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Rencontre
avec Robert Wyatt, un extraterrestre en sa demeure - Le
Monde - 19 septembre 1991
RENCONTRE
AVEC ROBERT WYATT, UN EXTRATERRESTRE EN SA DEMEURE
Depuis trente ans, Robert Wyatt dessine des arabesques
dans les marges de la musique de ce siècle. Fan
de jazz, il écrit des chansons ; pataphysicien,
il a adhéré au Parti communiste britannique.
Depuis l'époque de Soft Machine, son premier groupe,
il a toujours laissé l'imagination au poste de
commande. Il publie Dondestan, son premier disque en six
ans.
LOUTH est un gros bourg entre Lincoln et Hull, dans le
nord-est de l'Angleterre, posé sur un paysage morne
qui n'évoque que de très loin la verdeur
des étés anglais. Dans une maison du centre-ville
habite Robert Wyatt. Il y a trois ans que le musicien
a quitté Londres, parti vers le nord pour ne s'arrêter
qu'après avoir trouvé un endroit assez bon
marché pour qu'il puisse y habiter une maison.
Apparemment, Wyatt y a également trouvé
une forme ou une autre d'inspiration : Rough Trade Records
vient de publier Dondestan, le premier album du musicien
depuis 1985, un intervalle presque ordinaire pour Wyatt,
qui était resté sans enregistrer de 1974
à 1980. En quatre ans, il avait alors enregistré
quatre albums, dont la bande originale d'un film et une
compilation de 45-tours, avant de retrouver le silence.
On décèlera à l'écoute de
Dondestan l'essence même de l'art de Robert Wyatt
: simplicité, mélancolie, humour et très
haute sensibilité aux vocabulaires de la musique.
C'est-à-dire, à la marque des années
près, ce qui, il y a vingt-cinq ans, caractérisait
l'apport de Wyatt à Soft Machine, son premier groupe.
Depuis 1973, depuis que, par une nuit d'ivresse, Robert
Wyatt est tombé par une fenêtre, il est paraplégique.
Il ne peut plus jouer d'une batterie complète -
sa vocation initiale, - et à chaque pas de sa vie
de musicien il doit tenir compte de son handicap.
Au cours d'une longue conversation, ce handicap resurgit
au détour d'une phrase, dans le développement
d'un raisonnement, comme une borne qu'il faut toujours
reculer, contourner. Sur Dondestan, Robert Wyatt tient
toutes les parties instrumentales, claviers et percussions,
il explique son goût de la solitude et finit par
dire : " On peut y voir aussi des éléments
de politique du handicap : je connais quelques musiciens
handicapés et je sais qu'ils suivent attentivement
la manière dont d'autres se débrouillent
tout seuls. Et pour eux, c'est un motif de fierté
de voir quelqu'un mener à bien un projet important.
" Plus tard, il explique qu'il a abandonné
la scène à cause des contraintes matérielles
et financières que lui imposent son handicap, puis
il poursuit en parlant du trac qui le poussait au bord
de l'évanouissement à chaque fois qu'il
lui fallait monter sur scène : " Je crois
d'ailleurs que c'est l'une des raisons pour lesquelles
je buvais autant en tournée. Je ne suis pas un
interprète naturel. "
A écouter Robert Wyatt, chaleureux, drôle,
honnête, on finirait presque par croire au peu d'importance
de l'homme et de son oeuvre, tellement son humilité
est déconcertante : " Je travaille seul parce
que, en général, je n'oserais jamais inviter
les musiciens que je verrais bien jouer sur mes disques.
" Ou sur son travail passé : " L'autre
jour, j'écoutais une bande de Matching Mole (le
groupe qu'il avait formé au début des années
70 après son départ de Soft Machine) enregistrée
en public ; il m'est apparu clairement qu'à l'époque
je cherchais désespérément à
assimiler la manière que Tony Williams avait de
battre pendant les cinq années précédentes.
Du coup, on ne distingue pas qui je suis dans ce que je
faisais. Pour moitié, je jouais de la musique,
pour moitié, tâchais de parfaire mon éducation
: c'est une affaire très embrouillée. En
chantant, je distingue beaucoup plus clairement qui je
suis et ce que je fais. "
La voix de Robert Wyatt est un genre vocal à elle
seule, douce, plaintive, extraordinairement souple. Robert
Wyatt est un jazzman non pratiquant. Il n'écoute
que du jazz, ses amis musiciens sont des jazzmen, mais
il s'est tourné vers la chanson. On trouvera dans
cette schizophrénie douce la source de son originalité.
