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Les
Soft Machine : délire ou futur ? - Rock & Folk
- N° 13 - décembre 1967
LES SOFT MACHINE : DÉLIRE OU FUTUR ?
On a déjà entendu parler
d'eux dans les milieux bien informés, "in"
ou "groovie" en d'autres mots. Ils furent les
"choeurs antiques" un peu particuliers dans la
pièce de Picasso, "Le désir attrapé
par la queue" montée cet été sur
la Côte d'Azur par J.J. Lebel et Victor Herbert. Ils
ont participé à un "Dim Dam Dom"
à la télévision. Il y a quelques jours,
on se battait presque entre gens "bien" pour avoir
accès au spectacle "psychédélique"
du Studio des Champs-Elysées: "Ste Geneviève
sur le tobogan", très dada quant aux arguments,
très avant-garde par la mise en scène : ballets
des "epilectic flowers" en collant - scaphandres
prolongés de mains ou d'antennes, projection d'arborescences
mouvantes, d'explosions de couleurs acides, à base
de sueur et de sang paraît-il, pendant que les "Soft
Machine" grinçaient, modulaient, sifflaient,
éclataient et martelaient un rythme d'hystérie.
Je les ai revus au "Middle Of The Earth", boîte
psychédélique de Londres : le "laboratoire"
n'avait pas sorti le grand jeu des lumières, cela
coûte trop cher. Mais le groupe se "donnait"
à fond car on les enregistrait en prévision
d'un prochain disque. Après une chanson toute douce,
presque troubadour, où il s'agissait de jeune damoiselle
et de château, la barbarie a commencé sans
ménagement : Robert, vêtu d'un simple caleçon,
ruisselait de sueur, de plus en plus "dingue"
sur sa batterie ; une folie contrôlée pourtant,
d'où une tension, une puissance telle que l'on se
sent mal à l'aise : "Soft Machine", l'ambiguïté
entre la fluidité lisse, le "cool" des
machines électroniques, leur énorme puissance
et leur déchaînement. Cette impression, Robert
m'a confirmé qu'elle était juste et c'est
celle qu'il voulait donner... De Mike, l'organiste, seules
les mains menaient la danse, frappes, saccades et glissades
; son visage restait parfaitement immobile, guettant un
signe de Robert pour réduire la haute tension, quand
ce dernier commençait à chanter de sa voix
de ténor, légère mais acide, presque
crispante comme le bruit d'une abeille contre une vitre.
Et cela a duré longtemps, tombant puis reprenant
de plus belle: c'était comme la tentative confuse
de réussir une cérémonie d'envoûtement,
d'atteindre, par viol, les forces profondes de l'instinct
et une participation presque primitive par le medium des
amplis. Ils sont l'illustration parfaite du paradoxe de
Mac Luhan, sociologue américain, mi-charlatan mi-génial,
des mass médias ; ces derniers, les sons, les images,
les informations électriques, massives et instantanées,
sont la chance, pour la société moderne, de
retrouver le sentiment originel de participation, celui
de la "tribu" ; "l'avant-garde", à
New-York ou à Londres, dans le cinéma, la
musique, les journaux, etc. est tout à fait polarisée
par cette idée.
"Presque tous les groupes, ici ou en Amérique,
fabriquent indéfiniment des sons et des mélodies
pour livrer à la consommation, sous des formes plus
ou moins nouvelles, les mêmes émotions, facilement
identifiées et assimilées par le public. Nous
voulons briser l'image, retrouver l'esprit du jazz, c'est
à dire une expression authentique "sauvage"
("wild", associé à pur), mais la
nôtre, cette fois, non celles des Noirs."
C'est Robert qui parle, avec ce drôle de sourire toujours
entre les nerfs et les idées, ce sourire des jazz-men
de la "New thing", animal et intellectuel en même
temps. Robert ne peut tenir en place, grattant une guitare
à moitié défoncée par son fils
Sam, un petit diable de 2 ans ; ou bien dansant sur sa propre
musique que débite sans arrêt une batterie
d'énormes magnétophones. Il contraste avec
les deux autres, étalant leurs longs corps maigres
sur le lit ; ils articulent mollement une parole quand vraiment
c'est indispensable : Mike, l'organiste, l'air hiératique
derrière ses lunettes carrées, cerclées
d'or ; et Kevin, le guitariste, chanteur à l'occasion
qui se peint les yeux de longs pleurs violets, le seul du
groupe à porter des couleurs : aujourd'hui, un ensemble
en soie rose avec un haut de forme noir.
