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Robert Wyatt - Les actes réussis - Rolling Stone - n° 129 - février 2021
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Si Dieu était britannique et communiste, il ressemblerait à Robert Wyatt : un personnage bienveillant à barbe blanche, trônant à jamais sur un nuage. À l'image de la pochette de l'album Shleep, où notre héros plane dans des cieux azurés, lové sur le dos d'une colombe. Tout au long d'une dizaine d'albums studio en un demi-siècle, le grand Robert a créé une œuvre singulière, empruntant aussi bien au jazz qu'à l'opéra, au rock progressif qu'aux rythmes sud-américains. Une œuvre en apesanteur, concoctée par un ange cloué au sol, à la voix surgie du fond des âges, à la fois primitive et sophistiquée, nasillarde et caressante, cosmique et terriblement humaine. Dont certains des fleurons sont aujourd'hui réédités en vinyle dans une compilation baptisée His Greatest Misses, dix-neuf titres, du classique "Sea Song" au plus récent "Foreign Accents", en passant par des reprises fameuses comme "At Last I Am Free" de Chic, "Shipbuilding" de Costello ou "l'm a Believer" des Monkees. De quoi survoler plusieurs décennies de la carrière d'un artiste hors norme, qui publie aussi Side by Side, un ouvrage écrit et dessiné avec sa compagne et muse Alfreda Benge, dite "Alfie".
Le 1er juin 1973, la vie de Robert Wyatt-Ellidge a basculé. Une chute accidentelle du troisième étage, au cours d'une soirée arrosée pour l'anniversaire de Gilli Smyth, l'égérie du groupe Gong, le laisse colonne vertébrale brisée, paralysé des deux jambes. Le batteur-chanteur virtuose de Soft Machine et Matching Mole se voit contraint de vivre désormais dans un fauteuil roulant. Lui, l'elfe blond bondissant, sculpteur de tempos complexes, doit abandonner son instrument de prédilection. S'il a perdu l'usage de ses membres inférieurs, il lui reste deux bras et un gosier. C'est ainsi qu'il élaborera ce qui demeure son album le plus légendaire, Rock Bottom, en 1974. Un de ces disques dont la découverte a bouleversé le paysage musical de l'époque et l'inconscient de plus d'un auditeur.
lash-back. Né en 1945 à Bristol, Angleterre, fils d'un psychologue d'entreprise et d'une enseignante animatrice de radio, le jeune Robert s'initie à la batterie auprès du musicien de jazz américain, George Niedorf. Au collège, il se lie d'amitié avec un certain Hugh Hopper, puis avec le dénommé Mike Ratledge. Mais c'est l'arrivée d'un excentrique beatnik australien, les valises chargées de disques de jazz, qui va décider de la suite: Daevid Allen, future figure de proue de Gong, a loué une chambre chez les parents de Robert, désormais exilés à Lydden, dans le Kent. C'est avec lui que le tambourinaire fait sa première expérience de groupe, avant de rejoindre les Wilde Flowers, en compagnie des frères Hopper, de Richard Sinclair, futur Caravan, et de Kevin Ayers, futur lui-même. Les débuts de ce qu'on désignera bientôt sous l'intitulé "école de Canterbury", concept musico-géographique rassemblant des musiciens de tous horizons expérimentant une sorte de jazz-rock progressif, psychédélique et dadaïste. Style un brin nébuleux, que Wyatt pratique de 1966 à 1971, tout au long de quatre albums de Soft Machine, avant de claquer la porte d'un groupe qu'il juge désormais trop engoncé dans le jazz instrumental. Sans doute aussi parce qu'il se sent de plus en plus mis à l'écart, lui qui, devant le refus de ses collègues, a été obligé de jouer seul tous les instruments sur une partie de sa pièce "Moon in june", qui occupe toute une face du double album Third. Avant de se voir privé de chant sur le disque suivant.
'est dans cet état d'esprit qu'il fonde alors le groupe Matching Mole, jeu de mots franglais entre "machine molle" et "taupe combattante". Un orchestre à géométrie variable, qui enregistre deux albums, dont l'un produit par Robert Fripp, avant de se dissoudre pour cause d'accident de son leader. Dès le lendemain de cette tragique soirée de juin 1973, le groupe avait en effet prévu de se réunir pour travailler les compositions du disque suivant...