Il raconte ainsi la genèse de son style : "
Je n'ai jamais eu de grandes ambitions quant à
ma voix. Je me suis aperçu que la différence
entre ma voix et les autres instruments dont je jouais
est qu'elle était mienne. En essayant de définir
des chansons, des airs, des idées mélodiques
qui me plaisaient. Au début j'ai tenté de
copier d'autres chanteurs. Sans doute parce que j'étais
très mauvais dans cet exercice, j'ai abandonné.
Ensuite, pendant un moment, j'ai expérimenté
des improvisations vocales. Je réécoutais
les bandes et je retenais les moments où je n'avais
pas envie de me suicider à force d'embarras. "
Cette façon, presque hésitante, aux antipodes
de l'assurance macho définie par les grandes voix
du rock, de Presley à Johnny Rotten en passant
par Robert Plant, Robert Wyatt l'a toujours fait coller
à son matériau, des expérimentations
pataphysiques de Soft Machine et Matching Mole à
l'introspection des deux magnifiques albums enregistrés
juste après son accident (Rock Bottom et Ruth Is
Stranger than Richard, tous deux indispensables) et enfin
à sa période militante.
A la fin des années 70, Robert Wyatt adhère
au CPGB, le Parti communiste de Grande-Bretagne et, après
un long silence, reprend le chemin des studios à
l'invitation de Geoff Davis, le patron du label indépendant
Rough Trade. Wyatt y enregistre des chansons militantes,
le Stalin Wasn't Stallin' (Staline ne rigolait pas), créé
par le Golden Gate Quartet pendant la seconde guerre mondiale,
Strange Fruit, de Billie Holyday, Caimanera, une chanson
cubaine (à ce jour, Robert Wyatt est toujours abonné
à l'édition en anglais de Gramma, organe
centrale du Parti communiste cubain). " Je ne crois
pas être vraiment un chanteur militant. Si j'avais
chanté pendant la première moitié
de ce siècle, au moment où les gens pour
lesquels je chante étaient encore pleins d'espoir,
on aurait pu admettre un sentiment de triomphe. Mais en
cette moitié de siècle, ce serait de plus
en plus irréaliste. Je chante presque une espèce
de nostalgie pour des rêves qui ne se sont jamais
réalisés : ce n'est pas tout à fait
du militantisme. "
Aujourd'hui, Robert Wyatt a quitté le parti et
s'en moque sans agressivité dans CP Jeebies, l'une
des chansons de Dondestan : " J'avavais adhéré
au parti au moment où il a commencé à
s'effondrer. Parce que presque tous les gens de ma génération
voulaient se débarrasser des péchés
passés du parti, ils se sont repliés sur
une espèce de nouveau libéralisme. Ça
peut sembler séduisant, mais, en pratique, je crois
que c'était une reddition pure et simple face aux
puissants qui dirigent l'Angleterre. Tout bêtement
parce qu'ils en avaient assez qu'on les déteste.
Il y a eu tout un tas de grands discours donnant des motifs
très nobles, mais, en fait, moralement, c'était
de l'opportunisme. Et c'est de ça que parle la
chanson. Mais ça m'est égal que les gens
comprennent de quoi il s'agit. Parce qu'elle est d'abord
censée être un joli morceau de musique. En
fait, les pays où je suis le plus populaire ne
sont pas anglophones. "
Finalement, Dondestan est né à un moment
où tout allait mal : le socialisme, Rough Trade,
qui a frôlé la faillite et n'y a échappé
qu'en tournant le dos aux idéaux coopératifs
qui avaient présidé à sa fondation.
Tout sauf Robert Wyatt, qui s'est mis à écrire
: " Le disque est basé sur une série
de poèmes qu'Alfie, ma femme polonaise- slovène,
avait écrits. Il s'appelaient Out of Season (Hors
saison) et parlaient de la vie dans un endroit où
personne n'est censé habiter. " Les Wyatt
ont vécu quelque temps dans un appartement de la
Costa del Sol, en hiver, à un moment où
les loyers étaient si bas " qu'on faisait
des économies en partant là-bas au lieu
de chauffer notre appartement à Londres ".
