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Top Dix par Robert Wyatt - Atem - N° 8 - février
1977
MON TOP DIX PAR ROBERT
WYATT
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Une rubrique qu'on inaugure avec ce numéro mais
qui ne sera pas régulière.
Il nous a semblé qu'il pourrait être intéressant
de connaître les disques favoris des musiciens qu'on
aimait bien. Alors, on a écrit à Robert WYATT
qui nous a envoyé son TOP TEN, qui était déjà
paru dans un vieux numéro de "LET IT ROCK".
Accompagnant ce TOP TEN une petite note de Robert disait
: "Il y a quelques années, quand j'étais
plus sûr de mes opinions, j'ai écrit ceci.
Je vous le montre pour votre amusement mais vous pouvez
l'utiliser si vous voulez ; mais je le suspecte d'être
trop anglais, ou tout simplement trop vieux."
Tout d'abord, je dois préciser que j'ai 31 ans.
Je pense que chacun dépend plus ou moins d'un groupe
d'âge, en ce qui concerne ses goûts. Les gens
que je connais ont tendance à croire que la musique
de leur adolescence est la plus inspirée qui ait
jamais été et trouvent la musique qui précède
celle de leur génération un peu ennuyeuse,
et la musique qui suit un peu triviale, bêbête.
Presque tout le monde pense cela, bien que chacun le rationalise
par d'autres côtés. L'autre point est : je
choisis 10 disques que j'aime, mais en réalité,
il y en a 14, aussi, j'ai dû en retirer 4. Le troisième
point est que j'ai perdu la plupart de ces disques et il
y a donc peut-être des erreurs sur les détails
des titres.
"Goodbye Pork Pie Hat" par Charlie Mingus, tiré
de l' album "Mingus Ah Um" chez CBS je crois.
Ce n'est pas officiellement une chanson - je ne connais
pas de mots pour le qualifier - mais c'est très chantable,
comme beaucoup de chansons de Mingus. Tout compliqués
que peuvent être ses morceaux, quand on les connait,
on peut les chanter. Je peux presque les jouer aussi bien
que les chanter, parce que, comme beaucoup de chansons de
Julie Tippetts, tout est presque joué sur les touches
noires du piano. Les improvisations, par Shafi Hadi et Booker
Ervin aux saxes, respectent la mélodie, sont une
extension de celle-ci. Des gens comme Gil Evans et Mingus
se détachent des autres arrangeurs de jazz parce
qu'ils intègrent les improvisations de leurs musiciens
dans leur écriture. Je pense qu'il est plus facile
pour un musicien de jouer avec Mingus qu'avec la plupart
des gens, simplement parce que ses mélodies sont
toujours belles...
Ensuite, j'ai choisi le "Piano
Quintet" de Shostakovich. Dans ce quintet, si je
me souviens bien - cela fait des années que je
ne l'ai pas entendu - il y a une partie dans laquelle
le quatuor à cordes joue sur les cordes en sourdine,
un son très obsédant. De toutes façons,
j'aime l'idée d'un quatuor à cordes; en
fait, j'aime plus l'idée d'un quatuor à
cordes que
je n'aime une grande partie de Ia musique des quatuors.
Dans ce cas-là, peut-être que je l'aime parce
que le violoncelle est souvent utilisé un peu à
la manière de la contrebasse en jazz - c'est à
dire que les cordes ne sont pas frottées (archet)
mais frappées (doigts) ; relativement simple rythmiquement,
si je m'en souviens bien. C'est une pièce incroyablement
mélodieuse, ce qui, vous devez l'admettre, est
un grand exploit pour quelqu'un qui n'est, après
tout, qu'un communiste endoctriné (brainwashed
communist)....!
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"Friday the thirteenth" par Thelonious Monk.
la version que j'ai en tête est celle qu'il fit lors
du concert au Town Hall, où les arrangements étaient
faits par quelqu'un appelé Hal Overton. Je pense
que quand Monk mourra, il y aura profusion de biographies
avec supplément, de petits programmes de télévision
- des programmes d'art etc. à son sujet. "The
Zany loony of the bee-bop world", c'est sans doute
ainsi qu'ils l'appelleront. Ils ne le feront pas avant qu'il
meure, bien sûr, car il risquerait de gagner beaucoup
d'argent, et ils pensent surement que ce serait mauvais
pour lui. A mon avis, il est l'un des plus grands compositeurs
que j'aie entendu, d'après mes critères d'appréciation.
Le truc, à propos de ce concert au Town Hall bien
précis, est que les arrangements de Hal Overton sont
vraiment imaginatifs. Il a pris tous les anciens enregistrements
de Monk jouant ces morceaux, les a transcris en y incluant
les soli joués par Monk, et les a arrangés
pour grand orchestre. Ainsi vous avez la spontanéité
des idées improvisées consolidée par
l'orchestration inspirée de Hal Overton. J'aime particulièrement
"Fridey the thirteenth" parce qu'il possède
une deuxième ligne de basse qui n'est pas vraiment
synchronisée avec le morceau lui-même, et cela
incline le morceau entier sous un angle étrange.
