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Une fête pop ulaire - Rock & Folk - N° 57 - octobre 1971
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Fête de l'Huma. Fête du peuple. Culture populaire; et toutes ces choses. Ouais. Tout de même, le sourire grince un peu, malgré la belle organisation. Et puis il y a des trucs qui m'échappent : je ne suis pas ouvrier, ne l'ai jamais été, et aurais bien du mal à le devenir. 40-48 heures par semaine, j'ai connu cela il y a longtemps, jusqu'à ce que je découvre que je pouvais gagner ma croûte en me faisant moins chier, parce que mon éducation me le permettait (me permettait de concevoir l'idée qu'on n'était pas obligé de s'écrouler dans un bureau 8 plombes par jour pour faire travailler sa matière grise). Les HLM, j'ai jamais su l'impression que cela faisait de vivre dedans. Quant aux patrons... C'était plutôt les profs, surgés, adjudants, avant les flics. Aussi, il y a des trucs que j'ai du mal à comprendre quand je mets les pieds dans une grande fête populaire française. D'abord parce que mon esprit critique bourgeois me fait penser que la culture populaire ce n'est peut-être pas ça. Une idée qui ne me quittera pas pendant deux jours : faut-il pour distraire les gens - c'est-à-dire, en principe, pour les rendre heureux - leur offrir le même barnum d'abrutissement que celui qu'ils côtoient tous les jours?
La bouffe d'abord. Il n'y avait pratiquement que ça. Évidemment, deux millions de personnes à nourrir... Mais alors, pourquoi ce manque total d'originalité dans la distribution, sinon dans les produits eux-mêmes ? Uniformité glauque et monotone des baraques de saucisses-frites, s'étendant à perte de vue, avec pour seule variante le nom d'une fédération quelconque. Les gens ont pourtant grand besoin de quelque chose de différent. Pour les réveiller un peu, d'abord. Politiser, c'est d'abord surprendre, au risque de déranger. Sinon, on retombe dans la crasse conditionnante, abrutissante, quotidienne (télé, journaux; le médium est le message...). Il ne faut pas hésiter à faire un pas de côté de temps en temps. A force de marcher dans les traces du voisin, on finit par s'enfoncer. Un pas de côté, c'était peut-être sortir des choses habituelles (les concerts pop, nous verrons cela plus loin). Taper autre part qu'au niveau du tube digestif. Il y avait trop de spectacles grotesques : je pense à ce malheureux éléphanteau soumis aux photographes de famille devant un tableau de jungle africaine. Et puis il pleuvait, le ciel était gris, bas, les nuages filaient au ras des HLM. On cherchait la joie... Elle était autre part. Chassée par un sérieux monumental, piétinant dans les flaques d'eau, bouffant une frite sans saveur, attendant en bâillant le résultat d'une loterie où revenaient toujours les mêmes petits lapins au milieu des potiches rosés. Une immense foire du Trône, sans chaleur, sans tendresse, sans rires. C'était samedi, et il pleuvait.
Roulant des idées noires et gluantes comme le ciel, j'errais de stand en stand à la recherche d'un éclair, d'une surprise, et ne trouvais partout que des copies conformes. Et pourtant. Attirés par les noms prestigieux de Joan Baez, des Soft Machine, ou du Gong, des centaines de milliers de jeunes erraient parmi la foule, sans doute cherchant comme moi quelque havre de chaleur tranquille. L'Huma 71, c'était un peu le grand festival qu'on attendait depuis deux ans. Ils étaient bien là 300 000, qui tous écoutent la pop, en parlent, en vivent plus ou moins en attendant l'éclosion, la fête, la nouvelle culture, que sais-je encore? Comment se fait-il, dès lors, que parmi ces jeunes il ne se soit rien produit, qui ait pu justement être une promesse d'éclosion ? Comme : un journal, imprimé et distribué sur place, des boutiques offrant autre chose que des saucisses-frites, du théâtre de rue, des concerts improvisés, des centres d'information sur les communautés, les Mouvements de Libération de la Femme, les magasins gratuits, les écoles expérimentales, la drogue - origines, conséquences, le tout objectivé... Rien de tout cela. Le calme, le silence total. La France, c'est pas l'Amérique. Il serait peut-être temps qu'elle commence à vivre, cette fameuse nouvelle culture. A moins que l'underground lui soit plus profitable pour survivre. Même dans ce cas, il faudra au moins la défendre. Donc, s'organiser.
