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 Coucou, c'est Robert Wyatt - Jazz Magazine - N° 541 - octobre 2003






Quatre ans après "Shleep",
l'un des plus singuliers auteurs-compositeurs anglais - l'un des rares à faire tomber les barrières entre jazz et rock sans qu'on s'en aperçoive -
revient avec "CuckooLand" (« Le pays du coucou » ).

Chouette !
                                  

INTERVIEW :
BAPTISTE PIÉGAY.
PHOTO :
THOMAS DORN


L'été s'en va, mais Robert Wyatt revient, et de la plus belle des manières : "Cuckooland" s'impose d'emblée comme un de ses plus beaux disques. Libre, donc infiniment jazz, inventif, nostalgique, sans amertume, concerné sans pesanteur, rien ne lui fait défaut pour prétendre au statut de chef-d'œuvre. Entouré de partenaires exemplaires - Annie Whitehead au trombone, Gilad Atzmon aux saxophones ou encore Karen Mantler au piano et à l'harmonica - il s'échappe loin des conventions pour embrasser toute la beauté dont un musicien est capable. Ravi de constater que Jazz Magazine ne le perd pas de vue, il nous éclaire sur son cheminement depuis "Shleep", sa dernière livraison. Si les nouveaux morceaux semblent faits d'éclats, comme des kaléidoscopes brisés, cela tient d'abord à ses méthodes :



« J'aime faire le plus de choses moi-même, c'est très difficile pour moi d'expliquer aux musiciens ce que je souhaite. Une fois que les bases sont jetées, c'est plus simple pour eux de trouver un espace. Dans le studio, il n'y a que moi, Alfie, Jamie Johnson, l'ingénieur du son, et le musicien. Cette impression d'éclatement dans les morceaux vient du fait que j'enregistre une série de duos, et que je mixe le tout ensuite ».

Wyatt organise leurs interventions très précisément : « Ce sont des musiciens très différents, dans leur approche de la musique et leur sensibilité. Annie ou Gilad saisissent ce que je veux tout de suite. Les musiciens de rock ont peut-être un sens dramatique singulier, mais ils n'ont pas l'habitude de faire attention aux détails des accords que j'utilise, ils me demandent beaucoup de prises et un travail important au mixage ».
Cette approche étonnante pour un musicien imprégné de jazz, passionné des souffles collectifs (une chanson est dédiée à Mike Zwerin du légendaire "Orchestra USA"), Wyatt la justifie par sa hantise du groupe - l'expérience Soft Machine, et son renvoi, restent un traumatisme profond :

« Cette angoisse de n'être plus rien ne m'a jamais quitté, je n'ai jamais retrouvé cette joie de vivre... ». Il poursuit, proposant une théorie idéale de l'écoute de la musique et de sa pratique : « Je ne me suis jamais fait à cette idée qu'un disque doit être une machine parfaite, je veux qu'il y ait une relation intime avec le musicien. C'est comme notre conversation : nous sommes plus à l'aise tous les deux. S'il y avait d'autres journalistes, vous ne réagiriez pas de la même façon ».

La grande beauté de "Cuckooland" doit beaucoup à son sens de l'organisation du champ de la chanson, presque impressionniste, par touches délicates :
« Sur
Insensatez [Ndlr - du duo Jobim/De Moraes], je chante en duo avec Karen Mantler, et il y avait un espace où je ne voulais pas chanter et je souhaitais que Gilad fasse un solo de clarinette - il a un son où l'on retrouve l'âme des premiers clarinettistes avec une influence arabe. II a aussi utilisé une flûte, et a trouvé un arrangement dans l'esprit de Gil Evans. Sur Old Europe, une chanson nostalgique sur le jazz en Europe dans les années 40-50, un monde que je n'ai pas connu, que je me contente d'imaginer. C’est aussi une célébration d'une chose qui reste vivante tant qu'on le garde en tête. Gilad a tout de suite compris que j'attendais des petites réponses dans les intervalles que je laisse dans le chant. Il a travaillé ses soli pour qu'ils aient d'abord une couleur évoquant les années 40, puis 50. Il allait et venait entre quelque chose de très primitif à la clarinette et des riffs "late swing ».

Il faut chercher ailleurs pour comprendre la composition au sens où il l’entend : « II
y a une obsession de la précision clinique dans la musique, qu'il s'agisse de classique ou de pop, qui ne m'a jamais intéressé. Chez les peintres que j’aime, Mirô ou Picasso, quand ils vieillissaient, il y avait de moins en moins de signes de leur virtuosité technique. J'en reviens toujours à Miles : il voulait que tout le monde joue au-delà de son savoir et de sa science. Techniquement, il n'était pas aussi rapide que Clark Terry mais on a l’impression qu’il essaie de surpasser ce qu’il sait faire pour obtenir ce qu’il souhaite ».



Ouvert sur le monde de la musique, Wyatt s’émerveille de l’attitude de ses musiciens : « Nombre d’entre eux ont reçu une formation académique, mais ils étaient compréhensifs. Dans mon souvenir, les musiciens de jazz n'étaient pas comme cela il y a trente ans : ils méprisaient ma technique assez primitive. Aujourd’hui ils sont plus ouverts, ils écoutent de tout : Annie travaillent avec des gens qui ne lisent ni n’écrivent la musique, par exemple des groupes de reggae, alors qu’elle peut tout déchiffrer ».

Lorsqu'on l’interroge sur ses musiciens de référence lors de l'enregistrement, deux noms sont évoqués instantanément : Billy Higgins et William Parker. Si la matière de l’album propose des plages de grande douceurs (Insensatez et son merveilleux harmonica, en droite ligne Toots Thielemans), elle reste viscéralement abrasive et combative : de Bagdad au sort des réfugiés, en passant par la quête démocratique de l'Amérique Latine, rien de l'état du monde ne le laisse indifférent :

« Alfie [Ndlr – sa femme et parolière] s’informe en permanence de tout ce qui se passe d’horrible dans le monde. Elle est un peu masochiste ! ».

Tordons le cou à ces clichés qui feraient de Wyatt le barde de l’avant-garde, alors qu’il qualifie avec insistance sa musique de « primitive » et souligne son goût de la musique populaire :
« Quand j’étais plus jeune, avant même que je commence à jouer, il y avait déjà une tension entre la musique sérieuse et le reste, y compris le jazz. Je n'aimais pas voir ces préjugés de l’élite reproduits. J'ai toujours eu un immense respect pour la pop, même si elle vient de gens qui ne s'intéressent pas particulièrement à des choses plus complexes. D'après Mingus, si l'on s'éloignait du « song and dance », on perdait tout. Je comprends qu'on puisse avoir de l'aversion pour la pop, elle fait partie d'une culture commerciale dégradante, même si ce n'est pas la faute des musiciens, mais de l'industrie ».

A ÉCOUTER
"Cuckooland" (Rykodisc/Naïve).

A VOIRà Charleville-Mézières (Théâtre, 8 novembre) : "Dedicated to you - Variations sur la musique de Robert Wyatt" par John Greaves, Sylvain Kassap, Hélène Labarrière, Jacques Mahieux, Karen Mantler, Dominique Pifarély. Renseignements : 03 24 32 44 50.


       
     
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