'exprime très bien, par contre. D'autant mieux qu'il n'a rien à dire et est donc parfaitement à l'aise. Tout ce qui les intéresse, les types de Stray, c'est de jouer à toute vitesse, très fort, plus fort que tout le monde, cette musique qui existe seulement grâce à la puissance des amplis, grâce aux watts, aux pédales fuzz, à l'écho, à la distorsion. Ils ne s'arrêtent que pour recommencer, la même chose, dans le même accord. Après une heure de ce traitement de choc, chacun est tout à fait abruti, et personne ne distingue clairement ce qui se passe. La « musique » de Stray n'est plus qu'un brouillard de bruit, dont rien ne ressort. Le final, c'est tout d'abord un pétard/ bombe qui explose, tirant les spectateurs de leur torpeur, et des milliers de petits morceaux de papier qui s'envolent, un écran de fumée puante, colorée par les lumières qui clignotent depuis le début. Très éprouvant.

Backdenkel

Une chose bien, à Seloncourt : on pouvait aller faire un tour et retrouver une place. C'est rare, dans les festivals, de pouvoir se relaxer entre deux groupes. Un bon bol d'air après Stray, cela fait du bien, encore que l'air en question était plutôt frisquet : heureusement que ce festival n'était pas en plein air.

Jean-Claude Rognant, dont c'était là la quatrième réalisation dans le genre, a maintenant acquis une expérience appréciable ; il sait ce qu'il faut faire et ce qu'il faut ne pas faire. Pas de grands rassemblements, qui nécessitent une organisation énorme, mais des plus modestes, qu'il est pratiquement certain de réussir. Cette année, son plateau, plus ambitieux que celui des autres années, lui causa bien du souci, les groupes se décommandant sans arrêt, l'obligeant à faire des changements en catastrophe. Curved Air, prévu, ne vint pas (« Ils voulaient venir en avion-première-classe et une bagnole américaine pour chacun d'entre eux, je leur ai dit qu'ils pouvaient rester là-bas ! »). Mitch Mitchell s'est excusé, et Jack Bruce voulait un hôtel Hilton à Belfort. « Gallagher n'est pas venu non plus, il s'est fait plus ou moins truander par quelqu'un en France et il en a marre ». Impossible, de toutes façons, de faire venir un groupe vedette, genre Led Zeppelin. Les deux mille personnes qui se déplacèrent n'auraient pas suffi à payer les road managers. Il fallait jouer modeste, présenter quelques groupes anglais (« Ce sont eux qui attirent le monde ») et quelques groupes régionaux, ceux qui ont un nom.

Backdenkel, trio anglais résidant en France, est une sorte de fantôme. Beaucoup de gens, à Paris, connaissent ce groupe qui travaille dans une cave depuis des années. Des disques furent annoncés, que l'on ne vit jamais. Un LP sortira prochainement, chez Philips, et il risque de provoquer quelques remous, c'ar Backdenkel fait partie de ces groupes anglais qui, lorsqu'ils sont bons, peuvent faire des choses excellentes. Par malheur ils passèrent si tard et ils jouèrent si fort, eux aussi, tellement trop fort après tout ce que l'on avait subi au cours de cette soirée ! Quel dommage, car leur musique méritait d'être écoutée avec attention, ce guitariste merveilleux de technique et de doigté, qui sortait de sa guitare les sons les plus purs ou les plus fous, violant son instrument avec désespoir, interminablement, sans jamais relever la tête. Trois musiciens, seulement, qui se permettent de jouer une musique totalement inédite. Il faudra écouter très soigneusement le disque pour tenter de comprendre comment ce guitariste peut arriver à un tel résultat, aidé, il est vrai, par la basse à six cordes dont le rôle est très certainement prépondérant. Après, le bœuf que Wyatt et Pete Brown se sentirent obligés de faire parut bien vain. D'ailleurs, les deux compères s'en rendirent compte et cessèrent rapidement de taper l'un sur sa batterie, l'autre sur ses bongos.