(Si cela parait prétentieux, j'en suis désolé,
mais c'est ce qui arrive quand on tente d'expliquer ce que
l'on aime dans la musique).
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"Epilogue" par Miroslav
Vitous, de l'album "Infinite search". Miroslav
Vitous se situe techniquement dans la catégorie des
Barre Philips, Stanley Clarke et Barry Guy. Mais comme compositeur
de musique pour basse, il est mon préféré,
avec Charlie Haden. Peut-être que ses origines slaves
ont quelque chose à voir avec ses inclinations mélodiques
particulières. Sur "Infinite search", la
contrebasse - instrument utilisé d'habitude de manière
servile - est l'instrument principal du groupe. Le groupe
- Herbie Hancock, John Mc Laughlin, Jack De Johnnette et
Joe Henderson - soutient les lignes de Miroslav avec la
précision, la vitesse et l'imagination qui sont le
propre des matches de tennis de première classe.
Bien qu'individuellement les musiciens soient habitués
à travailler ensemble dans un contexte "live",
ils sont aussi habitués à couvrir les contrebassistes,
sur le principe que lorsque les instruments forts mènent,
les instruments doux suivent. Le studio d'enregistrement
peut dégager les musiciens de cette hiérarchie
par le volume. Dans le cas présent, l'effet de ces
musiciens retenant leur énergie pour laisser à
Miroslav l'espace qui sert dans chaque morceau à
donner la direction, crée une texture raffinée,
transparente, comme une toile d'araignée. Des matches
de tennis, des toiles d'araignées - le monde entier
dans un morceau - que demander de plus ?
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"Blues for Pablo" par Gil
Evans et Miles Davis. Cela vient d'un album appelé
à l'origine "Miles Davis plus Nineteen",
qui était la première tentative de Evans pour
arranger une série complète de mini concerti
pour Miles qui joue principalement du flugelhorn dans le
contexte d'un big band. C'est plus difficile de jouer du
flugelhorn que de la trompette, ce qui fait que même
des virtuoses comme Clark Terry , Art Farmer et le grand
Johnny Coles jouent plus précautionneusement, de
manière plus réfléchie que la plupart
des trompettistes. Comme le titre le suggère, il
y a une certaine similitude entre la musique de l'Espagne
du Sud et les premiers blues des Etats du sud, ce que Gil
Evans exploite superbement sans utiliser l'instrument qui
parait pourtant évident: la guitare. En fait, aussi
loin que je me souvienne, Gil Evans a été
le premier arrangeur de jazz à compléter les
instruments traditionnels des groupes de danse ethniques
par des cors, des flutes, et d'autres instruments associés
d'habitude à la tradition orchestrale européenne.
Accessoirement, "Blues for Pablo", comme les autres
titres de ce disque, n'est long que d'une paire de minutes,
ce qui démontre les sources de Gil Evans comme arrangeur
des groupes de danse "pop" et qui rend chaque
pièce individuelle agréable et dense. (Si
j'avais été un DJ à l'époque,
je les aurai mis en compétition avec Sandy Nelson
et Duane Eddy sur le marché des singles instrumentaux.)
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"Sex machine" par Sly and
the Family Stone. Quelquefois, quand je n'ai rien d'autre
à faire, je spécule sur les innovations possibles
de Sly Stone dans un studio d'enregistrement. Il a été
disc jokey, et comme le savent tous ceux qui admirent le
travail de Kenny Everett, les DJ ont l'opportunité
unique de manipuler des magnétos et de créer
une sorte de continuité surréelle avec leurs
enchainements, de créer une entité musicale
à partir de séries de disques choisis au hasard.
Une différence importante entre la tentative de production
courageuse de Sly Stone et celle de, disons Frank Zappa,
réside dans le fait que le groupe de base qui enregistre
a toujours l'urgence et l'excitation d'un bon concert en
public. Larry Graham, en particulier, est un bassiste et
un chanteur spectaculairement utile.
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"Flying" par les Beatles. Beaucoup de gens n'aimaient
pas le film parce qu'il était amateur (les caméras
ne tournaient pas autour du nombril du chanteur comme c'est
le cas dans la plupart des films musicaux professionnels)
ou prétentieux (ils essayaient vraiment de faire
quelque chose d'intéressant) ou quelque chose de
ce genre. Comme j'appartiens à la génération
hippie facile à berner et dont les facultés
critiques sont irrémédiablement émoussées
par les drogues, le sexe et les mauvaises sonos, je pensais
que c'était super. Le LP du même nom était
encore mieux, parce qu'ils l'avaient complété
avec leurs récents et fantastiques 45 tours. Le morceau
le plus magique et le plus mystérieux du disque,
pour moi, était "Flying", qui semblait
consister essentiellement en un blues de douze mesures,
sauf que les accords sont majeurs et le chant "blanc".
Si blanc en réalité qu'il sonne comme les
"Bateliers de la Volga" deuxième partie.
L'effet est euh que puis-je dire, oh vous savez, le chapelet
habituel d'adjectifs fallacieux et inadéquats, euh,
que diriez-vous de "ce disque est très chouette,
donc je l'aime".
