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 Robert Wyatt enregistré à Paris par Philippe Thieyre le 28 août 2003 - diffusé sur France-Inter (Radio France) le 25 octobre 2003


Philippe Thieyre : Pourquoi ne pas chanter «Old Europe» en français ?

Robert Wyatt : J'ai chanté en français pour Mike Mantler, un compositeur autrichien qui a fait des adaptations de poèmes de Philippe Soupault. Alfie, bien qu'elle ne soit pas née en Angleterre, écrit en anglais. Plusieurs des chansons de «Cuckooland», notamment «Old Europe», lui sont dues. Elle est londonienne, donc elle parle le londonien. Elle aime les grandes cités cosmopolites comme Londres et Paris. A propos de nos impressions sur ces villes, je ne parlerais pas vraiment de nostalgie d'une époque. Au contraire, j'aime la manière pleine de vie dont elle transcrit nos sentiments, car, dans nos têtes, notre imagination élabore une vision en partie fictive, romantique et idéalisée des gens et des endroits qui font qu'on se sent bien et, en général, moins seuls sur la planète. Elle réussit bien à retranscrire cette idée que l'Europe, Paris en particulier, au siècle dernier, a été un refuge pour les artistes du monde entier, et pas seulement pour les artistes. Dans les années 50, quand nous étions jeunes, les musiciens américains, entre autres, ont été bien reçus à Paris J'étais très jeune, 9/10 ans quand je suis venu à Paris, et cela a créé une association romantique avec ma découverte du monde, ma première sortie en dehors de mon petit univers originel…

Politiquement, actuellement, il y a une amnésie à propos du rôle de l'Europe et des insultes sont venues de l'autre côté de l'Atlantique. Je veux signifier aux pays qui parlent anglais qu'ils devraient être reconnaissants à la France et à l'Europe de s'être occupées d'artistes qui avaient été délaissés dans leur propre pays. Un peu plus de respect, s'il vous plaît. Je recherche la beauté et un peu d'empathie comme tout le monde, partout. Les situations conflictuelles me rendent plus humain. «Old Europe» a été influencé par les vieux films français en noir & blanc. Et puis, en quelque sorte, je rends hommage au jazz, ce n'est pas réellement du Miles Davis, mais c'est une manière de rendre hommage à cette musique.

Ma musique peut être définie principalement comme une sorte de pop music, mais j'aime utiliser des idées et des trucs venus du jazz. Par exemple, je fluidifie le rythme et je fais glisser les notes d'un chorus à un autre. Je suis reconnaissant à Yaron Stavi, le contrebassiste. Il m'a été recommandé par Gilad Atzmon, qui joue du saxo sur 3 ou 4 morceaux de «Cuckooland». Gilad est devenu maintenant un citoyen britannique. Auparavant, il était dans l'armée israélienne. Là, il a ressenti que quelque chose n'allait pas. Il est venu s'installer en Europe. Quant à Yaron, originaire du même endroit, Tel-Aviv, il joue en Europe depuis 10 ans, notamment avec des orchestres classiques. Il est arrivé en Angleterre à cause de Gilad avec qui il se produit régulièrement. Pendant l'enregistrement du «Insensatez» de Carlos Jobim, j'ai demandé à Gilad de jouer un solo de clarinette. Il m'a alors proposé d'inviter Yaron qui a pris le bus et a débarqué avec sa contrebasse. C'était vraiment beau ce qu'il a joué et tous les deux sont de fantastiques musiciens, si rapides à assimiler les morceaux. Yaron est resté pour un autre titre, puis je l'ai rappelé pour «Forest», pour «Trickle Down» et pour la dernière plage, «La Ahada Yalam», une composition d'un israélien arabe que j'ai entendu sur un CD de folk.

