On peut bien sûr y voir un opéra tragique. Mais comme je ne suis pas quelqu'un de tragique ou de pessimiste, j'ai préféré l'intituler Comicopera.
Contrairement à mes précédents albums, différentes atmosphères se dégagent des chansons, tant dans leurs thématiques qu'au niveau des musiciens et des compositeurs qui y ont participé. On peut voir cela comme une pièce de théâtre musicale, avec un fil conducteur narratif, même s'il ne s'agit pas vraiment d'une histoire suivie. De plus, certaines chansons semblaient aller ensemble, du fait de leurs préoccupations. La première partie évoque ainsi la perte et l'intimité, la deuxième la vie en Angleterre à observer le monde autour de soi, tandis que la dernière a quelque chose d'un voyage féerique, que l'on peut aussi bien rattacher à une certaine forme de folie qu'à un ailleurs, déconnecté de la réalité.
Chaque partie peut donc s'écouter indépendamment des deux autres, comme s'il s'agissait de trois albums distincts?
Oui, d'ailleurs les changements d'une séquence à une autre sont plutôt abrupts. La seconde partie se termine par un bombardement (la chanson Out of the Blue) et la troisième débute avec la réaction de celui qui reçoit cette bombe (Del Mondo). Cela implique deux points de vue, mais également deux ambiances musicales très différentes.
Malgré ces différentes parties, l'album trouve sa cohérence et sonne comme un croisement réussi entre pop et jazz. Etait-ce un idéal que vous vouliez atteindre?
Dans un sens oui, mais ce son est également lié aux musiciens qui m'accompagnent. Sur mes deux derniers albums, j'ai trouvé un groupe avec lequel je pouvais travailler. Surtout, j'ai pris conscience de ce qu'il pouvait apporter à ma musique. D'habitude, je travaille en solo, puis ajoute des musiciens au moment d'enregistrer. Cette fois-ci, j'ai opté pour un fonctionnement en groupe. Bien sûr, j'aurais pu continuer à créer les différentes parties musicales avec des synthés, mais j'avais envie d'intégrer le caractère des personnes présentes dans ma musique.
Par moments, les atmosphères de Comicopera évoquent le jazz des années 50. Est-ce que cette période vous a influencé?
En fait, plus je vieillis et plus les albums que j'écoute vieillissent (rires). Ces dernières années, j'ai écouté beaucoup de disques des années 50, ce qui explique le son de Comicopera. Aujourd'hui, je me plonge dans les vinyles des années 30.
Est-ce que ça veut dire que votre prochain album sonnera comme du jazz des années 30?
C'est une très bonne idée! Peut-être que ma trompette aura plus de vibrato… En ce moment, j'écoute de très vieux enregistrements de jazz, notamment Mutt Carey, un trompettiste des années 20. Il faisait partie du mouvement New Orleans et a enregistré ses disques avant Louis Armstrong et l'apparition des premiers solistes. Son style est très beau, peu syncopé, presque archaïque (ndlr: il fredonne quelques mesures). J'adore ça. Donc si vous m'entendez jouer de cette manière, vous pourrez dire: "J'avais raison. Le voilà de retour dans les années 20." (rires)
A côté de ses sonorités jazz, une chanson comme Beautiful Peace ressemble à une ballade country, proche de celles de Johnny Cash. Qu'est-ce qui vous a amené à explorer ce registre, plutôt inhabituel pour vous?
Durant l'enregistrement de Comicopera, j'ai beaucoup écouté les sessions réunissant Johnny Cash et Bob Dylan. Ça m'a permis de comprendre ce genre de musique et m'a donné l'envie de m'y essayer. De plus, j'y ai trouvé la possibilité de changer ma voix, de chanter de manière plus grave. Ce qui correspond mieux à mon âge, puisque je ne suis plus un enfant, ni même un jeune homme.
Cette chanson fait écho au titre Beautiful War, présent dans la même partie. Quel est le sens de ce couple?
A l'origine, les deux chansons sont nées d'une même idée musicale de Brian Eno. Ensuite, leurs thématiques se répondent. Beautiful Peace est une manière de se rappeler que même si nous ne sommes pas toujours heureux, nous avons la chance de vivre dans des pays en paix. Quant à Beautiful War, elle fait référence à une réalité qu'admettent rarement les militaires ou les politiciens liés à l'armée: ils aiment l'esthétique de la guerre, qu'il s'agisse des uniformes ou des machines utilisées. De la même manière, on se laisse prendre par l'euphorie de piloter un avion, même si celui-ci sert à lâcher des bombes.
Comme dans la dernière scène de Dr Folamour de Stanley Kubrick, où un officier chevauche la bombe lâchée par un avion, à la manière d'un cow-boy en plein rodéo?
Exactement. Cependant, je peux comprendre d'une certaine manière la fierté qui envahit les soldats. Là où je vis, dans le Lincolnshire, certains des habitants se sont battus durant la Seconde Guerre Mondiale et en retirent une fierté innocente. Néanmoins, je me demande si les soldats anglais qui se battent en Irak pourront connaître un sentiment similaire, puisqu'ils ne luttent pas contre une armée qui les a attaqués.
Pourquoi avoir choisi de reprendre Hasta Siempre, Comandante, chanson consacrée à Che Guevara, en fin d'album?