La musique et le show

Le concours des groupes amateurs fut gagné par Iris, groupe régional, habitué du Golf Drouot. Lui aussi s'est affermi, devient de plus en plus professionnel, rompu à la scène, et sa musique s'en ressent, plus concise, plus percutante. Elle a retrouvé une fraîcheur et un allant absents à une époque. L'organiste est bon, même dans son petit numéro à la Emerson, et tout tourne rond, nous aurons l'occasion d'en reparler, car Iris est un espoir, un solide. Le Point, par contre, c'est une certitude. Ce groupe, un trio orgue-basse-batterie, deviendra très bientôt l'un des plus grands. J'en connais peu qui auraient osé s'embarquer comme eux l'ont fait dans un « King Kong » signé Frank Zappa, et improviser sur ce thème pendant plus d'une demi-heure, sans jamais se répéter, sans jamais ennuyer, et toujours une musique qui swingue, qui swingue de tous les côtés, du côté du bassiste, de celui de l'organiste, de celui du batteur dont les cymbales ne restèrent pas une seconde immobiles. Ils ont dit tout ce qu'ils avaient à dire, ce jour-là, ils ont montré tout ce dont le Point était capable en ce moment. Agréable de voir que des jeunes musiciens connaissent et comprennent si bien la musique de Zappa ou des Soft Machine, c'est bien de réaliser un beau jour que certains osent la jouer, peuvent la jouer, et en tirent quelque chose qui servira à élaborer leur propre musique. Le plus intéressant, c'est que cela s'est passé à Seloncourt, que le groupe en question, comme Ange, comme Iris, est originaire de la région, et que de Paris, il s'en contrefout... Combien y en a-t-il d'autres, de ces groupes, dans le Jura, en Bretagne, n'importe où ? L'ovation que recueillit le Point aurait pu être plus forte si le groupe s'arrêtait un instant, entre chaque morceau, laissait le public respirer, une seconde. Un petit détail...

Warhorse est un bon groupe de scène, et la scène est sa seule raison d'être : ce groupe anglais n'a qu'un but, faire le tabac, se défoncer, et donner du bon temps aux gens. Leur procurer une émotion physique la plus intense possible. Ils y parviennent très bien, à eux cinq. Ils jouent très fort, mais le son, propre, transmet parfaitement l'excitation d'une musique menée tambour battant, surtout que, sur le plan visuel, ce n'est pas mauvais non plus : ils se remuent comme des démons, sautent et se démènent. De vrais, d'authentiques professionnels, qui mouillent leur maillot, ne se foutent pas de la gueule du monde. Leur truc est calculé, minutieusement. Bien avant de faire valser son instrument, l'organiste l'a soigneusement débarrassé de l'ampli et des instruments de percussion auxquels il servait de desserte. Le batteur est un démon, lui aussi, qui entraîne les autres instrumentistes dans un galop échevelé. Faire un triomphe dans ces conditions est justifié et irréprochable. Warhorse l'a obtenu parce que son show est très bien conçu. Ce groupe, au moins, n'a pas eu besoin de faire la putain pour obtenir les faveurs du public. Il s'est imposé. Ceci dit, le disque de Warhorse est bien près de l'insignifiance.

Vivement que

Gong aussi a fait le tabac. Je n'en ai malheureusement vu que quelques secondes, et j'ai donc également manqué la jam-session avec Wyatt, Brown, Kevin Ayers. Il paraît que c'était bien, que ça clôturait d'une façon idéale ce festival, le quatrième festival pop de Seloncourt.





J.C. Rognant, après le succès remporté par celui-ci, espère bien en montrer un autre, l'an prochain. Peut-être pas au même endroit, peut-être au même endroit, il ne le sait pas encore. Tout ce que l'on peut lui souhaiter, c'est de pouvoir continuer, car il le faut, c'est important, de voir que cela peut marcher, sans problèmes, sans flics, sans vin rouge, sans grosse vedette. Juste ce qu'il faut de décontraction et d'organisation, de sérieux. Juste ce qu'il faut de musique exotique (anglaise), pour donner leur chance aux groupes du coin qui ont tellement de choses à dire que l'on va très bientôt les entendre, les entendre partout.

Car l'on commence à voir le bout du tunnel, les groupes vont chasser les idoles fanées. Ils sont en train de le faire. Ce sont eux, les groupes, qui, bientôt, vendront du disque. Ce sont leurs chansons qui iront dans les hit-parades. ÇA, c'est important. Mais je parle des groupes français, ceux qui parlent le langage de tout le monde. Les autres, c'est bien, mais c'est bien pour le pied. Ce n'est pas Zeppelin qui remplacera Claude François, c'est bien plutôt Triangle, ou Martin Circus, ou Ange, ou Iris, ou un autre. Vivement que. —

Jacques Chabiron


       
     
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