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Robert Wyatt - Le vaisseau fantôme - Gloria - décembre-janvier 1983-84
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Robert
Wyatt
LE VAISSEAU
FANTÔME
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Londres humide et grisonnant, la gare blafarde de Charing Cross, le train de banlieue cafardeux, pour se rendre dans le Middlesex, la route est parfumée par cette oppressante atmosphère de monotonie anglaise. Au bout du chemin, Twickenham, satellite urbain aux faux airs de province tranquille. Sortie centre ville, la rue commerçante, encore quelques détours et puis voilà une courte avenue bordée d'arbres qui tourne sur elle-même. Robert Wyatt habite au 58.
Quand il vient ouvrir la porte, cloué dans sa chaise roulante, il ressemble à un étrange farfadet, un lutin que le destin machiavélique aurait planté là, dans un pavillon anonyme d'un faubourg britannique. Malgré moi, des images du temps passé défilent... L'atmosphère chaleureuse des lieux les arrêtent immédiatement.
Wyatt me fait les honneurs du rez-de-chaussée, plusieurs pièces aménagées spécialement pour lui avec tout à la portée de ses mains. Le salon est son domaine, il y lit et travaille, écrit, et écoute ses disques et sa radio. Dans la pièce voisine, sa femme Alfreda Benge dessine et peint, les toiles grandeur nature des pochettes de Rock Bottom et de Ruth is Stranger than Richard ornent les murs. Mais déjà Wyatt revient de la cuisine avec deux tasses de thé, l'œil malicieux : "Tu sais, nous habitons ici de moins en moins, la plupart du temps nous sommes en Espagne, dans une maison près de Barcelone, la lumière est supérieure qu'ici pour la peinture d'Alfie..."
— Tu arrives à vivre de ta musique ?
— Disons que nous vivons tous les deux de nos activités, de ses peintures et de ma musique. Les deux mis ensemble, on s'en sort.
— Le succès de Shipbuilding t'a étonné ? Tu étais n" 1 dans les charts indépendants et tu es même arrivé dans le Top 30 officiel...
— Bien sûr, cela m'a surpris, mais cela a surtout été un succès d'estime. On a tourné une vidéo en Espagne et elle n'est toujours pas amortie, il faudrait vendre encore beaucoup de disques ! De toute façon, cela a été une excellente expérience. Quand Rough Trade m'a proposé la chanson, elle m'a tout de suite plu, la musique de Clive Langer et les paroles d'Elvis Costello avec leur côté satire sociale, très orientées sur la guerre des Falklands. Au départ, Costello a pensé à moi comme chanteur car il trouvait que le morceau ressemblait à certaines choses que j'avais faites, comme Strange fruit par exemple. Et j'ai trouvé Costello quelqu'un de, euh..., very nice! Un musicien pas du tout corrompu par le milieu rock en tout cas.
— Et toi, tes relations avec ce milieu ?
— Elles sont heureusement très limitées, j'ai beaucoup de chance avec l'équipe de Rough Trade, c'est d'ailleurs grâce à eux si j'ai recommencé à enregistrer il y a trois ans. C'est une petite compagnie, indépendante et aventureuse à la fois, et qui traite bien ses artistes. C'est très rare. Il y a une autre compagnie à New York: Europa Records, qui est dirigée par le Français Jean-Pierre Weiller. Europa va d'ailleurs sortir en 84 un album de Hugh Hopper et de Richard Sinclair sur lequel je chanterai quelques morceaux.
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Depuis son retour à une vie musicale active, Robert Wyatt se contente d'être interprète, de chanter des morceaux composés par d'autres musiciens. Comme il l'explique, il aime se concentrer sur le chant sans s'occuper du reste, arrangements, composition ou instrumentation.
— J'ai découvert ce plaisir en travaillant autrefois avec Mike Mantler et Carla Bley, cela m'a changé de Rock Bottom où j'avais dû tout superviser.
— Tu ne composes plus du tout ?
— Si, mais pas forcément en pensant à des disques. Plusieurs critiques ont écrit que ma musique était meilleure autrefois et je ne suis pas loin de penser qu'ils ont un peu raison...
— Tu feras bien sûr d'autres disques...