- Depuis combien de temps votre groupe existe-t-il?
- A peu près cinq ans; mais nous nous appelons les
Soft Machine depuis un an seulement, nous avons pris le
nom d'après un des titres de William Burroughs ;
tous ses titres feraient de merveilleux noms de groupe,"
Festin nu " et les autres.
- Est-ce que votre style a beaucoup changé?
- Oui et non; Kevin, notre arrangeur, a environ soixante
dix titres; beaucoup sont du "folk " traditionnel,
mais nous faisons le genre de musique barbare que vous avez
entendue, depuis le début, avant les groupes américains
comme "Velvet underground" ou "Country joe
and the Fish" qui, d'ailleurs, ne sont pas vraiment
révolutionnaires, seulement en surface - autrefois
les gens n'aimaient pas ça, ça leur déchirait
les oreilles ; maintenant c'est "in"; alors, pour
nous, il faut continuer "out" pour décider
nous-mêmes notre "in", ne pas nous laisser
piéger dans l'image qu'on veut de nous. Pour cette
même raison, nous avons quitté "Polydor",
qui veut nous téléguider, pour trouver une
maison qui nous laisse libre...
- Vous aviez un autre guitariste, il y a trois mois ?
- David? Oui, il est parti ; il était un peu différent
de nous ; le côté poésie d'avant-garde
l'intéressait plus que ce que nous faisons ; mais
nous pourrions très bien élargir la formation,
avec d'autre instruments ; une fois , à Amsterdam,
un saxo s'est joint à nous et ça a été
formidable ; mais c'est très difficile de trouver
quelqu'un : nous vivons tout le temps ensemble et ça
pose des problèmes.
- La drogue?
- Nous ne fumons pas pour jouer, ça abrutit complètement
; seuls les Noirs peuvent faire ça. Le thé,
les gauloises suffisent.
- Vous parliez d'élargir le groupe ; mais allez-vous
continuer, et comment, vos expériences sonores en
dehors des instruments traditionnels, comme lorsque Mike
frotte le micro sous la cymbale pendant que vous battez,
ce qui donne une sorte de grognement extraordinaire? Vous
êtes les utilisateurs d'une "nouvelle musique"
dans le domaine du pop comme il y en a une dans le "classique"
ou le "jazz".
- Oui, et vous avez pu entendre les modulations graves ou
aiguës que Kevin "joue" sur les amplis. Nous
ne faisons pas de recherches systématiques ; seulement
suivant l'inspiration du moment. Nous avons essayé
un peu tout, même de brancher une émission
de radio sur la guitare électrique, ou de poèmes
enregistrés quand David était avec nous.
- Vous devriez essayer les ondes Martenot.
- Oui, mais c'est encore un peu cher.
- Quels sont les groupes "pop" que vous préférez
?
- Les Byrds, Dylan, les Mothers Of Invention.
- Mais les "Mothers" ne s'occupent pas tellement
de la musique, ce sont les paroles qui comptent.
- Ça n'est pas vrai ; ils font autant de musique
que Dylan ; il y a de longs récitatifs et moins d'effets
peut-être ; mais c'est aussi musical que, par exemple,
les chants des moines tibétains, ou dans un autre
domaine, le blues.
- Et les autres, les Beatles, les Rolling Stones ou les
groupes américains style "Jefferson airplane"?
- Je vous l'ai déjà dit tout à l'heure,
ils font tous des variations sur le style, les thèmes
inventés par les Beatles ; même ceux-ci ne
se renouvèlent pas ; pas vraiment ; ils sont seulement
parvenus à une merveilleuse virtuosité, à
la maîtrise baroque de ce qu'ils font depuis le début.
- Alors, où cherchez-vous vos maîtres? Quelles
musiques préférez-vous?
- Actuellement, nous essayons d'oublier les autres ; notre
groupe est le seul qui compte pour nous ; pour moi, par
exemple, Mike est le premier organiste qui fasse vraiment
quelque chose de nouveau après Jimmy Smith (en toute
modestie, mais vous comprenez dans quel sens je vous dis
ça).