Comme j'ai été ému par les sonorités, je voulais absolument cette chanson sur mon disque. Qu'importe qui chante ou joue, je veux simplement faire le meilleur album possible. C'est ennuyeux d'enregistrer toujours le même chanteur. J'ai donc demandé à Gilad de se lancer. Il apporte aussi sa contribution à «Old Europe» où il a suggéré cette manière de mini big band, clarinette et saxophone. A un moment, sur une de mes compositions qui paraissait pourtant simple, je l'ai vu hésiter devant une succession de phrases musicales différentes et il m'a dit alors que la musique de Charlie Parker était plus facile à interpréter. A Londres, il travaille avec les réfugiés palestiniens et a enregistré un album, «Exile». Pour revenir à «La Ahada Yalam», il a joué le morceau comme la chanteuse le chantait, mais le paradoxe est qu'ensemble Gilad et Yaron trouvent des sonorités plus orientales que l'interprétation originale. C'est l'éducation musicale ottomane qui ressort. Il y eut également un moment amusant quand il a décidé de monter d'un octave lors d'un passage et qu'il m'a demandé si ça ne sonnait pas trop juif. (Rires...)

J'écoute toute sorte de musique, mais, au final, j'en reviens toujours aux vieux disques de jazz. Même si je ne me livre pas à des improvisations de jazz, c'est ma vision du bon feeling et je fais des disques pour me sentir bien. En fait, je ne pense pas avoir jamais réalisé un disque de rock dans ma vie. Mes racines de compositeur se trouvent dans la pop music traditionnelle dérivée du rock'n'roll, Buddy Holly, Eddie Cochran, Little Richard. J'ai un grand respect pour eux et j'aime l'affirmer de temps en temps. C'est le cas avec ce joli petit morceau «Raining In My Heart», qui n'a pas été écrit par Buddy Holly mais par le couple Bryant qui a aussi composé pour les Everly Brothers. Toujours les années 50. Ma période romantique, c'est les années 50, peut-être parce que j'étais à l'école. J'étais très malheureux à l'école et l'évasion vers d'autres mondes, le jazz, la pop, la peinture, était devenue vitale pour ma santé mentale, une question de vie ou de mort. J'ai essayé de sauver ma peau. Merci Buddy Holly.

“Lullaby For Hamza” est une composition que j'avais en réserve depuis des années, sans les mots. Alfie a écrit les textes au moment où les anglophones se sont trouvés des raisons pour bombarder des gens, ce qui semble une habitude historique et récurrente. Nous pensons que c'est notre devoir d'aller sauver le monde de lui-même. Cette forme de libération par les bombes est tout à fait un concept britannique. Alfie n'est pas anglaise, elle vivait en Europe pendant la deuxième guerre mondiale, en conséquence elle perçoit les bombardements et la guerre dans leur brutalité. La guerre psychologique est peut-être encore pire, les ennemis doivent être diabolisés, ils doivent être des monstres, et bien sûr il y a des monstres partout, alors c'est facile de le faire. Alfie nous rappelle que ce ne sont jamais les méchants mais les gens comme vous et moi, les mères et les enfants qui subissent la guerre. Quand vous êtes bombardés, c'est trop tard pour la colère , pas de cris, pas d'hystérie, vous essayez juste de protéger les innocents, de les réconforter. Bien entendu il y a un rapport évident avec les Palestiniens : tous les arabes ont été diabolisés. Les racistes doivent se réjouir. Leurs victimes leur avaient été enlevées une par une : dans le passé, ils pouvaient s'attaquer aux Juifs, aux Noirs, dorénavant ce n'est plus permis, mais maintenant il y a de nouveau les Arabes. Un autre paradoxe réside dans le fait qu'ils n'ont jamais admis que les Arabes sont des sémites, avec une culture sémite. Pour moi, tout cela marque en fait un retour au vieil antisémitisme chrétien. C'est également très triste la façon dont les ambitions arabes ont été balayées au cours des quinze dernières années. La faim et le meurtre sont des choses terribles, mais je sais, d'après ma propre expérience, que le pire pour eux, le plus déstabilisant, c'est l'humiliation.

La leçon réside dans le fait de dire : faites ce qu'on vous dit, pas ce qu'on fait. J'ai honte des gouvernements des pays anglophones, je regrette de ne pas me développer dans une civilisation plus mature, comme celle de l'Europe moderne. C'est humiliant pour moi, alors : «Pas en mon nom, Tony».