PS: Je pense que les Beatles étaient beaucoup plus
audacieux et inventifs que la plupart de nos groupes "progressifs"
de la fin des sixties (à l'exception de Pink Floyd).
Je penserais que cela a quelque chose à voir avec
des heures de studio illimitées plutôt que
des concerts illimités.
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"Leaning on a lampost" par
George Formby. George Formby était un putain de joueur
d'ukulele, au moins deux fois moins lourd que ses nombreux
imitateurs - il aurait fait un bon guitariste rythmique.
A part ça, c'est un bon disque à passer à
quiconque pense encore que Bob Dylan a inventé de
bons lyrics. Tant que j'y suis, j'aimerais aussi mentionner
Frank Crummit, un chanteur de Liverpool des années
30. Ahem, "Frank Crummit". Merci.
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"Hold on I'm coming" par
Sam & Dave. Je me rappelle encore très vivement,
comme si c'était hier, du jour où le fantastique
"cirque" de chez Stax est venu en ville. Et avant
tout je me souviens de Sam & Dave, chacun partant à
grandes enjambées d'un des côtés de
la scène et se croisant devant le gang de Booker
T. se défonçant comme si c'était déjà
le rappel - très excitant. Encore une fois, comment
de simples mots peuvent-ils convenir etc. etc. Goldie a
fait une version de cette chanson qui apparemment accentue
les possibilités érotiques du titre - plus
de force à son.. euh...coude...et tout ça...
Mais néanmoins je doute que sa version vaille l'original
en terme d'excitation purement musicale. D'un autre côté,
il n'y a probablement rien qui puisse être uniquement
excitant d'un point de vue purement musical - à part
le "Old Grey Whistle Test ("une émission
télévisée, très BBC, sur le
rock), naturellement.
La manière dont les disques stax étaient enregistrés
les rendait parfaits pour les discothèques plutôt
que pour les chics systèmes stéréo
sur lesquels, comme beaucoup de disques de danse - par exemple
les disques de danse des indiens de l'ouest- ils sonnent
comparativement raides et secs. Réciproquement, beaucoup
de disques soi-disant "bien produits", quand ils
résonnent sur une piste de danse sont aussi utiles
aux danseurs qu'une couche de ciment humide. Je mentionne
ça parce que c'est embarrassant d'essayer de trouver
pourquoi des trucs sont ou ont été populaires
si on ne tient pas compte du contexte original. J'aimerais
continuer dans cette veine et discuter de la vie amphibie
du lion de mer, mais j'en sais assez sur le journalisme
pour savoir qu'on est supposé s'en tenir aux faits.
Donc, voici mon dernier disque...
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"Get out of my life woman"
par Lee Dorsey/Allen Toussaint. Ces deux là ont fait
toute une série de simples fantastiques et si quelqu'un
possède une copie de l'album du même nom, album
qu'ils ont fait ensemble, je donnerai n'importe quoi pour
l'avoir, sauf peut-être mon bras droit. Je crois que
Lee Dorsey ne chante plus mais s'occupe d'un garage ou d'un
truc dans ce goût là. Ne vous en faites pas,
on a encore John Mayall. Toussaint appartient à la
grande tradition des musiciens de la Nouvelle Orléans
avec des noms français. Parmi ces noms des bayous
à parfum voodoo, mes favoris sont Bechet, "Slow
drag" Pavageau, Alphonse Picou, Barney Bigard, Joseph
"Zigaboo" à la batterie sur ce disque ci,
et qui, qui qu'il soit, devrait être célèbre.
En tous cas, il m'a sauvé la peau en me montrant
le moyen de combiner le toucher en trio des premiers groupes
de swing avec le toucher plus violent de la huitième
note dérivée des orchestres militaires, privilégié
dans les cercles du rock moderne. Maintenant, je vous laisse
précipitamment réfléchir sur la signification
exacte, s'il y en a une, de l'expression "cercles du
rock moderne"...
Robert Wyatt.
Les dessins sont de Virginie Nguyen (She is six years old,
you know ?)
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Pourquoi des paroles de Robert Wyatt
?
Pourquoi non traduites ?
Plutôt que de faire un article historique en disant
toujours les mêmes choses (batteur, chanteur de Soft
- "chanteur au chômage", Matching Mole...)
il est beaucoup plus intéressant, plus émotionnel
(parce qu'émouvant est déplacé pour
Wyatt) de montrer à travers quelques-uns de ses morceaux
le thème de l'incommunicabilité qui fait de
lui le non-poète qui refuse les mots, qui préfère
murmurer plutôt qu'expliquer.
Traduire serait trahir, et nous avons essayé de rester
à la limite de la décence - Voilà,
c'est un peu solennel, pas de pleurs, pas d'éternels
regrets... Pas de commentaires, ou très peu. Et puis
Mr Robert ne veut pas qu'on parle trop de lui...
Jacques Gisclard - Xavier Béal
La version originale de cet article
est parue dans le N° de janvier 1975 de la revue Let
It Rock. |