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La Matching Mole à fleur de sens - Rock & Folk - N° 63 - avril 1972
Robert Wyatt est un petit rigolo: à peine avait-il quitté la machine molle qu'il reforme un nouveau groupe et l'appelle ... Matching Mole: peut-être pour lui la première occasion d'ironiser à propos du très sérieux Soft Machine... Il faut sans doute voir dans ce « très sérieux » une des raisons pour lesquelles il a décidé de quitter la bande sans demander son reste. Au revoir à Ratledge, Hopper et Dean (surtout à Ratledge), trois musiciens définitivement trop formalistes pour lui.
Hors de la scène, Robert Wyatt est un homme calme et réservé (pour utiliser ce bon vieux cliché...). Il pense beaucoup et parle peu. La batterie est pour lui l'occasion — plus que cela : la nécessité — de raconter ce qu'il ne sait pas raconter de vive voix. Derrière ses caisses, il éclate de volubilité, parfois jusqu'à la folie. Fou. Et pendant que, à l'intérieur de lui-même, tout un monde hypersensible se déroulait, parvenait à la fleur de sa peau et éclatait par ses baguettes, les trois autres compères du Soft continuaient paisiblement leur démarche intérieure (qu'il n'est nullement question de critiquer), jeu de réactions intellectuelles face à un thème donné. Physiquement, cela m'a toujours frappé de voir Wyatt se débattre avec ses baguettes, dans une grande orgie de cheveux, tandis que les trois autres essayaient de temporiser les ambiances bouillantes qui provenaient de derrière eux. C'est d'ailleurs certainement cette dualité, ce combat constant entre deux pôles, nullement provoqué mais tout à fait naturel, qui conféraient à la musique du Soft son équilibre.
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Robert Wyatt, petit rigolo
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Le combat a eu ses vainqueurs : au fur et à mesure de l'évolution du groupe, Robert Wyatt a marqué une désaffection de plus en plus évidente pour la musique du groupe, si l'on en juge par la discographie du Soft. Il occupe encore une place prépondérante sur le deuxième LP (« Rivmic Melodies/Esther's no job ») où l'aspect folie démesurée prend le dessus, notamment dans des morceaux comme « Out of tunes » et « Fire engine passing with bells clanging ». « Third » le montre déjà très différencié vis-à-vis des autres membres du Soft. Sa composition « Moon in June » possède une ambiance différente, moins châtiée que celles des
presqu'ésotériques Hopper et Ratledge. Puis plus rien. Si ce n'est un rôle de musicien de studio (excellent comme de juste) sur « Fourth ». Plus rien? Si: l'album « End of an Ear » qu'il a sorti sous son propre nom en 1970 et qu'il a enregistré avec quelques copains. Un album étonnant qui nous éclaire directement sur ce qui forme la personnalité de Wyatt. Combat presque constant entre d'une part une irritation, une mauvaise humeur et d'autre part un désir de simplicité, de douceur puérile. Des bruits partout, des tas de notes qui cognent et qui frappent, une batterie qui ne rythme pas (qui suggère) ou bien qui rythme trop, des voix, beaucoup de voix qui articulent confusément des comptines d'enfant. Un album de percussionniste, pratiquement sans aucune mélodie, dans lequel le moindre son produit devient rythmique. Une ambiance folle. Pas la folie des grandeurs, pas la démence paranoïaque. Simplement la théâtralisation musicale du monde quasi-fermé quasi-secret de Robert Wyatt.
Matching Mole, sur scène, c'est un peu cela. Un peu Soft Machine aussi, parce que l'on ne rejette pas en deux temps trois mouvements tous les automatismes acquis en plusieurs années. Et puis, il n'est même pas question de les rejeter. « Un an avant mon départ officiel, je savais déjà que j'allais quitter le Soft Machine, mais j'ai essayé d'en retirer un maximum ». Matching Mole n'est donc pas un essai de rupture, c'est plutôt un essai d'indépendance. « Aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours utilisé le même mode d'approche pour jouer, écrire et travailler ». Le Soft constituait donc pour Robert Wyatt une sorte de plate-forme avancée d'où il pourrait aller plus loin dans sa propre démarche. C'est ce qu'il fait pour l'instant en compagnie de Bill McCormick (basse), Phil Miller (guitare), et Dave Sinclair (orgue), ce dernier faisant précédemment partie de Caravan.
Matching Mole se cherche encore, évolue tout en tensions internes, incisives, ou bien il freine et n'ose pas. Il manque certainement au groupe le désir d'aller quelque part, de savoir où aller. Robert Wyatt ne veut pas jouer au chef, et il a raison. Mais, de par sa position psychologiquement supérieure, les autres semblent attendre quelque chose de lui, un déclic, une indication. Le petit jeu des hésitations peut encore durer longtemps. Les musiciens ne se sentent pas responsables de la musique et quelquefois même, la relation chef/ exécutant semble être celle qu'ils préconisent. La tension monte lentement, l'irritation s'installe, devient insoutenable, aussi bien pour le musicien que pour l'auditeur. Incompréhension. Incommunication. Difficulté de jouer. Arrivé à un degré de saturation, de point de non-retour, éclatement. C'est le plus souvent Dave Sinclair, probablement le plus sensible au malaise, qui se décide à agir, en lançant le son derrière la stridence de son orgue. Et les trois autres suivent, se précipitent dans l'appel d'air ainsi provoqué. C'est une longue ruée derrière Sinclair, passionnante parce qu'issue d'une situation psychologique que l'on vient de vivre. Le taureau s'essouffle, l'illusion de liberté est atteinte par les musiciens, et la valse-hésitation s'installe à nouveau, ainsi que le doute. Jusqu'à une nouvelle course éperdue. Et ainsi de suite.
La machine de Robert Wyatt est toujours aussi précise, aussi suggestive. Mais elle ne sert qu'à soutenir les ambiances. Rarement elle les provoque. La basse de Bill McCormick possède un phrasé assez libre, qui chante parfois jusqu'au lyrisme, et qui remplace paradoxalement les déficiences et l'inefficacité de Phil Miller à la solo. Les sonorités que laisse échapper la guitare ne s'intègrent pas: elles sont trop propres dans le magma bouillonnant produit par les trois autres. Le fait que Phil Miller se réfugie constamment derrière son ampli semble être une indication qu'il est très peu sûr de lui-même et mal à l'aise dans le groupe. Il est rare de le voir pénétrer dans les rythmes et les mélodies. La guitare n'est décidément pas un instrument suffisamment respiratoire pour ce genre de musique à fleur des sens. Trop nette et trop inhumaine (métallique). On lui préférerait le souffle free d'un saxo ou d'un cornet, qui permet plus de spontanéité et un contact plus intime, plus sensuel (la bouche) avec le son produit. La guitare possède des limites et ce n'est pas un hasard si elle n'est que très rarement utilisée par les musiciens de free jazz.
Matching Mole était fragile et passionnant. Il était prêt à se désintégrer, et ne l'a pas fait. Musique interne, autant que celle de Soft Machine, mais qui, au contraire de ce dernier, ressent le besoin de se justifier, de s'expliquer. Qui hésite et fait hésiter. Robert Wyatt, pour s'exprimer plus pleinement, veut se consacrer de plus en plus au travail de studio. Cela ne lui convient pas tellement, qu'on lui dise : « Exprimez-vous ici, sur cette scène, de 21 à 22 heures. » II a besoin de calme, de temps et de libération pour communiquer. End of an ear ?
J.L. Crucifix
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