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Robert
Wyatt, d'air et d'eau - Le Monde - 21 novembre 1998
ROBERT
WYATT, D'AIR ET D'EAU
Le chanteur et compositeur britannique réédite
cinq de ses albums, dont son chef- d'oeuvre, publié
en 1974, « Rock Bottom ».
LE 1er JUIN 1973, Robert Wyatt Ellidge, né le 28
janvier 1945 à Bristol, tombe du quatrième
étage d'un appartement londonien. Il se brise la
colonne vertébrale. Il vit désormais dans
une chaise roulante. Robert Wyatt, ancien batteur de Soft
Machine puis de Matching Mole, l'une des plus belles voix
du rock anglais, pianiste, compositeur, membre de cette
confrérie de musiciens qui, à partir du
milieu des années 60, ont permis aux improvisateurs
du rock et du jazz britanniques de se fréquenter
de manière créative, a alors le choix entre
le désespoir et la renaissance. Avec le soutien
de sa compagne, Alfreda Benge, de quelques amis, dont
de nombreux musiciens, Wyatt va réapprendre - apprendre
dans certains cas - le goût de la musique, de la
nature, de la politique, le goût des mots, du chant,
de l'amour pour Alfreda qu'il appelle Alfie. Une certaine
forme de solitude lui convient, de dérision à
son égard également.
C'est de tout cela, en grande partie, dont il sera question
à partir de 1974 pour Robert Wyatt, au travers
d'albums et de singles, de collaborations diverses et
de groupes plus ou moins durables. Dans Wrong Movements,
la biographie que lui consacre Michael King - traduite
sans la plupart des documents de la version originale,
mais avec coquilles et fautes diverses aux éditions
Camion blanc -, Wyatt dit aussi : « J'ai le sentiment
qu'après cet accident je suis devenu un meilleur
musicien, plus concentré ».
Cinq albums de Robert Wyatt sont réédités
sous son contrôle. Il n'a procédé
qu'à quelques modifications : ici une courte présentation
; là la reproduction de textes des chansons ; ailleurs
de nouveaux dessins d'Alfie, qui a réalisé
toutes les pochettes de ses disques ; là encore
un remixage et un nouvel ordre des titres. Ce sont les
albums tels quels, sans « inédits ».
Des albums d'une quarantaine de minutes, denses, concis,
regroupements de chansons fragiles qui hésitent
souvent entre le tragique, le mystère et la tendresse,
parfois séparés par plusieurs années.
CHANTS RÉVOLUTIONNAIRES
Rock Bottom, c'est vingt-quatre ans en six chansons. Le
musicien crée le disque auquel tout son futur travail
sera régulièrement mesuré. Il dira
en avoir souffert. C'est une pièce maîtresse,
fondatrice que l'on écoute là. Quelques
notes de piano, une trompette qui déchire l'air,
des percussions, et cette voix masculine et féminine,
un peu cassée, qui ne se laisse pas apprivoiser,
une voix plus proche des failles d'un Chet Baker que de
la perfection formelle.
En mai 1975, Ruth is Stranger than Richard, succède
à Rock Bottom. Album hybride, inévitablement
en deçà des fantasmes d'un Rock Bottom bis,
il est partagé entre la collaboration de Wyatt
avec le guitariste Fred Frith - illustration des relations
régulières avec la nébuleuse du groupe
Henry Cow - et la tentative de rendre viable une envie
de trio avec le saxophoniste Gary Windo et le trompettiste
Mongezi Feza - tous deux morts depuis. Ruth... s'approche
de près du jazz, celui d'Albert Ayler, venu des
fanfares, comme celui du Liberation Music Orchestra de
Charlie Haden, dont il serait un versant mobile et léger.
De là l'intérêt de Wyatt pour des
chants révolutionnaires, pour une parole qui reflète
des actes et des engagements - il rejoint le Parti communiste
britannique pour quelques années. De là,
plusieurs reprises regroupées, en 1982, dans Nothing
Can Stop Us. Chants de Cuba (Caimanera), du Chili (Arauco),
des Etats-Unis (Strange Fruits), du monde (Red Flag, le
drapeau rouge).
Old Rottenhat (1986) accentue cette notion d'engagement.
L'album est dédié à Michael Bettany,
Britannique emprisonné pour avoir vendu des secrets
aux Soviétiques. Prenant pour cible les conservateurs,
Old Rottenhat est aussi le disque d'un Wyatt plus sombre,
seul avec ses claviers, boîtes à rythmes
et petites percussions. Aride par endroits, porté
par une voix plus désincarnée qu'à
l'accoutumée, le disque contient quelques perles
dont s'échappe le cristallin Mass Medium.
Enfin Dondestan (1993) prolonge cette volonté d'être
seul. Aux textes ouvertement politiques, Wyatt substitue
les poèmes d'Alfie ; sa musique se fait plus acoustique.
Il est généralement seul. Le bassiste Hugh
Hopper (Soft Machine), fidèle parmi les fidèles,
passe à un moment. Dondestan - ici dans une version
remixée et réorganisée - ramène
la lumière dans l'univers de Wyatt. Une lumière
encore pâle, fugitive mais perceptible qui prendra
de l'ampleur les années suivantes. Même si
l'ampleur chez Wyatt reste toujours de l'ordre du minimalisme.
Sylvain Siclier
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