Restait la pop music. Ah ! la musique. Assis sur son cul, les bras croisés à 200 000 dans l'herbe mouillée, on est bien ensemble, communion et tout et tout. Les records ne font pas partie de mes préoccupations. 200 000 spectateurs pour les Soft Machine, c'est bien, ça fait un demi Woodstock ; et alors ? Combien parmi ces deux cent mille ont réalisé que ça fait beaucoup de monde, une majorité, qui a quelque chose à défendre ? Ne fut-ce que cette pop music qui est la base de sa culture. Les freaks abondent aujourd'hui dans notre beau pays. Un peu paumés. Très vulnérables, tiraillés entre les marchands de sapes, de disques, et de bonnes paroles que leur marché potentiel fait saliver. Illumination : à San Francisco, il y a quatre ans, les Diggers brûlaient l'argent et consacraient toute leur énergie à la création d'une véritable alternative au système qui nous étouffe. Pas avec des mots. Une alternative à l'argent, où tout était gratuit. Et cela marchait, très bien même. En France, les freaks, les jeunes en général (parce que dans ce système de vieillards, la jeunesse représente un anachronisme) se font rouler depuis le début par une masse de types qui les allèchent avec tout ce qu'ils croient leur manquer. Or, ce qui leur manque vraiment, totalement, c'est l'amour, la tendresse, et l'énergie qu'ils suscitent.
Je vous casse les oreilles avec des histoires de problèmes affectifs ? Essayez donc de voir où en sont vos rapports avec votre entourage... Toute personne qui entretient des relations avec vous sans amour, sans chaleur, se fout de votre gueule. Oh ! et puis je fais le moraliste dans un canard à 3 francs 50. Où vous vous masturbez devant Jagger pour vous aider à sortir de votre abrutissement familial, patronal et lycéen. De cela aussi il faudra sortir un jour. Et alors, quoi... ?
Vous voulez que je vous parle des Soft Machine et de mes copains du Gong. Parler de pop music... Là aussi on vous oriente et on vous dit qui qu'est bien et qui qu'est mal. Finalement, les canards pop vous manipulent comme France-Soir fait joujou avec la cervelle de votre papa. Le médium est le message (re). Heureusement, vous ne gobez pas tout. Ça serait tragique! Alors. D'abord, il y eut Steve Waring et Roger Mason, au palais de la moto. J'aime beaucoup la moto et je vous en recauserai. Il y avait là des machines pas possibles, des trucs insensés de 1937-39 (les années 30, pour la mécanique auto, moto, avion, on n'a jamais fait mieux). Des Vincent, Velocette, HRD, Ratier, qui ne se fabriquent plus, et c'est dommage, parce que ça avait autrement plus de gueule que les Honda d'aujourd'hui. Il y avait beaucoup de loulous en cuir crasseux, mais pas encore de Hell's Angels. Ah! Et puis sur une scène, juste derrière les vieilles meules, Mason, Waring, 12 cuillers à soupe, 3 tournevis, une pince-monseigneur, 2 clés anglaises, 4 triangles, un banjo, des cloches tibétaines et une guitare. Et tout ça faisait un bruit fantastique, parce que Mason les avait distribués dans la foule et qu'elle prenait un pied monstrueux avec. La participation ils connaissent et ce fut un très bon concert. Chaleureux. Après... après, il y avait bien un peu de free jazz, très loin, mais je n'étais pas trop préparé et je n'ai pas insisté. Restaient les Soft.
