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Robert
Wyatt - L'ange et le bougnat - interview d'une légende
par Jean-Louis Murat - Télérama - N° 2488
- du 20 au 26 septembre 1997
L'ANGE ET LE BOUGNAT
Entretien : Ils
partagent un même goût de la simplicité,
de la solitude. Le patriarche anglais, silencieux depuis
six ans, sort un nouvel album. Fan de toujours, le chanteur
auvergnat l'a rencontré. Dialogue chaleureux.
"
Il me fait penser
à un ange cloué au sol. Un ange avec les deux
pieds pris dans le béton et qui n'a que sa voix pour
s'élever... "
Prélude à une interview pas comme les autres,
plutôt une rencontre aux sonnets. Chambre 459 d'un
hôtel parisien, à deux pas de l'Opéra.
Jean-Louis Murat - pâtre et poète bougnat,
auteur d'un des plus beaux albums français de l'année,
Dolores - a rendez-vous avec Robert Wyatt, ermite-patriarche
britannique, véritable légende du rock et
du jazz, qui publie un nouveau disque après six années
de silence.
Le premier est fan, le second affable. Tous deux sont émus.
Jean-Louis a consenti à quitter sa chère Auvergne
pour rencontrer l'artiste qui hante depuis longtemps ses
jours et ses nuits. Robert, pour quelques jours à
son antre de Louth, dans le nord-est de l'Angleterre, semble
tout éberlué qu'un chanteur français
connaisse aussi intimement son uvre. Murat, consciencieux
avisé, a soigneusement préparé l'entrevue,
réécouté les disques, griffonné
fébrilement des notes. Wyatt colosse barbu et chaleureux,
a découvert avec émotion les albums de Jean-Louis.
Il avouera y avoir déniché des similitudes
avec les siens : la simplicité sans facilité,
l'émotion sans emphase et, surtout, la mélancolie.
Une éthique commune, pourrait-on ajouter : le même
goût de la solitude, de l'artisanat rigoureux.
L'affaire remonte à plusieurs mois déjà.
Au cours d'une interview à Télérama,
Jean-Louis Murat avait évoqué sa passion pour
cet artiste qui, disait-il, trônait dans son panthéon
personnel aux côtés de Neil Young et de Leonard
Cohen. Difficile paroissien pourtant que ce monsieur Wyatt.
Amateur de pataphysique, jadis inscrit au parti communiste
britannique, il fuit les feux des médias et du show
business depuis 1973, période à laquelle une
chute accidentelle l'a laissé paraplégique.
Depuis, il enregistre avec parcimonie, comme malgré
lui, d'étranges disques à la nudité
crue, transcendés par des claviers plaintifs et une
étrange et envoûtante voix de tête, serpentant
entre jazz atmosphérique, ballades cubaines et improvisations
schizophréniques.
Lorsqu'il adapte les chansons des autres, Strange Fruit,
de Billie Holiday, Biko, de Peter Gabriel, ou le traditionnel
sud-américain Caimanera, c'est pour les remodeler
à sa façon, s'en emparer humblement, mais
farouchement. Avec la ferveur d'un homme pour qui la musique
est désormais la seule planche de salut.
Depuis Rock Bottom. son chef-d'uvre de 1974, invariablement
classé dans les disques les plus marquants de l'histoire
du rock avant-gardiste, Robert Wyatt n'a cessé de
susciter respect et passion. Au sein de Soft Machine, l'un
des premiers groupes à avoir tenté et réussi
une fusion entre rock et jazz, puis avec Matching Mole,
sa formation suivante, il était l'un des batteurs
les plus inventifs de sa génération. Privé
de ses jambes, il est devenu une voix, une des plus intrigantes
de la musique contemporaine depuis Billie Holiday et Yma
Sumac. Hors norme. Résolument à part.
Face à face, donc, l'auteur de Dolores et celui de
Ruth is stranger than Richard. En arrière-plan, discrète
et attentionnée, Alfie, poète et peintre,
épouse et partenaire de Wyatt, complice de presque
tous ses enregistrements. Robert offre du vin rouge, Jean-Louis
compulse ses notes. L'entrevue, pardon, la rencontre, peut
commencer.
JEAN-LOUIS MURAT : Vous savez, je n'ai pas l'habitude de faire des interviews.
Mais pour moi, vous êtes quelqu'un de très
important. C'est vous qui m'avez donné l'envie de
devenir chanteur, d'écrire des chansons...
