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Robert
Wyatt, le miel de la mélodie - Le Monde - 12 mars
1999
ROBERT
WYATT, LE MIEL DE LA MELODIE
Compositeur de chansons tendres et hantées,
l'ancien batteur de Soft Machine nous a ouvert la porte
de sa retraite créative dans la campagne anglaise.
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Sur la route qui relie Market Rasen à Louth, un bourg
de bonne taille dans le Lincolnshire, à plus de trois
heures de train au nord-est de Londres, Alfreda Benge
montre des étendues plantées de céréales. « Ils détruisent
les terres avec leurs engrais, pour gagner plus d'argent.
Et pour élever leurs cochons, chaque jour ils polluent
un peu plus. » « Ils », ce sont les grands propriétaires
qui se partagent le pays. « Alfie », la compagne de Robert
Wyatt depuis le début des années 70, fulmine contre l'héritage
du libéralisme thatchérien : les chemins de fer ayant
été privatisés, pour atteindre Louth, dont la station
n'était plus rentable, il faut une trentaine de minutes
de voiture.
Alfreda Benge et Robert Wyatt se sont installés ici à
la fin des années 80. Les habitants les connaissent, mais
de loin. Le couple a quitté Londres , en raison de l'augmentation
des loyers , et de voisins qui avaient peu de tendresse
pour les accents mélancoliques de la voix de Wyatt, les
motifs rythmiques joués à la cymbale et ses mélodies étranges
et hantées, gaies et ironiques qui s'échappent de petits
claviers. Robert Wyatt montre son nouvel enregistrement,
un regroupement de titres rares, de 45-tours oubliés,
qui fait suite à la réédition, sous son contrôle, des
cinq albums qu'il a enregistrés en vingt- cinq ans ( Le
Monde du 21 novembre 1998). Le coffret de carton, les
pochettes intérieures ont été conçus par Alfie. Tous deux
sont fiers et heureux du résultat. « Nous avons réalisé
du neuf à partir de quelque chose d'ancien, explique Robert
Wyatt, mais sans la sentimentalité ou la nostalgie qui
sont souvent attachées à ce type de compilations. Rien
de spectaculaire, mais ça rafraîchit l'esprit. »
DU JAZZ NAÏF - Le spectaculaire, Robert Wyatt
et Alfreda Benge s'en méfient. Les années 60 des débuts
de Wyatt - batteur de Soft Machine, évincé par ses « camarades
», fondateur du groupe Matching Mole en 1970 - sont loin.
« Je n'ai aucun souvenir enjolivé de cette période. Je
buvais beaucoup, pour vaincre la terreur panique de me
retrouver sur scène. On tournait en permanence, les disques
se vendaient et on ne gagnait pas un sou. Des managers
sont partis avec la caisse... Je préfère ma vie d'artiste
aujourd'hui. » Le 1er juin 1973, lors d'une fête, Wyatt,
fin saoul, tombe de la fenêtre d'un appartement londonien.
Il survit, mais restera à jamais dans une chaise roulante.
Wyatt devient alors chanteur, il joue du piano, de quelques
percussions ; il se mettra aussi à la trompette, une de
poche comme celle de Don Cherry, l'un de ses héros du
jazz. Dans la maison de Louth, Wyatt a pu installer un
piano à queue, des éléments de batterie, des claviers,
du matériel d'enregistrement... C'est là qu'il prépare,
note à note, dans le doute, durant des semaines, ses compositions.
Parfois, il quitte la petite maison de briques rouges
pour un studio d'enregistrement. « D'une certaine manière,
ma musique peut être présentée comme du jazz dénuée de
virtuosité instrumentale, ajoute Robert Wyatt. Du jazz
naïf et primitif en quelque sorte. C'est la musique qui
a le plus de sens pour moi, une découverte qui est l'une
des disciplines artistiques les plus importantes pour
moi avec la peinture de Paul Klee ou Picasso. Et puis
il y a le cinéma, en particulier le cinéma français ;
je pense à un auteur comme Eric Rohmer par exemple. Je
pense que le jazz est l'art le plus surprenant, le plus
éblouissant de l'Amérique. »
Le monde de l'enfance a parfois été évoqué à propos des
créations fragiles de Robert Wyatt. Il se souvient, avec
amusement, que lorsque ses premiers disques ont été édités
aux Etats-Unis , ils avaient été parfois mis dans la section
« Pour enfants ». « Je me rapproche du monde de l'enfance
après avoir été adulte », dit-il songeur. Ses séquences
courtes avec une ligne mélodique claire et un rythme qui
les met en valeur - « Ce qui est finalement une bonne
définition d'une chanson pop » - ont une simplicité d'apparence
que Wyatt met des semaines, des mois à atteindre.
L'ART, MOTIVATION PREMIÈRE - Robert Wyatt et Alfreda
Benge ont appris à mettre en commun leurs talents. A Wyatt
la musique, la voix, à Benge les pochettes, les dessins
: des pastels, des dessins au crayon, récemment du papier
découpé qui rappelle Kokoschka.
Les textes de Wyatt n'ont pas toujours de signification
évidente, d'autres pointent les injustices, les cruautés
du système capitaliste. A une époque, Robert Wyatt a rejoint
le Parti communiste de Grande-Bretagne. « Je me considère
comme quelqu'un de gauche, de manière instinctive, ce
n'est pas une position qui me vient de lectures ou de
théories. J'ai eu ma carte du parti, mon quotidien était
le même que celui des opprimés. Mes chansons ont parfois
été le reflet de cette position mais il n'y a pas de message.
Ce ne sont pas mes chansons qui vont apprendre quoi que
ce soit aux gens, et l'art reste ma motivation première.
Pour moi, c'est une manière d'atteindre la vérité. » Un
jour, Alfie s'est enhardie à proposer des poèmes, elle
a même chanté.
Dans la maison, il y a des tableaux, des objets africains,
une collection de cruches sur des étagères, des livres
d'art, des ouvrages de Chomsky, des essais sur la politique,
la sociologie... Wyatt écoute la musique d' Ascenseur
pour l'échafaud, de Miles Davis, l'un de ses disques favoris.
Quand le soleil reviendra sur ce pays humide, proche de
la mer du Nord, « Alfie » retournera dans le jardin et
« Robert » s'installera près d'elle. Lentement, avec des
silences, le couple commencera alors à faire venir au
jour une nouvelle chanson.
Sylvain Siclier
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