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 Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Robert Wyatt sans jamais oser le demander - Vibrations - N° 51 - mars 2003







"Parfois, je sors de ma tanière pour enregistrer un disque. je me sens alors comme un étranger qui visiterait un étrange pays: le pays des musiciens. Pour être franc, je ne me suis jamais vraiment senti à mon aise dans ce milieu-là."


Ainsi Robert Wyatt s'exprimait-il à la fin de l'été 1997, alors qu'il venait tout juste d'achever "Shleep", son dernier album à ce jour. Ces quelques mots résument parfaitement la mentalité de cet électron libre, qui n'a jamais brigué un poste fixe ou une position influente dans le grand organigramme de la musique moderne.
Des aventures mouvementées en compagnie de Soft Machine jusqu'aux fugues solitaires de "Rock Bottom" ou de "Old Rottenhat", cet éternel flâneur a su pousser son chemin vers des zones préservées, où l'esprit de compétition et la dictature des modes n'exerçaient pas leur emprise. Quatre décennies d'activités plus ou moins soutenues, de pures songeries et d'âpres combats, d'acrobaties pataphysiques et de chansons toutes nues, d'illuminations soudaines et de longues éclipses, n'ont pas réussi à le transformer en vieux briscard. Aujourd'hui âgé de 58 ans, Wyatt reste à nos yeux cet amateur de génie invité par erreur chez les professionnels de la profession, ce non-spécialiste entré clandestinement au royaume des experts et des forts en thème. Avec lui, l'adjectif dilettante, que le langage courant leste souvent d'une inexplicable charge péjorative, renvoie à une forme d'exigence poétique et de sagesse rêveuse que les musiciens installés ne pourront jamais tout à fait connaître.


Wyatt est le symbole le plus éclatant d'une certaine excellence britannique qui, à l'écart de l'orthodoxie pop-rock incarnée par les Beatles, les Stones et consorts, a donné ses meilleurs fruits sous le climat bouillonnant des années 60. Comme Derek Bailey, Kevin Ayers, Fred Frith, Gavin Bryars, John Greaves ou Brian Eno, il est l'enfant d'une époque où le paysage culturel se transformait à vive allure et où la partition du monde musical en obédiences et en chapelles n'était pas franchement à l'ordre du jour. Elevé au lait du be-bop, admirateur transi de Thelonious Monk, Charlie Haden ou Don Cherry, Wyatt s'est découvert peu à peu de solides inclinations pour les harmonies pop, les rythmes caraïbes ou encore les mélodies sucrées-salées d'un Burt Bacharach. Sa grandeur est d'avoir su créer une musique qui, sans l'illustrer littéralement, reflète l'étendue de ses goûts.

Ceux qui appréhendent pour la première fois son oeuvre ont souvent le sentiment de se heurter à un étrange rébus. Comment décrypter un langage qui, tout en partageant quelques points de tangence avec le rock, le jazz, la pop ou les musiques expérimentales, ne peut être réduit à une simple combinaison d'influences? Que penser d'un musicien qui, pour tout arrangement, sait volontiers se contenter d'un ruisselet d'orgue, d'un piano aqueux et d'un nuage de cymbales? Que dire de cette voix curieusement délavée, qui ne recourt pas à la lourde signalétique émotionnelle si chère aux chanteurs populaires? Où ranger une oeuvre qui, à maints égards, se joue des clôtures censées séparer les avant-gardes (ou ce qu'il en reste) des musiques pour tous ? Par sa relation au métier de musicien comme par ses propositions esthétiques, Wyatt n'a au fond jamais été en phase avec les canons de la musique occidentale. L'accident qui, en 1973, l'a cloué à vie sur une chaise roulante a naturellement renforcé ce décalage. Peu après "Rock Bottom" (1974), l'Anglais a fait une croix sur les performances live et a adopté un rythme de travail nettement plus irrégulier qu'à ses débuts. Ces choix-Ià, qui auraient pu le confiner dans une marginalité de plus en plus asphyxiante, l'ont imposé au fil des ans comme l'un des créateurs les plus affranchis de ce temps. Wyatt n'est pas un cas à part ni une anomalie. Il est l'un de ces bienheureux inconscients qui, en toute simplicité, ont choisi de vivre au centre de leur propre monde.