Je comprends que les USA sont dans une position où ils ont tout le pouvoir. Tous les gouvernements veulent rendre leur pays plus fort, mais je leur reproche ce côté moralisateur, cette supériorité morale qu'ils affichent. Conneries. La morale de ces dernières années, c'est qu'on vous respecte, qu'on vous traite sur un pied d'égalité si vous avez des armes nucléaires. C'est une forme de racisme éhonté et total que de décider qui peut posséder la bombe et qui ne peut pas, de dire que certains peuples sont dignes de confiance, en fait ceux qui ont déjà utilisé ces armes de destruction massive, et d'autre pas. Les bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki n'étaient absolument pas nécessaires, ils ont juste été décidés pour impressionner l'Union Soviétique et lui faire comprendre qu'on avait déjà la bombe. Juste une histoire de propagande et d'essai du matériel. Alors n'insultez pas notre intelligence avec vos histoires de morale.

P.T. : Pourquoi cet écart de 5 ans entre «Schleep» et «Cuckooland» ?


R.W. : Ces dernières années, j'ai enregistré pour d'autres gens en Espagne, avec le compositeur Bernard Coulais pour un film ou avec Pascal Comelade, et j'ai longtemps pensé que je n'avais pas assez de chansons pour un disque de Robert Wyatt. En réalité, je ne veux pas faire des disques solo. Le nom de Robert Wyatt signifie que j'ai initié le projet et que j'en assume les conséquences. C'est l'album d'un groupe composé de moi, d'Alfie, de l'ingénieur du son, Jamie Johnson et de tous les musiciens plus les compositeurs comme Alfie, Karen Mantler (la fille de Mike et de Carla Bley). J'ai repris de vieilles compositions et j'ai demandé à Alfie de mettre des mots dessus. Elle a accepté avec empressement, se jetant dessus comme un poisson dans l'eau. Elle connaissait les musiques et puis nous ressentons tellement de choses en commun. A la fin, nous avions vraiment beaucoup de matériel. Plutôt une bonne chose car j'ai pu le retravailler, le couper un peu. Ainsi «Trickle Down», que j'ai eu beaucoup de plaisir et de joie à graver avec Yaron Stavi, durait initialement entre dix et quinze minutes.

P.T. : Ce CD est particulièrement long.

R.W. : Brian Eno est parfois choqué par la sorte de bruit sale et bordélique que j'aime produire. Même s'il y a son nom, il n'est pas responsable de ça. C'est ma responsabilité à moi. Le disque était beaucoup plus long. Un joli paradoxe : parce que j'ai tellement de morceaux, je peux les réduire, les couper, ôter tout ce qui n'est pas nécessaire à la structure de la chanson. En conséquence, rien n'est figé, y compris à l'intérieur d'une même chanson. J'ai eu la chance de pouvoir changer n'importe quelle phrase, n'importe quel vers. Quand nous avons fini, nous nous sommes aperçus que nous avions 75 minutes de musique. Nous avons bien ri. C'est un CD que personne ne veut faire. Personne ne veut écouter un CD aussi long. Nous nous sommes retrouvés bien embarrasser, mais je vais avoir 60 ans dans deux ans et le futur, c'est maintenant. Aussi j'y ai mis tout ce que j'ai. C'était trop long pour un style musical bien défini, on en a finalement tiré un avantage dans le découpage et le placement des chansons. J'y ai aussi abandonné l'idée d'une continuité évidente, donnant la primauté au mouvement et au changement.

P.T. : Est-ce que, comme beaucoup de musiciens, vous avez perdu un peu d'aigus dans la voix ?

R.W. : J'essaye de chanter, je n'ai pas un pitch parfait…Je ne sais pas ce que c'est exactement, quelque chose entre un c moyen au piano et le c au-dessus, c'est probablement un f, peut-être un e. Quand je suis saoul, il m'est possible d'atteindre un a. Mais maintenant, je ne peux plus accéder à un octave de c. Dans le temps, je pouvais aller plus haut. C'est fini. Le registre de la voix n'est finalement pas si grand que ça et quand vous perdez une note, c'est définitivement une grande perte. Heureusement, j'en ai gagné quelques-unes dans les graves. Bien entraînés, les chanteurs d'opéra, par exemple, peuvent conserver plus longtemps leur registre, mais c'est mon côté rocker, j'ai mal vécu. Je n'ai pas assez surveillé mon instrument.

P.T. : Est-ce qu'il sera possible de vous entendre de nouveau sur une scène ?

