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Soft Machine, machine molle sous tension - Télérama.fr - 28 mai 2016
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Soft Machine, machine molle sous tension
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En 1970, Soft Machine, grand rival du Pink Floyd de l'ère Syd Barrett sur la scène londonienne déjantée, aborde un tournant décisif. Le pianiste Mike Ratledge veut s'ouvrir les nouvelles terres du jazz-rock. Robert Wyatt déteste la fusion. Ça donne de grands disques de rupture. Joliment réédités.
uand on pense à Soft Machine, les images défilent vite. Probablement les mêmes chez tous ceux qui se sont penchés sur leur cas. Londres période psychédélique. Londres sous acide. Londres complètements déjanté. Les soirées UFO (Unlimited Freak Out à la Roundhouse). Robert Wyatt torse nu à la batterie devant un parterre de hippies et de mannequins. Des idées dingues ou farfelues. Une moto qui fend le public, de l'acide sur la peau de la batterie et Wyatt cognant ses fûts avec la conviction qu'ils vont exploser. Kevin Ayers en Pierrot Lunaire. Daevid Allen toujours en quête d'une nouvelle expérience comme la « Dream Machine » que Bill Burroughs lui a fait découvrir à Paris. « Une ampoule derrière un carton, lequel tourne à la vitesse d'un 78 tours avec des perforations qui diffusent des lumières branchées sur le rythme de votre cerveau.»
Soft Machine est un groupe dada qui s'éclate, tendu vers l'improvisation et l'hallucination collective. Un groupe pop surréaliste, des musiciens intellos aux neurones fondus, plus dingues encore que ceux du Pink Floyd, leurs rivaux de l'époque, une bandes de rêveurs, débarquant de Canterbury, la ville chimérique dans l'imaginaire du rock anglais.
L'histoire se complique vite. La composition de Soft Machine a toujours été aussi changeante que le ciel de Wimbledon (au point que l'on trouve sur Wikipédia leur arbre généalogique à peu près incompréhensible), et le pilier du groupe, la star de l'ombre, c'est Mike Ratledge dont on parle moins souvent. Sur les photos de l'époque, il est à tomber. Manteau de cuir, lunettes noires, cheveux longs, frange bien droite, mine fermée. On dirait qu'il sort d'un polar avec Michel Caine. L'école de Canterbury, c'est lui.
Quand Robert Wyatt l'a rencontré dans son lycée, Ratledge était « prefect », un de ces élèves élus pour veiller à la discipline et qui ne perdent pas une occasion d'abuser de leur autorité (cf If de Lindsay Anderson). La première conversation entre les deux lycéens a été brève, règlement oblige : « J'ai entendu dire que tu avais un disque de Cecil Taylor. Tu peux me le prêter ? », a demandé Ratledge. Plus un ordre qu'une question. Robert Wyatt s'est senti flatté et en a profité pour écouter en boucle Cecil Taylor at Newport, concentré de radicalisme jazz. Les rapports entre les deux hommes se sont plus ou moins renversés par la suite mais la discussion a toujours été riche (et tendue.)
Elle n'est jamais aussi intense que sur le troisième et quatrième album de Soft Machine, disques de rupture dans tous les sens du terme. A l'approche des années 70, le groupe se remet à peine d'un longue tournée américaine en compagnie de Jimi Hendrix. La consommation de drogues et les expériences musicales ont été particulièrement intenses. Kevin Ayers s'est mis la tête à l'envers et s'en va à Ibiza. Il se sent trop frivole, trop léger musicalement pour continuer le chemin avec Wyatt et Ratledge qu'il pense « ennuyer ».
Les deux super-egos se retrouvent quasi seuls aux commandes (avec le bassiste Hugh Hopper qui a quand même plus que son mot à dire et signe sur l'album l'impressionnant Facelift). La bataille est telle, à l'intérieur du groupe, que Robert Wyatt se retrouve à peu près seul pour enregistrer Moon in june, qui restera un sommet de sa carrière, vingt minutes d'envolées et de bifurcations mélodiques (les quatre morceaux de l'album occupent chacun une face du double album).
En studio, le groupe cherche à dialoguer mais les positions sont tranchées. Elles donnent une lecture passionnante d'un courant qui va marquer les années suivantes : le jazz-rock. Mike Ratledge a des idées bien arrêtées sur la question. Il affiche son mépris pour le rock et la pop et veut ouvrir les horizons de Soft Machine (un nom de groupe qu'il a trouvé lui-même en référence au roman de Burroughs). Il est très critique pour ses pairs même ceux qui peuvent sembler les plus audacieux. « Les Doors, dit-il en 1969, multiplient les signes de l'avant-gardisme, mais c'est tout. Jim Morrison est un iconoclaste qui ne fait rien avancer ! » Janis Joplin et son Big Brother ? « Leurs disques sont trop sages ! » Il dénonce la « tyrannie du blues » qui domine le rock américain.
Lui parle plus facilement de Stravinsky que de John Lee Hooker et entend tout révolutionner en insufflant au rock les audaces du free jazz, ce qu'il fait sur Out-Bloody-Rageous vingt minutes sans concession. « Faire cohabiter jazz et pop est difficile, dit-il. Il y a deux genres d'approche, les groupes de jazz qui font de la pop et pensent qu'il suffit de simplifier leur structure musicale pour accrocher l'énergie de cette musique ; et les groupes pop qui font vaguement du jazz. Tous y perdent leur âme. Mais les musiciens rock qui s'ouvrent au jazz en gardant l'excitation et le noyau dur de leur son peuvent faire des choses fantastiques. Le meilleur exemple, c'est Frank Zappa. »
Robert Wyatt n'y croit pas. Il offre à Soft Machine toute la puissance de sa technique, mais pendant l'enregistrement du troisième album, au printemps 1970, s'oppose fermement à la direction défendue par les autres : « J'étais pourtant un fan de jazz au lycée et j'adorais la façon dont cette musique évoluait, raconte-t-il dans sa biographie. Mais je ne croyais pas à la fusion. Pour moi, le jazz-rock prend le pire de chaque musique. Les rythmes rock sont joués de manière affectée et précieuse avec des solos beaucoup trop compliqués. Je rêvais plutôt de la fluidité des rythmiques jazz associée à la simplicité des musiques populaires. » Il ne tardera pas à claquer la porte, mais les échanges donnent deux albums – Third and Fourth – sous tension. Et quelques sommets de friction qui montrent que la conciliation n'est pas toujours la meilleure solution.
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