1969
Soft Machine
Volume Two

(PROBE)

Lorsqu'il enregistre ce disque, Soft Machine sort d'une préhistoire plutôt chargée, agitée et remarquée. Le groupe a déjà connu une première mouture (comprenant notamment Daevid Allen, futur Gong, et Kevin Ayers) et assuré deux tournées américaines bien arrosées en soutien de Jimi Hendrix. Il a aussi troussé un premier album ("Volume One" en 1968) qui, avec un sens plutôt réjouissant du désordre, aura inventé une nouvelle façon de filer à l'anglaise. Réduit à un trio (Hugh Hopper à la basse, Mike Ratledge aux claviers et Wyatt au chant et à la batterie), Soft Machine parvient sur ce deuxième opus à unifier et densifier une musique pourtant vouée à l'éparpillement des idées et à l'éclatement des formes. Trait d'union oblique entre délires de jamsession, fulgurances pop et coq-à-l'âne pataphysiques (le groupe a été décoré de l'Ordre de la Grande Gidouille en 1967), ce patchwork gonflé mais pas gonflant doit beaucoup à la verve contagieuse de Wyatt qui co-signe la quasi-totalité des titres. Ce dernier ne retrouvera une telle liberté de création qu'après avoir quitté le groupe, en septembre 1971.

1970
Soft Machine
Third

(cbs)

S'il a laissé un souvenir impérissable dans l'esprit de ses fans, Soft Machine est resté pour Wyatt une expérience éprouvante, voire humiliante. "J'ai été tourné en ridicule et maltraité par les musiciens avec lesquels je travaillais ", dira-t-il encore trente ans après les faits. Jusqu'à cet album, les membres du groupe avaient su bâtir une identité commune autour d'une chimie humaine et musicale pour le moins instable. "Third" sera leur pomme de discorde: le fossé se creuse entre Hopper et Ratledge, partisans d'une voie plus sérieuse et instrumentale, et Wyatt, désireux d'aller de l'avant sans se plier à une ligne esthétique prédéfinie. En position de force, les deux premiers s'adjugent trois des quatre longues suites que compte cet ambitieux double album. Leurs montages sonores ne manquent pas de panache, mais ils sont surclassés par l'unique contribution de Wyatt, le terrassant "Moon in June": une incroyable pièce gigogne longue de dix neuf minutes, dont chaque mesure semble receler la promesse de dix autres morceaux. Multi-instrumentiste jongleur doublé d'un chanteur contorsionniste, Wyatt invente là un langage virtuose qui ne cède jamais à la tentation du tour de force. En musique, la générosité, - tout comme la sincérité ou l'intégrité, n'est pas un talent. Mais c'est une vertu qui, chez Wyatt, souligne la nature de son génie: cet homme sait commuer la plus invraisemblable bizarrerie en évidence, en beauté modestement offerte. "Moon In June" est un classique instantané qui, si le monde était un peu moins sourd et frileux, serait aussi populaire que "Let it Be" ou "(I Can't Get No) Satisfaction".


1972
Matching Mole
Matching Mole

(cas)

En nommant son nouveau groupe Matching Mole (transcription phonétique du français "Machine Molle"), Wyatt adresse un malicieux pied de nez aux deux petits caporaux qui le brimèrent au sein de Soft Machine. Après avoir papillonné de projets extérieurs en collaborations (avec Centipede, Amazing Band ou Kevin Ayers), l'Anglais se reconcentre sur son ouvrage en contrôlant quasiment de A à Z ce disque à la fraîcheur presque printanière concocté avec David Sinclair (claviers), Phil Miller (guitare) et Billy MacCormick (basse). Nettement plus facile d'accès que son premier essai solo (le très expérimental "The End of an Ear" sorti en 1970), "Matching Mole" réconcilie les deux facettes d'un musicien qui ose à la fois s'adonner aux plaisirs féroces de l'improvisation "Part of the Dance") et s'affirmer comme un mélodiste supérieur - voir la ritournelle sentimentale "O Caroline" et ce sommet de non-sens pop qu'est "Signed Curtain". Un deuxième disque plus collectif et inégal suivra "Little Red Record", produit par Robert Fripp) avant que Wyatt n'envisage de refondre totalement le groupe. Un tragique coup du sort l'en empêchera: le 1er juin 1973, au cours d'une fête particulièrement alcoolisée, il chute du quatrième étage d'un appartement londonien. Wyatt en réchappe miraculeusement, mais il restera à jamais paraplégique.