R.W. : Je ne peux pas faire ça. J'ai perdu mes nerfs. Je fais maintenant de la musique tout seul, ou avec une personne à la fois. Avec Gilad et Yaron, nous avons travaillé ensemble parce qu'ils sont si proches. Sinon, normalement quand je travaille avec Annie (Whitehead), je travaille seulement avec Annie. Avec Paul (Weller), c'est seulement Paul. C'est d'ailleurs très différent. Paul aime tout ce qui est fort. Vous ne pouvez pas être dans un studio avec Paul et Karen parce que Karen va être trop intimidée par l'atmosphère qu'aime Paul. Moi-même, je ne peux pas jouer avec un groupe. J'ai essayé. Quand des gens regardent ce que je fais, je perds tous mes moyens. Ce qui arrivait quand c'était le cas, c'est que je me saoulais tellement pour me donner du courage que j'en oubliais les mots et que le fauteuil roulant arrachait les fils électriques.

J'ai donné deux ou trois concerts (après «Rock Bottom»), certains avec Henry Cow, mais j'ai réalisé que je ne pouvais vraiment plus le faire. J'en ai donné un à Paris après «Rock Bottom». Le dernier s'est déroulé Plaza Navona en Italie : j'étais assis sur la scène et j'étais presque inconscient. C'est une terreur effroyable pour moi. Par contre, ce qui est bien maintenant, c'est que j'ai acquis suffisamment de confiance pour jouer avec d'autres musiciens. A une époque, dans les années 80, je ne pouvais même plus enregistrer parce que l'ingénieur du son m'écoutait. Je m'enfermais tellement en moi-même que j'ai dû arrêter complètement la musique. J'ai au moins gagné ça. Je pense que tout est parti de mon exclusion de Soft Machine. J'avais créé le groupe, rassemblé les gens et, démocratiquement, ils ont tous voté mon exclusion. Je me suis senti comme de la merde ! Si je n'avais pas eu de respect pour eux, j'aurais juste été en colère, mais parce que je les respectais, je me suis dit qu'ils devaient avoir raison. Quoique je fasse, tout le temps, je les ai sentis derrière mon épaule en train de rire de moi. En y repensant, je me serais probablement jeté par la fenêtre parce que je ne pouvais supporter cette humiliation. La part de l'humiliation est énorme. Je ne les en blâme pas, ils avaient sans doute raison, mais cette idée ne m'a pas permis de me sentir mieux pour autant. Pourtant, finalement, c'était plutôt positif, ils m'ont permis de suivre mon propre chemin, de trouver mon autonomie musicale et de réaliser «Rock Bottom».

…Maintenant j'ai le courage de demander à des musiciens de venir m'aider. Au moins dans le studio, le disque semble résulter d'un travail de groupe, même si je ne vois qu'un musicien à la fois. C'est plus ouvert et j'aime cette sensation, mais je ne peux construire la trame du disque que chez moi.

La manière de travailler change avec les musiciens. Je demande à certains des choses précises. J'ai une idée exacte de ce que je veux. D'autres fois, ils apportent leur contribution personnelle. Par exemple, Paul Weller, s'il ressent l'envie de jouer de telle façon, il le joue et rajoute sa petite touche. A David Gilmour, je lui ai posé la question : veux-tu rajouter quelque chose ? Il a alors joué ce beau passage à la steel guitare. Il aurait pu dire non, c'était à lui de décider. C'est avec Annie que je me sens le plus proche dans le travail. Elle sait très bien trouver les notes importantes dans un chorus ou renforcer discrètement l'impact d'une chanson. Ainsi, sur le premier titre, vous ne remarquez pas sa présence, mais si vous l'enlevez, vous vous en apercevez tout de suite. Avec Gilad, par exemple sur «Old Europe», je lui donne une ou deux indications, puis il rajoute qu'il sentirait bien quelque chose rappelant les années 40 au ténor, enchaîné sur une approche plus marquée par les années 50. C'est exactement ce qu'il fait, puis il me demande de rajouter ce petit riff…puis des harmonies. Il commence à construire une jolie petite superstructure au saxophone, puis à la clarinette , une clarinette à l'ancienne avec un saxo très 50's. Au final, cette chanson est l'oeuvre d'un trio, les mots d'Alfie, la générosité de Gilad et moi. Le tout à parts égales. C'est ce que j'aime le plus quand la musique prend le pas sur les individualités, la mienne comme celle des autres.

Interview et traduction : Philippe Thieyre.
       
     
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