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Un des passionnant groupes anglais
de la "nouvelle vague";
ils sont encore plus dingues
et plus cultivés
que leurs augustes ainés.
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Cela dit, j'ai écouté beaucoup
de musique indienne ou tibétaine ; j'aime aussi
beaucoup le raffinement rythmique du jazz "brésilien"
style Stan Getz, ou les "drums africains ou afro-cubains"
quand ils ont un réel pouvoir hypnotique. Pour
le jazz américain, Archie Sheep me semble plus
complet que, par exemple, Cecil Taylor ; et mes voix préférées
sont d'abord Billie Holiday, et puis Joe Tex, Stevie Wonder,
et bien sûr Otis Redding ; Jimi Hendrix en fait
un peu trop, et James Brown représente ce que les
Noirs peuvent faire de plus artificiel, de plus mauvais
quoi.
- Oui... je comprends ce que vous voulez faire maintenant
; pourtant, l'autre soir, au "Middle of the Earth",
vous avez joué deux morceaux très longs
et très intenses d'un bout à l'autre ; au
premier, les gens étaient fascinés, mais
j'ai eu l'impression qu'au deuxième, ils ont décroché
au bout d'un moment ; peut-être y avait-il trop
de déchaînements assourdissants et pas assez
de soin dans la composition d'ensemble sur les thèmes?
Ou bien il manquait de ces temps faibles où tous
les musiciens de jazz se reposent, fument une cigarette
et bercent le relâchement du public?
- Nous avons souvent ce genre de pause. (il règle
un magnétophone et me fait entendre un air où
effectivement, après un passage très fort,
vient une improvisation beaucoup plus faible, quoique très
rythmée.) Mais, de toute façon, nous ne voulons
pas arrêter à la lassitude du public, aux limites
des choses qu'il aime parce qu'il les reconnaît. Il
faut aller au-delà, le forcer, il en a marre et puis
il est repris, envoûté par quelque chose de
nouveau qu'il découvre ; il commence à distinguer
des formes dans la masse de bruits qui l'a d'abord fasciné
et puis étourdi.
- Un peu le genre "living theater", dans leurs
exercices de concentration intense où il semble ne
rien se passer à première vue, ou Andy Warhole
et le cinéma "underground" de Londres et
New-York, oeil tour à tour fixe et dansant qui scrute
interminablement pour atteindre la trame profonde de l'ambiance.
- Oui, je pense que la comparaison est juste ; d'ailleurs,
notre manager a fait partie du "living".
- Autre chose, pourquoi sur scène, ne portez-vous
qu'un slip ; est-ce pour choquer?
- Non, seulement je trouve plus sain, plus confortable d'être
comme ça plutôt que dans une chemise où
je transpire quand je deviens dingue. Et puis, de cette
manière, il n'y a rien entre le public, la musique
et moi ; le sentiment de participation est plus intense,
plus physique. Faire l'amour est l'image la plus juste pour
exprimer ce que je fais ; ça peut-être long
et sensuel ou rapide et intense avec un temps où
il ne se passe rien ; c'était peut-être comme
ça l'autre soir. Ça dépend de l'humeur
et de l'ambiance."
En effet, quand Robert de déchaîne, en nage,
la bouche ouverte, il donne une impression animale, presque
jusqu'au malaise ; pourtant je crois, comme il me l'a dit,
qu'il garde toujours le contrôle de ce qu'il fait
; la preuve : il se met tout à coup à chanter
tout en continuant à faire de la dentelle à
la batterie, sans regarder... A ce moment, le téléphone
sonne ; c'est un "ami" de Robert, un type très
riche, qui leur demande de jouer pour un prix d'ami ; Robert
le renvoie sans ménagement à son agent. Ce
soir, ils vont jouer à Cambridge ; demain ils seront
à Paris pour l'émission télévisée
de Guy Béart. Je les quitte pendant que Mike se fait
peindre une moustache et que Robert, en même temps
qu'il règle les détails avec un géant
habillé en tartare, s'habille en gris, comme toujours
: "Avant, on s'habillait en couleurs, pour nous distinguer
du public : maintenant c'est le contraire."
Au revoir, à Paris en décembre, à l'Olympia.
Jean-François Vallée
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