La troisième partie de l'album est majoritairement consacrée aux alternatives possibles face à une réalité inacceptable. Che Guevara en est une, au même titre que Garcia Lorca, dont je reprends un texte dans Cancion de Julieta. Mais ces alternatives se traduisent également dans l'art, comme dans le mouvement surréaliste, par exemple. Ou encore dans l'improvisation, qui est une autre forme de libération, comme le free-jazz. Derrière la musique, il y a une confiance dans la spontanéité du moment. Pour ma part, j'ai le luxe de pouvoir être un pacifiste, mais je conserve toujours une admiration pour ceux qui se battent pour améliorer les choses. Et si j'ai choisi de terminer l'album avec cette chanson, c'est pour montrer que je ne suis pas pessimiste.
C'est pour cette raison que vous avez opté pour une instrumentation jazz très cubaine, qui dégage un certain espoir?
En fait, je suis accompagné par des musiciens italiens sur ce titre. J'ai beaucoup apprécié leur façon d'interpréter cette chanson. Ils viennent du jazz, mais jouent avec un respect de la version originale écrite par Calos Puebla. Ils ont su trouver l'équilibre entre les éléments folk et jazz, ajoutant une sorte de twist harmonique qui correspond parfaitement à la manière dont je voulais chanter. De plus, ces sonorités reflètent la partie du monde où je trouve de l'espoir aujourd'hui: l'Amérique Latine.
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Quel genre d'espoir y trouvez-vous?
On assiste à une forme de renaissance politique de l'Amérique Latine, liée à un espoir d'autonomie et de démocratie. Au Chili, la présidente Michelle Bachelet a connu la torture sous la dictature de Pinochet. En Bolivie, Evo Morales est le premier président d'origine amérindienne. Et même si Cuba vit dans une forme d'état de siège depuis la révolution, il est l'exemple d'un pays qui parvient à survivre en totale autonomie ou presque, ce qui donne une inspiration à d'autres pays d'Amérique Latine.
Vous n'avez jamais caché votre attirance pour le communisme, tant dans votre musique que dans votre engagement. Est-ce que vous y croyez toujours aujourd'hui?
C'est la dernière chose qui me reste. Par exemple, je ne crois plus dans le rock'n'roll. A l'origine, il portait en lui une idée de liberté. Mais aujourd'hui, on l'utilise pour torturer des prisonniers à Guantanamo. C'est assez flexible comme définition de la liberté (rires). Plus sérieusement, le communisme connaît un paradoxe similaire à celui qu'a rencontré le Vatican. Au moment où il a perdu son pouvoir politique, il est devenu une très grande force morale. Ou plutôt immorale, selon moi. Je pense que les idées socialistes peuvent survivre au monde communiste. L'idée que chacun puisse participer de manière égale à la richesse de la planète, reste définitivement la meilleure idée du monde.
Dans une interview accordée à L'Hebdo en 1991, vous racontiez écrire de nombreuses lettres aux journaux, sans jamais être publié. Le faites-vous encore?
Parfois. Mais ce n'est plus une habitude. Cependant, j'ai eu la surprise de voir une de mes lettres publiées dans The New Scientist. Incroyable! Au final, cela m'importe peu d'être publié ou non, il s'agit juste d'indiquer mon désaccord. Surtout quand on sait que les lecteurs plus conservateurs ne se gênent pas pour écrire aux médias au moindre signe de relâchement moral.
Comicopera est votre premier album pour le label anglais Domino. Qu'est-ce qui a motivé votre choix?
Durant toute ma carrière, j'ai été fidèle au label Rykodisc. Mais en 2006, il a été racheté par Warner. Et comme vous le savez, ce genre de grandes compagnies sont aujourd'hui désespérées. Comme d'énormes icebergs flottant dans les eaux bouillantes du monde moderne (rires). Je n'ai aucune confiance dans ces compagnies, où personne n'est réellement intéressé par la musique. J'y étais par le passé et je ne veux pas retourner dans ce marais infesté de crocodiles. Par chance, un ancien de Rykodisc a rejoint le Domino et m'a proposé de travailler avec eux. Au début, cela m'a paru étrange. Pourquoi s'intéressaient-ils à moi, alors qu'ils sortent de jeunes groupes à succès comme Franz Ferdinand ou Arctic Monkeys? Puis j'ai compris que leur catalogue était bien plus vaste et que ces succès étaient arrivés par accident. Surtout, Domino allie efficacité et passion musicale.
Vous avez chanté avec Björk et de nombreux musiciens actuels vous citent comme influence. Quel effet cela vous fait-il d'être une sorte de grand-père musical?
Techniquement, je suis un grand-père. J'ai quatre petits-enfants. Donc je l'accepte (rires). Plus sérieusement, je ne vois pas les choses ainsi. Le passé m'a été très utile, comme source d'inspiration. Quant à moi, je ne suis qu'un musicien qui essaye de faire de bons albums et qui rencontre les mêmes difficultés que tous les autres. Je ne me sens ni plus haut ni plus en sécurité. Quant Björk m'a contacté pour Medúlla, j'ai été très étonné. Qu'est-ce que cette belle et talentueuse jeune femme faisait chez moi? Aujourd'hui encore, je ne comprends pas cet intérêt, mais j'en suis très reconnaissant.