— Quand on me demande ça, j'ai un peu envie de dire la même chose que Johnny Rotten il y a 6 ou 7 ans : No future! Tu sais, je n'ai jamais pensé à la musique en termes de carrière, quand un single a marché comme I'm a believer ou bien là comme Shipbuilding, je n'ai jamais voulu faire de follow-up. C'est cela qui me plait beaucoup avec Rough Trade aussi: ils me laissent complètement libre, je fais un 45 tours de temps en temps, quand l'occasion se présente et que j'en ai envie. D'ailleurs, c'est Rough Trade quia remis le 45 tours à la mode en Angleterre.
— Parle-moi de ta fascination pour les vieilles chansons noires américaines...
— J'ai toujours aimé cette musique, les vieux disques de Cole Porter et Nat King Cole par exemple. J'en écoute beaucoup et je m'aperçois qu'on n'en parle pas assez aujourd'hui, bien que tout un tas de nouveaux groupes s'en inspirent, peut-être sans le savoir évidemment. J'ai repris sur l'autre face de Shipbuilding un très beau morceau, Memories of you d'Eubie Blake, et le Round Midnight de Thelonious Monk. Blake faisait tous les lyrics de Fats Waller, et il vient de mourir il y a quelques mois. Comme Monk. Sans le savoir (ces deux titres ont été enregistrés début 83) j'ai rendu un double hommage à ces deux musiciens.
Mon disque a un parfum un peu triste, non ?
— Tu écoutes beaucoup de musique ?
— J'écoute surtout ma radio ondes courtes, cela me fait voyager. Beaucoup de musiques des pays arabes, des pays de l'Est. En ce moment, je prends souvent la Palestine, comme ça j'ai une autre vision de l'actualité, plus globale et plus culturelle. Quant aux programmes anglais, ils sont impossibles à éviter, on les entend malgré soi mais il n'y a rien de neuf. Tiens, j'écoute beaucoup la musique d'Andalousie, c'est passionnant de regarder les liens entre la musique espagnole, maghrébine, grecque, le flamenco. Tout ça, ce sont les mêmes racines au départ.
— Et le cinéma ?
— Oui, ma femme m'y emmène beaucoup, surtout des films allemands, français ou japonais, qui ne sont pas distribués dans les grands circuits. Heureusement, nous avons maintenant une chaîne en Angleterre, le Channel 4 où l'on peut voir pas mal de films latino-américains, et beaucoup plus de choses culturelles qu'ailleurs.
Cruelle ironie du sort. Aujourd'hui qu'il est paralysé dans sa chaise roulante, Robert Wyatt est reconnu internationalement comme un pape de la nouvelle musique. Une réputation qui dépasse bien sûr les frontières du rock, et qui s'étend au jazz, à la new-wave, à la musique expérimentale. Tous ses compagnons de la première heure, les anciens de Soft Machine, sont en pleine faillite musicale. Kevin Ayers s'abandonne à la variété, Mike Ratledge vit en faisant des musiques de spots publicitaires, Daevid Allen se raccroche désespérément à une pauvre new-wave mort-née. Wyatt, lui, est toujours dans la course. Il poursuit son itinéraire solitaire de nomade musical, travaillant, comme il dit, en "absorbant des influences". Après deux autres tasses de thé, il me raccompagne à sa porte en m'affirmant qu'il ne croit plus à l'avant-garde.
"Et d'ailleurs ajoute-t-il, je viens de découvrir tout récemment que l'origine de l'expression est un terme militaire français du dix-neuvième siècle, tu te rends compte... ! ?"
A quoi pense-t-il, Robert Wyatt, à cet instant où le crépuscule descend doucement sur la morne banlieue de Twickenham ? A l'Espagne tiède du côté de Barcelone où il ira bientôt ? A une mystérieuse station de radio du bout du monde qu'il va capter cette nuit ? Ou bien tout simplement à la relativité des choses et à la logique parfois absurde du quotidien ? Et moi je pars vers Londres dans le soir, la mélodie voluptueuse de Shipbuilding flotte doucement dans ma tête, j'ai rencontré Robert Wyatt et je me sens tout d'un coup tout petit, très fort et plein d'espoir.
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