1974
Robert Wyatt
Rock Bottom
(RYKODISC)

Les coulures d'orgue, les notes de piano qui tombent en pluie, le flic-floc discret des percussions et la voix qui glisse en sinuant "You look different every time"... A chaque nouvelle écoute, les premières mesures de "Sea Song" renforcent le mystère d'une musique qui colonise la conscience de l'auditeur comme les eaux montantes d'un fleuve prendraient possession d'une terre - lentement et sûrement, par le bas. Après en avoir dressé l'ébauche lors d'un séjour à Venise en 1972, Wyatt a ruminé "Rock Bottom" des mois durant sur son lit d'hôpital. Pour autant, ce disque sans égal dans la production musicale contemporaine n'est pas un obscur labyrinthe mental, le chant intérieur d'un homme prisonnier de lui-même. Il s'agit d'abord, selon les propres termes de son auteur, d'un chant d'amour et de curiosité" adressé à sa compagne Alfie qu'il vient tout juste d'épouser. Surtout, "Rock Bottom" marque l'éclosion définitive d'un nouveau Wyatt, comme allégé par le drame qui lui a coûté l'usage de ses jambes. Le musicien devient ici un plasticien qui, avec trois tubes percés, deux pinceaux pelés et une toile bon marché, brosse une épure qui a la richesse d'une fresque. Tout ici est faussement monochrome, des à-plats de claviers étalés par couches successives jusqu'à ce chant blanc et cassé qui, par de troublantes irisations, semble réfléchir toutes les couleurs du spectre vocal. Souvent décrit comme un abîme de mélancolie, ce disque est avant tout un sommet de musicalité que les années n'ont pas érodé. Si "Rock Bottom" touche le fond, c'est d'abord le fond des choses, l'essence même du chant, l'origine du geste musical. L'histoire du rock considère généralement comme cruciaux les disques qui savent synthétiser le passé et ceux qui savent prédire le futur. "Rock Bottom" n'appartient à aucune de ces deux catégories. C'est une brèche dans l'espace-temps, un vertigineux pas de côté, un univers parallèle dont la face cachée se dérobe aujourd'hui encore à l'analyse.

1982
Robert Wyatt
Nothing Can Stop Us

(RYKODISC)

Pourquoi sélectionner ici ce disque bizarrement foutu et tout rapiécé? Pourquoi ne pas lui préférer par exemple les sonorités fauves de "Ruth is Stranger Than Richard" (1975), contrepoint bariolé aux subtils dégradés de "Rock Bottom"? Pourquoi ne pas privilégier les collaborations fructueuses de Wyatt avec Michael Mantler ou Brian Eno? Parce que "Nothing Can Stop Us" marque le retour faussement anecdotique d'un homme qui, sans la grande bienveillance du patron de Rough Trade Geoff Travis, aurait vraisemblablement disparu de la circulation. Certes, le disque est quelque peu plombé par un arrière-fond idéologique pas toujours léger - Wyatt, qui a adhéré au Communist Party trois ans plus tôt, n'y va pas avec le dos de la faucille lorsqu'il chante " Staline Wasn't Stallin' ". Mais il y a heureusement plus que cela: composée pour l'essentiel de reprises, cette compilation de singles dispersés au début des années 80 est le juste reflet d'une sensibilité musicale en forme de puzzle, tout à la fois morcelée et cohérente. Par le passé, Wyatt avait apporté la preuve de son éclectisme éclairé en reprenant "I'm a Believer" de Neil Diamond et "Song for Che" de Charlie Haden... Ici, il passe avec une élégance désarmante d'une vieille scie cubaine à une chanson de Chic, d'une protest-song chilienne à une cover dépouillée de "Strange Fruit", éblouissante d'intelligence musicale. Vingt ans ont passé depuis la sortie de ce disque et son esthétique un peu glacée a brillamment survécu au discours politique qu'elle était censée soutenir. A la même époque, Wyatt illumine de sa présence deux disques de toute beauté: le single "Shipbuilding" écrit par Elvis Costello et le très attachant EP de Ben Watt, "Summer Into Winter" (1983).


