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 Retour d'un ami - Rock & Folk - N° 93 - octobre 1974


RETOUR D'UN AMI








On a eu peur qu'il ne soit plus jamais là. Mais Robert Wyatt est revenu...

 


Il était apparu sur la scène du théâtre des Champs Elysées, à moitié nu comme d'habitude, titubant comme d'habitude ; il s'était installé derrière ses caisses qu'il frappa furieusement deux heures durant pour accompagner musicalement le "ballet tragi-comique" de Graziella Martinez et Copi, alors seulement vedette de l'underground. une pièce qui s'appelait "Ste Geneviève sur une balançoire", à moins que ce ne fut... "dans une baignoire". Ce curieux petit homme aux cheveux blonds et fous, démoniaque, qui chevauchait sa batterie comme pour mieux la dompter, n'était autre que Robert Wyatt, membre d'un trio complètement inconnu du grand public mais familier pour la hip-société parisienne de l'époque : le Soft Machine ; derrière son orgue bariolé, visage science-fictionnesque, Mike Ratledge impassible faisait gronder son instrument, et sur le devant de la scène, Kevin Ayers les paupières peintes en bleu chantait "My Château".

Après ce concert, il y eut une fête dans les beaux quartiers, comme chaque fois que le Soft se produisait. Robert Wyatt y vint, tenant par la main une blonde d'un soir. Il paraissait maintenant tout petit et frêle loin de la fureur, de la fureur libérée par l'animal scénique qu'il était auparavant. Encore une fois, il semblait perdu dans un grand rêve secret, ou tout simplement ivre ou défoncé... ainsi, souvenir de cette soirée, la petite boîte dorée trouvée au pied de la batterie, écrin précieux pour l'expérimentateur psychédélique qu'il était. Le groupe ne s'était-il pas délibérément placé sous la domination spirituelle du maître William Burroughs, avec un petit détour par la pataphysique, juste pour ne pas trop se prendre au sérieux... une autre forme d'aventure pour l'esprit.

Un souvenir qui date déjà de plus de sept années. Robert Wyatt, ce peut être aussi l'image de ce diable au torse nu ruisselant de sueur, s'agitant sauvagement devant l'écran aux couleurs éclatées et mouvantes d'un light-show pour la "fenêtre rose" de Jean-Jacques Lebel au Palais des Sports, une furieuse nuit ; trop en avance pour être un succès... Robert Wyatt encore à Sigma, au sein du grand orchestre de Keith Tippett, et aux côtés, entre autres, de Fripp, Julie Driscoll, Zoot Money et Patto... ou bien dans la nuit froide et humide d'Amougies ; au Théâtre de la Musique pour un concert-apothéose, sa voix en écho, à l'époque du "Third", sublime réussite d'un parti-pris musical original : souvenez-vous de "Moon In June", etc...


C'est dire combien l'ex-batteur du Soft appartient à la mémoire d'un rock-critic, et donc tout autant à celle du public français. Il fait partie de ces rares personnages attachants de la rock-music dont la musique se confond avec la vie, sorte de ballade nostalgique avec parfois l'ivresse de parcourir des paysages musicaux nouveaux, la recherche d'une beauté que l'on croit vierge parce qu'enfouie dans un magma de sons inexplorés, au croisement de routes musicales diverses. Tel apparaissait Robert Wyatt quittant la Machine Molle pour tenter l'aventure solitaire, musicien contemporain vulnérable qui après un accident terrible, vient de réaliser une oeuvre maîtresse, "Rock Bottom". Mais avant cela, il y eut le Soft, "End Of An Ear" le premier album solo, la courte expérience Matching Mole et les deux albums qu'elle devait produire, sans oublier la participation aux tentatives musicales des amis de toujours comme Daevid Allen et son "Banana Moon", Kevin Ayers, etc...

La voix en écho et les bras qui martèlent pour scander le chant.

