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"Après
la mort de Coltrane, je n'ai pas entendu grand-chose de
bien impressionnant" - Rock & Folk - N° 435 -
novembre 2003
"APRÈS LA MORT DE COLTRANE,
JE N'AI PAS ENTENDU GRAND-CHOSE DE BIEN IMPRESSIONNANT"
L'EX-BATTEUR
DE SOFT MACHINE, CONSACRÉ EN 1974 PAR LE CHEF-D'OEUVRE
"ROCK BOTTOM", LIVRE AVEC "CUCKOOLAND" UNE NOUVELLE COLLECTION
DE PERLES POP VENUES D'AILLEURS.
Fin d'été dans le patio d'un hôtel
coquet du quartier des Beaux-Arts. Robert Wyatt est à
Paris pour évoquer "Cuckooland", nouvel
album après six ans d'absence dont seuls quelques
fans ont dû souffrir, tant la personnalité
musicale exigeante et la poésie débordante
de la musique de Robert Wyatt semblent inactuelles dans
l'Angleterre de Muse, Coldplay et autres sensations médiatiques.
S'il est beaucoup question dans ce disque des atrocités
du siècle passé et de celui qui vient de commencer,
les harmonies de synthétiseur sur lesquelles planent
une trompette tour à tour plaintive ou jazzy et la
voix d'oiseau triste de Wyatt, font paradoxalement de ce
disque un véritable enchantement. Enregistré
en grande partie seul, "Cuckooland" bénéficie
néanmoins du concours d'instrumentistes magnifiques
(sax soprano, trombone, clarinette, guitare, contrebasse)
dont certains comme Phil Manzanera, Brian Eno et David Gilmour
incarnent le meilleur du rock anglais. Plus que l'engagement
politique de l'artiste - il a pris sa carte au Parti Communiste
à la fin des années 70 - c'est le musicien
de cette fameuse école de Canterbury, toujours insolemment
inspiré - comme David Bowie et John Cale cette saison
- qui nous a intéressé pendant cette heure
agréable en sa compagnie.
Rien
ne m'empêche de jouer de la trompette
Rock&Folk : Votre dernier disque sonne comme un aboutissement
musical. De surcroît, on vous découvre trompettiste.
Quand avez-vous appris cet instrument ?
Robert Wyatt : J'ai mis tout ce que j'ai appris musicalement
dans ces chansons. Il y a un vrai soulagement à réaliser
qu'on n'est jamais trop vieux pour composer de la musique,
qu'on peut toujours trouver de nouvelles façons de
composer ou en redécouvrir d'autres. Je n'avais pas
touché à une trompette depuis l'âge
de 16 ans. Je n'aurais alors jamais imaginé devenir
musicien de profession. Pour moi, les musiciens étaient
des sortes de magiciens. Je travaillais alors en forêt,
à couper du bois, brûler et tout ce qui va
avec. Je n'avais aucune qualification en quittant l'école.
Quand les premiers groupes beat anglais ont émergé,
on s'est tous dit que ce que Charlie Watts ou Ringo Starr
faisaient, tout le monde pouvait le faire, ça semblait
tellement simple. Ce sont des batteurs que j'admire beaucoup
aujourd'hui mais, à l'époque, leur simplicité
était comme un encouragement à faire la même
chose. Je n'ai jamais retouché à un violon
ou une trompette après l'adolescence, mais j'ai toujours
trimballé avec moi une embouchure de trompette sur
laquelle j'essayais de trouver des idées de chansons.
Depuis quelque temps, je n'ai enfin plus de voisin, donc
rien ne m'empêche de jouer de la trompette à
quatre heures du matin. Je me suis remis à la trompette
en improvisant sur des disques de Ray Charles et Jimmy Scott.
Je me suis rendu compte que pouvoir rejouer de la trompette
aujourd'hui tombait bien pour pallier la perte des notes
les plus aiguës de mon registre vocal. Ces dernières
années, j'ai bien dû perdre une demi-octave,
alors jouer de la trompette est une vraie consolation.
R&F : Composez-vous vos chansons sur un instrument,
le piano par exemple, mentalement ou à la table ?
Robert Wyatt: En général, en studio avec mon programmeur
qui utilise Pro Tools. La première chose que je fais, c'est
de chercher un beau son sur un synthé, des Yamaha pour la
plupart. Mais je suis beaucoup moins calé que Brian Eno
sur les questions techniques. Voilà, je cherche un son,
et je vois comment ma voix interagit avec et c'est cela
qui m'inspire.
R&F : Votre style, du coup, est très personnel...
Robert Wyatt : Et à la fois assez traditionnel, la plupart
des disques que j'écoute datent d'avant 1967. Après la mort
de Coltrane, je n'ai pas entendu grand-chose de bien impressionnant.
Je n'ai aucun problème à vivre en n'écoutant que des disques
de cette époque. Au contraire, ça m'aide à ne pas oublier
qu'il y a eu une époque où la musique était importante pour
les gens, avait une grande signification. Et je ne parle
pas que de la musique américaine, mais également de la musique
juive, noire, italienne, française. Je suis allé avec mon
ami Mike Zwerin (musicien de jazz et journaliste au Herald
Tribune) écouter René Utréger jouer en club, et on se disait
toute la soirée "et celle-là, c'est 'Love For Sale' ?" et
des tas de trucs comme ça. Le jazz n'est pas la seule musique
mais, pour ma génération, ça a beaucoup compté. Bien sûr,
j'adore Hindemith, Ravel, Debussy, Stravinski, Bartok, Webern,
Britten. Mais quand j'ai entendu ce live de 1953 à Toronto
avec Max Roach, Mingus et Parker, j'ai compris que quelque
chose était en train de changer.