Depuis déjà plusieurs années, notamment à la faveur d'une pause de Soft Machine suite à une épuisante tournée avec Jimi Hendrix, Wyatt travaillait à des projets solos, concrétisés par un premier album bricolo, The End of an Ear, en 1970. Quelques mois avant son accident, à l'occasion d'un court séjour à Venise, il avait ébauché quelques mélodies: "Pour m'occuper, Alfie m'avait acheté un petit clavier très simple, doté d'un singulier vibrato qui chatoyait comme cette eau qui nous entourait." Un instrument de fortune dont le son vacillant, souvent à l'unisson avec le chant, hantera ensuite toute l'œuvre de l'artiste. Comme dans "Sea Song", l'une des pièces maîtresses de l'album Rock Bottom.
Littéralement, on pourrait traduire le titre par "36e dessous". Ou "Toucher le fond", à l'image de la pochette de la réédition du disque, en 1998, sur laquelle virevoltent des plongeurs au milieu d'un banc de poissons.
Un dessin signé Alfie (comme celui de la version originale, au pastel onirique), qui illustre bien la teneur de cette œuvre peu commune : une musique aux volutes aquatiques, aux harmonies en spirales, comme une longue plainte en apesanteur, un rêve ouaté aux dissonances douillettes. Six morceaux, guidés par la voix d'ange rouillé de Wyatt, où s'entremêlent claviers, trompettes, guitares et percussions, à la façon d'un orchestre aérien en train de s'accorder, d'une chorale sans partition interprétant une symphonie cosmique, un poème tellurique. Le tout produit par le Pink Floyd Nick Mason, avec la participation de quasiment tout ce que la scène de Canterbury compte de virtuoses touche-à-tout, de Hugh Hopper à Mike Oldfield, de Richard Sinclair à Fred Frith.
Si le disque suivant, Ruth Is Stranger Than Richard, malgré ses qualités, n'égale pas la renommée de son prédécesseur, la carrière du céleste paraplégique se poursuit avec une sporadique parcimonie. Il s'en explique ainsi : "Je chemine très lentement. Je n'ai pas beaucoup d'idées, mais j'ai une très longue vie... alors je ne suis pas pressé. Avant d'écrire, j'ai besoin de vivre de nouvelles expériences, de nouvelles sensations. Sinon, ce que je crée ressemble invariablement à quelque chose qui existe déjà. Par exemple, j'ai dû faire involontairement une centaine de versions de 'Embraceable You', le standard de jazz... Je travaille directement avec mes doigts et ma bouche, le bois, le métal et le souffle. Pour moi, le summum de la technologie, ce sont les micros !"
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l faut attendre dix ans pour voir la publication de l'album suivant, Old Rottenhat, et cinq années de plus pour Dondestan, inspiré par des poèmes écrits par Alfie. Qui participe aussi à l'album Shleep, en 1997, enregistré avec Phil Manzanera, Brian Eno et Philip Catherine. Un duo à l'osmose créatrice: "Mon disque Rock Bottom est sorti exactement le jour où nous nous sommes mariés. Nous vivons ensemble vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Quand l'un commence une phrase, l'autre peut l'achever aisément. Parfois même, nous ne savons plus lequel de nous deux a commencé à la formuler. J'ai du mal à imaginer que j'aurais pu entreprendre quoi que ce soit, ou même rester vivant, sans Alfie. Elle est ma raison d'être. Donc d'écrire."
Depuis, Robert et Alfie vivent dans un petit village du Lincolnshire anglais, au milieu d'un bric-à-brac de claviers, d'instruments à vent et de percussions diverses. Tout en faisant des apparitions sur les disques des autres (entre autres Français, Pascal Comelade, Bertrand Burgalat ou Bruno Coulais), et même sur scène en compagnie de David Gilmour, Wyatt a publié d'autres albums originaux, dont Cuckooland en 2003, et le dernier, Comicopera, en 2007. Comme il dit : "La perte de mes jambes m'a apporté finalement une nouvelle sorte de liberté..." À côté de diverses compilations, (comme Nothing Can Stop Us, qui regroupe certains singles, dont le traditionnel "Caimanera" et le "Strange Fruit" popularisé par Billie Holiday), cette réédition du "best of" His Great Misses rappellera à ceux qui l'ignoreraient encore le talent unique d'un des plus exceptionnels compositeurs et vocalistes de la musique contemporaine.
Après tout, ce n'est pas tous les jours qu'on a l'occasion d'écouter Dieu.
Philippe Barbot |