En réécoutant les bandes exhumées par Gorgio Gomelsky et publiées dans la série "Rock Génération" chez Byg Records, on peut prendre la mesure de ce que fut le "creuset" Soft Machine, l'instant précis où la rencontre de quatre jeunes intellectuels en rupture de fac, ayant choisi l'aventure et le monde des marginaux de la rock-music, devait donner le départ à tout à un mouvement musical qui marquera la musique anglaise "progressiste". Des bandes "live" prises entre 62 et 67, à l'époque où Daevid Allen faisait partie intégrante du groupe. La voix de Robert Wyatt y est continuellement présente, curieusement étouffée et geignante, syncopée aussi - rien à voir avec le chant bluesy ou le rock hurlé, plutôt une plainte, un susurrement mais qui emprunte à la jazzitude (surtout au be-bop) sa scansion. Robert Wyatt ne fera que développer, en jouant notamment avec l'écho, la réverbération, ce style particulier, parfaitement original, qui lui fait utiliser sa voix comme un instrument, travaillant les sonorités des mots comme un instrument à vent les notes. Il nous est d'ailleurs rappelé dans le texte des pochettes du premier album du Soft combien Wyatt avait étonné Michael Zwerin, chroniqueur du Village Voice, en chantant note pour note le solo de Charlie Parker sur "Donna Lee". Mais cette voix a toujours été chargée d'émotion, à cause sans doute de son apparente fragilité. Que vous réécoutiez ces vieux témoignages des débuts ou bien les textes du tout nouvel album, la voix parfaitement anachronique a ce pouvoir de vous donner la chair de poule, vous transporter dans ce tréfonds de vous-même tellement plus jouissif parce que rarement atteint. Dans les bandes "live" de la série Rock Generation, tout est encore fonction de cette voix, c'est à dire que la musique est surtout d'accompagnement: Robert Wyatt contrôle d'autant mieux son chant qu'il en assure lui-même la structure rythmique.

Dès l'enregistrement du premier album officiel, celui-ci longtemps attendu après l'échec de la tentative de musique en 45t, cette voix va devenir un instrument, certes porteuse du texte mais aussi présente comme plainte, comme écho, comme élément humain dans un contexte de sons qui se veulent au carrefour du fantastique, de la dérision et du science-fictionnesque. Cette voix est alors maîtrisée, exploitée au service de cette musique pour le corps et l'esprit. Au son singulier de l'orgue de Mike Ratledge, Robert Wyatt ajoute ce drumming tout à la fois élégant et furieux, précis et torrentiel. Il faut dire que le batteur du Soft est héritier du jazz tout en ayant participé au mouvement anglais de la rock music des années 60. Il est et restera un des seuls musiciens de rock qui sachent frapper fort, "écraser" le tempo tout en swinguant.

Au côté de Mike Ratledge et de Kevin Ayers, il gravera enfin "Hope For Happiness", "Joy Of A Toy", "Save Yourself", etc..., qui appartenaient déjà à l'histoire du groupe, des chansons qui, après la Côte d'Azur française, Ibiza, avaient parcouru les chemins américains en première partie de la Jimi Hendrix Experience. Sur la première face, la voix de Wyatt domine et l'on peut entendre son drumming dans toute sa richesse au cours des longues minutes de "So Boot If At All". Sur la seconde face, sa voix cède en partie la place à celle de Kevin Ayers pour les non moins sublimes hymnes soft-machiniens que sont et resteront "We Did It Again", "Belle Comme Une Poubelle", et surtout " Why Are We Sleeping ". Pour le volume II de la Machine Molle, Kevin Ayers a laissé sa place à un autre membre (depuis toujours) de la grande famille, Hugh Hopper, resté jusqu'à présent dans l'ombre des coulisses. Là, Robert est seul pour assurer toutes les parties vocales de cette oeuvre ambitieuse, sorte de symphonie rock'n'rollienne en hommage tout à la fois à la pataphysique et au dadaïsme avec ses collages de sons, ses textes absurdes. Le chant de Robert fait merveille dans cette oeuvre collective qui fait appel à l'électronique, aux ressources du studio et du travail sur bandes dont le batteur deviendra un habitué. De la même façon apparaîtront les cuivres pour décupler les sonorités.


On se dirige alors inévitablement vers une prise de direction musicale du groupe par Mike Ratledge, dont nous trouverons confirmation avec la sortie du "Third ", album/apothéose des recherches de la Soft Machine puisque présentant tout à la fois, à travers une synthèse originale, la jazzitude, l'électronique, les boucles sonores expérimentées par l'ami des temps ancien Terry Riley, mais aussi, plus pour longtemps encore, la voix de Robert Wyatt. Le groupe s'est ouvert : en font partie plusieurs musiciens de jazz anglais de l'orchestre de Keith Tippett, jeune pianiste ami du groupe. Robert Wyatt aura, dans ce disque double, sa face, " The Moon In June ". Dans cette plage, il va placer tout ce qui pour lui participe de son univers musical : ce goût du vertige sonore par le décuplement des sonorités grâce au travail sur les bandes, les échos, l'ivresse du son qui tourne, des accents de la voix susurrée. " The Moon In June " est alors compris par les initiés comme étant sans aucun doute un des plus beaux trips musicaux qu'ait jamais proposé la rock music, passionnante plongée dans les détours profonds de la matière sonore ; la preuve aussi que l'on peut utiliser la musique traitée électroniquement pour produire une oeuvre d'une troublante beauté, vibrante, voyage psychédélique des sons, comme sut le faire presque à la même époque Hendrix, avec certaines parties d'" Electric Ladyland ".