1985
Robert Wyatt
Old Rottenhat

(RYKODISC)

"Je suis un vrai minimaliste, parce que je n'en fais pas des masses. je connais des minimalistes qui se prétendent minimalistes mais qui font des tonnes de minimalisme! C'est de la triche. Moi, vraiment, je ne fais pas grand-chose..." Cette profession de foi pourrait être placée en exergue d'un disque à priori ingrat, aux arrangements faméliques, bien moins accueillant que ne le sera l'album "Dondestan" (1991). Et pourtant: c'est vers ces plages arides que nous aimons revenir. Remonté comme une pendule contre l'Angleterre de Thatcher et les Etats-Unis de Reagan, Wyatt s'est juré de réaliser un album que les conservateurs de tous pays et de tous poils ne pourraient pas écouter ni détourner à leur profit. Sur ce plan, le pari est réussi, mais une fois de plus c'est la valeur musicale du projet qui, plus que sa connotation politique, emporte le morceau. Wyatt, qui se décrira quelques années plus tard comme un "Jimmy Sommerville sous Valium", psalmodie ici comme un chanteur de flamenco qui aurait sifflé une bouteille d'eau de Javel ou comme un muezzin qui aurait trop fait la nouba: sa voix atteint son plus haut niveau de rudesse et de blancheur. Autour, des claviers à deux sous dessinent un décor désertique et presque invariable où il fait bon se perdre. C'est l'un des disques les plus radicaux de Wyatt. Hors du silence lui-même, il n'existe sans doute pas de musique plus gracieusement littérale que celle-ci. (A noter que "Old Rottenhat", agrémenté du maxi "Work In Progress" et des faces B de "Shipbuilding", a également été réédité en CD sous le titre "Mid-Eighties").

1997
Robert Wyatt
Shleep

(RYKODISC)

Contraction de "sheep" (mouton) et "sleep" (sommeil), "Shleep" saisit Wyatt au sortir d'une longue période de doute et de détresse morale. Le moins que l'on puisse dire est que le réveil est tonitruant: perché à un niveau d'inspiration peu commun, Wyatt cloue le bec à tous ceux qui le jugeaient moribond depuis "Rock Bottom". Au générique de ce disque rêvé figurent de vieux camarades (Phil Manzanera, Brian Eno, Evan Parker ou la tromboniste Annie Whitehead) et quelques nouveaux venus (dont l'inattendu Paul Weller): une sorte de All-Star Band où les talents individuels ont pour une fois le bon goût de s'additionner au lieu de s'annuler. Souvent présenté comme un animal plutôt solitaire, Wyatt démontre ici qu'il peut être un hôte d'un grand raffinement, qui sait combiner les instruments et les sensibilités de chacun comme d'autres savent marier les différentes couleurs de leur palette. A la fois mieux produit et plus audacieux que ses prédécesseurs, "Shleep" voit Wyatt chasser sur les terres de Brian Wilson ("Heaps of Sheeps"), empiéter sur les plates-bandes de Bob Dylan ("Blues in Bob Minor"), dérouler une nursery rhyme surréaliste ("The Duchess") ou livrer une confession d'une pénétrante simplicité ("Free Will and Testament"). Une brebis n'y retrouverait pas ses petits? Peut-être, à ceci près que ce disque possède la logique particulière de ceux qui savent témoigner d'un sens aigu de l'absurdité. "Shleep" est un chef-d'oeuvre foisonnant et limpide, un disque d'une cruelle beauté à côté duquel les trois quarts de la production musicale du moment auront pris un méchant coup de vieux. Depuis, Wyatt s'est de nouveau assoupi. Mais des murmures de plus en plus insistants soutiennent qu'il pourrait sortir très prochainement de sa retraite. Le "pays des musiciens" serait bien inspiré de lui réserver le meilleur des accueils.



Soup Songs: A Tribute To Robert Wyatt, groupe emmené par la tromboniste Annie Whitehead, se produira au Festival Banlieues Bleues près de Paris le 15 mars. www.banlieuesbleues.org

       
     
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