ROBERT WYATT : Je suis très
touché. J'ai lu des interviews de vous et j'y ai
retrouvé des émotions que je partage. Par
exemple, quand vous parlez des animaux, vous dites qu'il
faut les observer longtemps, essayer de se mettre à
leur place pour les connaître et les respecter. Justement,
il y a une chanson, Alien, dans mon disque, qui tente d'exprimer
cela...
J.-L.M. : J'aimerais savoir
comment vous travaillez. Est-ce que vous passez beaucoup
de temps sur un disque ?
R.W. : Je chemine très
lentement. Je n'ai pas beaucoup d'idées, mais j'ai
une très longue vie... alors je ne suis pas pressé.
Avant d'écrire, j'ai besoin de vivre de nouvelles
expériences, de nouvelles sensations. Sinon, ce que
je crée ressemble invariablement à quelque
chose qui existe déjà. Par exemple, j'ai dû
faire involontairement une centaine de versions de Embraceable
you, le standard de jazz... Après tout, et vous êtes
bien placé pour le savoir, il n'y a que douze notes
dans la gamme...
J.-L.M. : Dans vos disques,
vous n'utilisez ni ordinateurs ni samplers. Vous êtes
rebelle à la technologie ?
R.W. : Je travaille sur un
piano, chez moi. Je n'ai pas de studio à la maison,
pas de salle de musique. Je vis à la campagne depuis
dix ans pour une raison très romantique : les loyers
sont beaucoup moins chers qu'à Londres ! Je possède
juste un petit magnétophone à quatre pistes.
C'est vrai, je ne connais rien aux machines électroniques,
je n'ai pas d'assistant pour m'aider. Alors je travaille
directement avec mes doigts et ma bouche, le bois, le métal
et le souffle. Pour moi, le summum de la technologie, ce
sont les micros! Aujourd'hui, nous pouvons murmurer pendant
qu'un batteur cogne sur ses caisses juste derrière.
Ça, c'est la plus grande avancée technologique
qu'ait connue la musique !
J.-L.M. : La plupart du
temps, ce sont les maisons de disques qui nous obligent
à utiliser des gadgets électroniques, comme si elles
avaient peur que nous ne soyons pas à la mode...
Mais il y a un son de clavier bien particulier qu'on retrouve
souvent dans vos anciens enregistrements. Il fait partie
de votre griffe sonore, avec son espèce de vibrato
qui semble résonner à l'unisson de votre voix...
R.W. : C'est un vieux clavier
électrique de marque italienne, Riviera, je crois.
Mais aujourd'hui il est cassé et je n'ai trouvé
personne pour le réparer. C'est vrai, je l'ai utilisé
énormément, il me servait de guide-chant.
J.-L.M. : J'aimerais parler
de votre voix, elle m'intrigue. Pour moi, c'est la voix
d'un ange. Tout son mystère et son charme infini,
c'est que vous chantez comme on le faisait sans doute avant
même que le chant existe. Vous avez un chant extrêmement
naturel, qui semble remonter à la nuit des temps.
Peut-être même qu'il vous échappe...
Etes-vous un autre quand vous chantez ?
R.W. : Dans ces moments-là,
j'oublie parfois qui je suis, ce que je suis en train de
faire. Je chante à l'instinct. Ma voix a quelque
chose d'organique, c'est vrai, mais je n'en suis pas responsable.
A mes débuts, j'essayais de reproduire le style des
artistes que j'admirais ; sans doute voulais-je désespérément
faire partie du monde impressionnant des vrais chanteurs.
Ça n'était pas convaincant. Comme si j'avais
tenté de me dénicher les habits les plus seyants
et que je m'étais aperçu, entre deux essayages
de costumes, que je n'étais authentique que nu. Ma
technique, c'est de l'anti-technique. Cela dit, j'ai des
problèmes de tonalités. J'ai besoin de m'entendre
distinctement pour être juste. Je ne pourrais pas
chanter comme Frank Sinatra, avec un énorme orchestre
derrière moi. C'est pour cette raison aussi que je
ne donne pas de concerts.
J.-L.M. : J'ai l'impression
que vous utilisez surtout votre voix comme un instrument
de musique. Je joue un peu du saxophone, et je rêverais
de pouvoir chanter comme un solo de Coleman Hawkins ou de
Stan Getz.