Porter sa solitude pour enfin couper le cordon ombilical d'avec la mère Soft.


Un grand quatre en relief sur un fond rosé, c'est l'album qui annonce la rupture douloureuse : Robert Wyatt ne chante plus. Il joue seulement de la batterie pour ce disque marquant un virage en direction de la jazzitude, du modernisme musical, mais qui nie l'émotion première, cette fascinante palpitation des sons, celle, il faut l'avouer, que donnaient les accents douloureux ou rêveurs de la voix de Robert. On dira que c'est Elton Dean qui poussa Ratledge à éliminer progressivement celui qui voulait s'obstiner à chanter, tout simplement, comme il devait nous le dire, parce qu'il aimait chanter. Il s'en alla essayer de continuer sa route solitaire. Mais on ne coupe pas aussi facilement le cordon ombilical. Robert Wyatt avait pourtant, comme pour combler une trop grande frustration, réussi un premier album solo, " The End Of An Ear ". Il était indiqué très clairement le pourquoi de cet album, par les mots " Robert Wyatt, out of work pop singer ". Des morceaux aux titres/hommages, signes d'amitié et de reconnaissance qui résument la personnalité de ce chanteur/batteur et expérimentateur dans un profond désarroi. Il y a " Las Vegas Tango ", pour célébrer le grand arrangeur et chef d'orchestre dont l'ceuvre l'a marqué musicalement, Gil Evans; un clin d'oeil au groupe Caravan, qui lui doit beaucoup; un autre à Daevid Allen, le vieux compagnon, et à Gilly Smith; à d'autres encore, Carla, Marsha ou Caroline, sans oublier " le vieux monde " ("et ce merci pour l'utilisation de ton corps, au revoir"). Voix wyattienne, jazz cool, piano électrique, inversion de bandes, traitement électronique maximal des sons, etc. pour ce "The End Of An Ear" pas assez maîtrisé, trop difficile pour connaître même un modeste succès public. Le disque passa presque inaperçu malgré ses évidentes qualités.

Mais la rupture d'avec le Soft, cela voulait dire pour Wyatt mettre sur pied pour la première fois son propre groupe, en assurer donc le leadership, position ô combien inconfortable pour ce musicien généreux et timide à la fois, à la peur paranoïaque des responsabilités. Il y eut une longue période d'attente, un album avec Daevid Allen et Pip Pyle pour Byg, où Robert put enregistrer cette vieille chanson de l'époque Canterbury, composée par Hugh Hopper, " Memories ", et bien sûr des moments de libération totale grâce aux grandes parties improvisées. Et puis très rapidement le nouveau groupe naissait, enregistrait un album : Matching Mole... pied de nez à la Machine Molle. L'ex-Soft s'entourera pourtant de musiciens " familiers " comme David Sinclair, ex-Caravan lui aussi originaire de Canterbury et admirateur du Soft, le guitariste Phil Miller, élément de cette vaste école progressiste anglaise et qui participa à certains enregistrements de Caravan. Ainsi de Bill Mac Cormick et Dave Mac Rae... Si la plupart des compositions sont de Wyatt, il va s'effacer pour laisser une grande place aux interventions des solistes Phil Miller ou David Sinclair, comme dans " Part Of The Dance ", symbiose de l'ancien Soft et de la toute nouvelle tendance jazz-rock, celle de Weather Report par exemple.

Mais, incontestablement, Wyatt ne contrôle pas la musique comme sa position de leader et de pourvoyeur l'exige, il n'impose pas une direction précise suffisante pour donner une nouvelle dimension à cette autre Machine Molle/Matching Mole. On le verra notamment au cours de l'émission de TV " Rockenstock ", que le groupe vint enregistrer à Paris. Sans oublier le suicide que fut pour le groupe l'acceptation de se produire en première partie du show de John Mayall à l'Olympia. Le public sifflera le groupe parce qu'il était venu entendre un des vieux rescapés du british blues et non pas de la musique " avant gardiste ". Insuccès total au niveau du grand public, pratiquement pas d'engagements, trop peu de considération de la part de la presse anglaise toute puissante. Seuls, en France, les fidèles du Soft de la première époque, pour qui Wyatt a toujours été un grand musicien, témoigneront de l'intérêt pour le nouveau groupe de Robert, qui sera conduit à se séparer non sans avoir enregistré un second album, " Little Red Record ", bien plus ambitieux que le premier, produit, celui-ci, par Robert Fripp et avec la participation d'Eno au synthétiseur. Ce " petit disque rouge " a été conçu comme un tout, disque-concept où l'exploration des sons est maximale, où, par exemple, tous les morceaux de la première face s'enchaînent automatiquement.
Insertion dans la musique contemporaine, le free, le disque ne présente aucune composition de Wyatt et on y entend très peu sa " silly voice " (magnifique chant dans " Gloria Gloom " et " God Song "). Un jour pourtant, malgré l'insuccès du moment, on reconnaîtra à ces albums leur valeur, celle de témoignage sur une avancée des sons à la recherche d'une synthèse de la jazzitude, de l'électronique et de la rock music. Ce qui semblerait enfin vouloir se produire avec " Rock Bottom ".