J'ai appris à déchiffrer le be-bop et à
jouer de la batterie comme ça. En essayant de tenir
le beat pardessus le disque, façon karaoké.
L'apparition du micro-sillon reste une révolution
dans ce sens. Aujourd'hui, en m'enregistrant à la
trompette, je découvre de nouvelles possibilités.
Je reste fasciné par ceux qui poussent le système
tonal à ses limites, que ce soit Coltrane ou Dolphy,
des gens disparus mais qui m'inspirent encore.
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R&F : Vous-même, au sein de Soft
Machine, avez essayé aussi d'inventer quelque chose de différent...
Robert Wyatt : C'est beaucoup moins glorieux que ça. A ce
que je me souvienne, nous étions juste des musiciens habitant
pas trop loin les uns des autres, se réunissant pour jouer
comme on pouvait. On mettait tout ce qu'on savait dans la
marmite. Je me souviens d'être venu rendre visite à Daevid
Allen à Paris où il se passait tant de choses alors, à commencer
par le jazz, mais aussi grâce à la présence de personnages
comme Brion Gysin. David avait rencontré Terry Riley, et
on passait des heures à écouter ses boucles sonores répétitives.
Mais à l'époque de Soft Machine, on ne parlait pas beaucoup
entre nous, on ne pensait qu'à travailler nos instruments
et gagner de quoi vivre avec les concerts, donc il n'y avait
aucun projet artistique particulier.
J'ai commencé par imiter des chanteuses
noires
R&F : Vous n'êtes pas resté longtemps dans ce milieu
rock, prenant d'abord vos distances avec Soft Machine, puis
embrassant une carrière solo, singulière et à contre-courant
des modes. Avez-vous grandi dans l'amour de la culture,
de la poésie, des lettres ?
Robert Wyatt : Je me suis toujours senti plus proche de
mes parents qui m'ont fait découvrir "Ulysse"
et "Finnegan's Wake" de Joyce, Ezra Pound, Paul
Klee, Picasso, le mouvement dada et le jazz, que du monde
du rock, particulièrement déprimant, même
si tout y semble joli. Mes parents étaient de condition
très modeste, mais ils avaient l'amour de la culture.
J'aime ce mot de Shelley ou Byron, je ne sais plus: Chaque
fois qu'on me recommande un nouveau livre génial,
je sors et file en acheter un vieux.
R&F : Et votre style vocal, d'où vient-il ?
Robert Wyatt: J'ai commencé par imiter des chanteuses
noires américaines comme Dionne Warwick, surtout
à cause du répertoire, signé Bacharach-David
en l'occurrence. Impossible de dire comment j'en suis arrivé
à trouver mon propre son, par tâtonnements
sans doute car, au risque de me répéter, il
n'y avait pas d'ambition artistique particulière
à l'époque des groupes de beat, on essayait
juste de faire ce qu'on pouvait.
R&F : Vous retrouvez un collaborateur de longue date
sur ce nouveau disque en la personne de Brian Eno...
Robert Wyatt: Eno et moi avions, à l'époque
où nous nous sommes rencontrés, été
un peu rejetés par nos formations respectives, même
si nous avions choisi de les quitter. Brian Eno est venu
jouer du synthé sur un disque de Matching Mole et
moi, j'ai joué sur son disque "Another Green
World" en 1975, sous le pseudonyme de Shirley Williams [ * ]. Brian s'est imposé
comme un ami, avec qui je pouvais parler, en plus c'est
un auteur compositeur et un vocaliste merveilleux. Brian
est venu me rendre visite quelques fois sur les séances
de ce dernier album. Comme il habite à côté,
il passe en vélo et dépose un mini-kit de
batterie électronique en me disant: "Essaye
ça" J'ai gardé deux notes qu'il a
jouées à la fin d'un morceau de l'album.
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Je découvrais
Paris
R&F : A propos de jazz, votre chanson "Miles
& Juliette" évoque une période de
grande création artistique. Vous ennuyez-vous aujourd'hui
?
Robert Wyatt : Je ne suis pas un jazzman, le jazz n'a pas
besoin de moi, mais ce que je fais musicalement n'aurait
pas été possible sans les jazzmen, ou certains peintres.
Je sais que les standards de jazz durent plus longtemps,
et j'aimerais voir si mes chansons dureront aussi longtemps
que "Insensatez" de Jobim que je reprends sur le disque.
Beaucoup de chansons de "Cuckooland" ont été écrites il
y a dix ans. Pendant toutes ces années j'écoutais comment
des batteurs comme Billy Higgins gardent le tempo, ce genre
de choses. Pour en revenir à "Miles et Juliette", c'est
la romance ultime. Je découvrais Paris, en pleine puberté.
Chez moi, les gens étaient soit cérébraux, soit primitifs.
A Paris, j'ai découvert qu'on pouvait être intello et bon
vivant, traîner dans des clubs enfumés avec des Noirs Américains.
R&F : C'est comme ça
que vous voyez ?
Robert Wyatt : Je fais les choses simplement, je ne suis
pas un théoricien. Le mot de créateur me gêne,
je me vois plutôt comme quelqu'un qui trouve les choses.
RECUEILLI PAR ERIC DAHAN
CD "Cuckooland" (Ryko/Naïve)
[ *
] Note de l'éditeur
: il semble que R.W. confonde les albums Another Green
World et Before and After Science car c'est ce
dernier qui est effectivement crédité d'un
Shirley Williams aux "brush timbales, time".
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