R.W. : Pour moi, la voix doit
suivre la musique, comme les feuilles tombent de l'arbre.
Trop de chanteurs utilisent fort bien leur voix, mais en
oublient de dire quelque chose. Il y a des tas de belles
chansons qui semblent n'être, pour leurs interprètes,
qu'un prétexte à ouvrir la bouche...
J.-L.M. : Vous avez fait
partie d'un des plus célèbres groupes de rock
dit " progressif ", Soft Machine. Quelle a été
votre éducation musicale ?
R.W. : J'étais batteur,
donc très intéressé par le jazz, qui
me semblait plus riche, rythmiquement, que le rock. J'adore
Charlie Mingus, mais aussi des compositeurs classiques comme
Ravel ou Prokofiev. Et de grands chanteurs aussi, comme
Roy Orbison ou Brian Wilson - bien que je déteste
la rythmique des Beach Boys. En fait, je n'ai écouté
le rock ou la pop qu'à travers des juke-boxes, ou
dans des festivals où nous jouions. Avec Soft Machine,
je suis entré dans une phase de ma vie qui m'échappait.
J'étais ivre mort du matin au soir. J'avais l'impression
de nager à contre-courant. D'ailleurs, j'ai tout
oublié de cette période. C'est comme un grand
trou noir ...
J.-L.M. : Vous n'aviez pas
enregistré depuis six ans. Qu'est-ce qui vous a poussé
à vous remettre au travail ?
R.W. : En 1993, j'ai eu un
autre grave accident, une sorte d'attaque nerveuse, et j'ai
dû être hospitalisé. J'avais perdu la
coordination de mes mouvements, l'évaluation des
distances, la mémoire des noms. J'ai pensé
que j'étais un vieil homme fini, prisonnier d'un
corps ridicule et dérisoire. La seule chose que je
sais faire, c'est la musique. Alors je me suis forcé
à m'y remettre. J'avais quelques mélodies
dans la tête, mais des difficultés avec les
mots. J'ai choisi des poèmes d'Alfie, ma femme, et
essayé de les interpréter en m'accompagnant
au piano. Peu à peu sont nées quelques chansons
: ainsi Alien, née de l'observation des oiseaux migrateurs
devant notre maison. Certains d'entre eux volent parfois
pendant trois ans sans jamais se poser. Ce sont des étrangers
permanents. Alfie elle-même est une réfugiée
d'Europe de l'Est, une "alien" aussi
J.-L.M. : Tous les deux,
vous formez une vraie équipe. J'ai même l'impression
que vous écrivez de la même façon, comme
si vous poursuiviez un dialogue permanent. Et que vous avez
pour source d'inspiration commune le sommeil, les rêves.
Robert évoque les problèmes que rencontre
Alfie pour s'endormir; Alfie parle des difficultés
qu'éprouve Robert à affronter le réveil.
Cette osmose extraordinaire est une des clés du mystère
de votre talent.
R.W. : Mon disque Rock Bottom
est sorti exactement le jour où nous nous sommes
mariés. Nous vivons ensemble vingt-quatre heures
sur vingt-quatre depuis vingt-cinq ans. Quand l'un commence
une phrase, l'autre peut l'achever aisément. Parfois
même, nous ne savons plus lequel de nous deux a commencé
à la formuler. J'ai du mal à imaginer que
j'aurais pu entreprendre quoi que ce soit, ou même
rester vivant, sans Alfie. Elle est ma raison d'être.
Donc d'écrire.
J.-L.M. : Lorsque j'éprouve
des difficultés à écrire une chanson,
il me suffit d'y penser comme un cadeau à la personne
que j'aime. Et ça marche...
R.W. : Vous avez raison. Ce
disque, par exemple est le fruit d'une totale collaboration
entre ma femme et moi : elle a écrit des poèmes,
dessiné la pochette, choisi la typographie, l'ordre
des morceaux. Pour moi, rien n'est plus important que ce
duo, ce groupe que nous formons. Je suis peut-être
vieux jeu, mais je ressens chaque jour le besoin de justifier
la raison pour laquelle je l'ai épousée. Elle
n'a qu'une vie et elle me l'a consacrée. Si je gâchais
mon existence, je gâcherais la sienne aussi. Et ça,
c'est une idée que même la musique ne pourrait
me faire supporter ...
Propos recueillis par Philippe Barbot
Photos - Pascal Dolemieux / Metis
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