L'accident, la petite voiture, Virgin et sans doute le succès.

Il est tombé par une fenêtre d'un quatrième étage il y a quelques mois, à Maida Vale, lors d'une soirée donnée pour fêter la grande réunion de toute la famille Soft. Ils étaient tous là. Il n'en est pas mort par miracle, mais il reste paralysé à vie. Il devient un homme-tronc dans une petite voiture. Le monde du rock perd ainsi l'un de ses plus grands batteurs, mais il va gagner un grand compositeur et chanteur; il suffit de se remémorer, comme nous le faisions au début de cet article, l'incroyable pourvoyeur d'énergie qu'il fut, pour ne pas avoir éprouvé une grande tristesse en regardant les photos de la pochette du disque d'Hatfield and the North, premier document où l'ex-batteur du Soft apparaît après son accident. On savait pourtant qu'il avait mis à profit son séjour à l'hôpital pour repenser son insertion et celle de sa musique dans le monde du rock, pour y écouter beaucoup de bandes, pour y enregistrer aussi des schémas pour sa musique future, au piano. Pour l'aider à envisager son retour, dans le monde du show-biz, sans trop de difficultés matérielles, le Pink Floyd et le Soft Machine donnèrent un concert ensemble, dont la recette lui fut versée. Petit à petit, il allait sortir de sa nuit " with a little help of his friends " : un album pour Virgin, la participation au concert du 1er juin avec Eno, John Cale, Nico et Kevin Ayers, la présence à ses côtés, pour son enregistrement et pour son premier concert de retour, le 8 septembre, de Mike Oldfield et Nick Mason.



Ce dernier aura joué un rôle décisif dans le come-back prometteur de celui qui, pour prouver qu'il n'a pas perdu son goût de la dérision, de l'absurde, se fera photographier pour la couverture du New Musical Express sur sa petite voiture et sur un escalier, ses musiciens l'entourant... eux aussi dans des voitures de paralytique : parmi eux, Mike Oldfield et Nick Mason, justement. Et puis, son album sorti, on voit la presse anglaise s'y intéresser, la critique délirer et les ventes s'accélérer comme si, ironie du sort, son accident avait été l'argument publicitaire nécessaire. " Rock Bottom " marque surtout l'accomplissement de la démarche musicale de Robert Wyatt, celle poursuivie, nous l'avons vu, depuis les débuts. Il a enfin trouvé, avec Virgin et les méthodes de travail du Manor, le cadre idéal pour travailler; le soutien d'un Nick Mason ou de Mike Oldfield lui apportant cet environnement amical qu'il a toujours revendiqué. Le résultat ne pouvait être que cette sublime symphonie, merveille de technique instrumentale et de travail en studio mais qui ouvre sur l'émotion, l'ivresse et le dépassement.

Robert Wyatt a enfin atteint cette synthèse idéale des sons qui annihile toute possibilité critique. Il y a sa voix, les percussions que ses mains peuvent encore produire, le piano et puis l'écriture musicale, cette mise en scène sonore que l'on peut parfaire grâce à la technologie du studio. Il y a donc Robert Wyatt, non pas diminué mais bien au contraire en position de force maintenant, puisqu'il va devenir aussi un grand vendeur de disques. Il peut alors regarder avec une distance toute de sagesse la scène anglaise et trouver que Bryan Ferry est une des personnalités les plus intéressantes parmi celles nouvellement apparues. Il pensait, en confiant cela à un journaliste, aux albums solos du leader de Roxy, c'est à-dire aux reprises de standards. Et d'envisager ainsi de faire de même, avec notamment " Do The Strand " de Bryan Ferry, " Goodbye Porkpie Hat " de Charlie Mingus, " Round About Midnight " de Monk ou bien " O oh Baby " des Miracles, " Georgia On My Mind ", " Song For Che " de Charlie Haden, " Solitude " de Duke Ellington et même " Hey, Hey, We're The Monkees ". Voilà ce qu'il disait, il y a à peine plus d'un mois et, pour prouver sa suite dans ses idées, Virgin vient de sortir un 45t de Robert Wyatt chantant un hit célèbre des Monkees, " I'm A Believer "... Merci Robert de revenir, on avait besoin de toi !

PAUL ALESSANDRINI.
       
     
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