La musique s'est lentement agrégée autour
de ces poèmes au fil des années. "
Ils m'étaient devenus si familiers que j'avais
l'impression de pouvoir les chanter. J'ai choisi quatre
de ces poèmes, plus un petit texte sarcastique
sur les nouvelles psychothérapies californiennes,
Shrink Rap. La musique d'une autre chanson a été
écrite par Hugh Hopper [qui fut le bassiste de
Soft Machine]. D'habitude, je ne travaille pas autour
des textes. Je pars d'une atmosphère, en l'occurrence
une situation harmonique. Je me suis aperçu que
ma voix était le meilleur outil pour effectuer
la mise au point d'un morceau de musique. Un peu comme
une corde à linge à laquelle je peux accrocher
ce que je veux et décider si cet élément
a sa place ou non. "
Robert Wyatt a trouvé un studio dans le Lincolnshire
et s'y est enfermé avec un ingénieur du
son, sans musiciens à qui il aurait fallu expliquer
sa musique, sans producteur, avec des instruments simples,
piano, batterie, percussions. Wyatt est tout sauf un fanatique
de technologie. Contrairement aux apparences, le motif
rythmique de Shrink Rap, par exemple, n'a pas été
réalisé avec un séquenceur (comme
on le fait pour le " vrai rap "), mais en enregistrant
une partie de batterie à l'envers. " Ma méthode
varie selon les chansons, bien sûr, et je ne peux
jamais déterminer à l'avance ce que je vais
faire. Mais aujourd'hui je sais mieux définir le
moment où j'ai trouvé ce qu'une chanson
veut être et comment y arriver. De toute façon
je veux faire une musique plutôt simple. Pour moi,
les chansons ne peuvent être le support d'idées
symphoniques. Et puis, au bout de trente ans, je connais
mieux mes mécanismes, je sais quand je suis perdu,
comment retrouver mon chemin, éviter les impasses.
Je ne sais pas comment utiliser un échantillonneur,
je n'ai pas les connaissances technologiques pour même
m'efforcer d'en maîtriser un. Finalement, la musique
que j'écoute est technologiquement très
conservatrice. "
Pour les mêmes raisons, Robert Wyatt n'envisage
pas d'installer un studio chez lui. Son salon de musique
est d'une simplicité désarmante : un piano,
une petite batterie sans grosse caisse. Il explique que
l'une de ses occupations favorites est d'accompagner les
disques qu'il passe en faisant semblant de faire partie
du groupe. Il reçoit de temps en temps des disques
de jazz, et l'on commence à comprendre un peu les
raisons de ses longs silences. " Je n'ai jamais réussi
à me convaincre que j'étais fait pour être
un artiste ou un musicien. J'essaie de trouver la façon
de le faire du mieux possible, mais j'ai l'impression
d'être un visiteur d'une autre planète. Je
n'arrive pas à me dire que je ne suis qu'un musicien.
J'ai l'impression de devenir fou quand il faut écrire,
avoir recours au mot. Je trouve plus intéressant
d'écouter des disques que d'en faire. Par moments,
je me dis qu'il manque beaucoup de chose au bonheur du
monde, mais qu'il y a bien assez de disques. C'est une
plaisanterie de croire que le monde a besoin que j'écrive
une nouvelle chanson. " Après cet accès
autocritique, il reconnaît deux raisons à
sa persévérance, aussi épisodique
soit-elle : l'intérêt que lui portent de
par le monde quelques milliers de fidèles, et sa
survie matérielle. La situation juridique des disques
de Soft Machine est si compliquée qu'il n'en tire
aucun revenu. Robert Wyatt ne peut compter que sur sa
production pour Rough Trade depuis 1980. Mais une fois
admises ces contraintes, Wyatt avoue qu'il envie Elvis
Presley. Pas parce qu'il était riche ou qu'il vendait
beaucoup de disques : simplement parce que Presley est
mort et qu'il ne courra jamais plus le risque de décevoir
son public. Il le dit sans que même l'effleure l'idée
que lui, Robert Wyatt, contrairement à Elvis Presley,
en trente ans, n'a jamais déçu son public.
Sotinel Thomas
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