Il y avait bien 200 000 personnes, oui. Dont beaucoup criaient assis ! ce qui gênait pas mal l'écoute. Les Soft, ils ont un nouveau batteur - Phil Howard - pas du tout dans le genre Wyatt subtil et tout. Lui, c'est plutôt un roulement continu, plus qu'une ponctuation, un martellement dru, serré, obsessionnel. On doit pouvoir broder pas mal là-dessus. J'ai pensé à la section rythmique, de Miles Davis, trame sur laquelle se tissent sans problèmes les improvisations du grand Milou. Chacun des deux sets de Soft Machine fut délivré sans interruption, sans le moindre clin d'œil, répertoire ou autre. Elton Dean - qui joue aussi du piano électrique - et Ratledge se partageant à tour de rôle les honneurs de l'avant-scène. Musique trop forte, trop difficile, trop complexe pour être prise en une seule fois. Il faut la réécouter encore et encore pour, petit à petit, pénétrer la subtilité et l'incroyable richesse de son langage. Si possible dans le calme. Musique - petite pensée élitiste - qui a dû passer au-dessus de bien des têtes. Les Soft sont difficiles, parce que leur voie personnelle est elle-même difficile. Cela devait apparaître plus clairement dans le concert du lendemain. Beau dimanche, ensoleillé, effaçant les impressions moroses de la veille. La lumière était plus vive, les sourires plus nombreux. La boue était devenue poussière. A l'entrée, un homme de 61 ans qui faisait le tour du monde à pied en traînant un cercueil à roulettes offrait sa petite alternative, sa solution personnelle aux questions qui tournaient dans ma tête. L'odeur de friture était moins pesante, les couleurs des manèges s'étaient rallumées.
Sur scène, au fond, au lieu-dit la «discothèque», on commençait à installer le matériel de Magma. J'avais jamais vu encore. Un peu effrayé quand même, a priori, par les déclarations de Vander et ces signes agressifs rouges sur fond noir. On m'avait pas appris ça en Californie !I Et puis, la musique. Je ne sais pas combien de temps. Il y eut des moments pénibles, étouffants, une lourdeur indéfinissable dans la tête, comme des noix qui s'entrechoquent. Des moments légers, aériens, ténus. Des moments monotones, tristes remplissages sans saveur et puis à la fin, après une demi-heure étouffante, à hurler, arrêtez, foutez-nous la paix, un morceau tranquille, rassurant, bon, vous en faites pas, on est arrivés, tout va bien. Magma c'est la vie quotidienne à Paris en 1971. Avec ses rares moments de paix, de lumière, et son abrutissement total pour le reste, avec quand même, une porte ou une fenêtre en chacun de nous - et c'était peut-être ça le dernier thème. Le kobaien, c'est, mélangés, le speaker à la télé, les bagnoles, le voisin, les cris du père et de la mère, les ordres et les conseils distribués généreusement pendant 20-30 ans. Le kobaïen, c'est ce qui sort quand on presse la cervelle d'un homme adulte. Reste que l'on peut toujours s'inventer un langage à soi pour trouver une paix et qu'on peut toujours l'appeler « Kobaïa ».
Après, c'était le Gong. Bizarre, le Gong, en ce moment. Ils vont très, très bien, la planète verte est toute proche et serait même perceptible depuis que Robert Wyatt et Kevin Ayers se joignent occasionnellement au groupe. Le dernier se trouvait là, si bien que l'on eut quasiment deux concerts Soft : une resucée du premier album et l'autre, perpétuel. Bon. Souhaitons que le nom « Soft Machine » ne serve pas trop à cautionner la multitude de groupes formés par les éclopés du premier et dont la musique, de toutes façons n'a plus rien à voir avec celle que jouent aujourd'hui les seuls détenteurs du nom. Et apprécions la musique du Gong pour ce qu'elle est, farfelue, cosmique, camembert et pop music. Ni française ni anglaise. Gong, simplement. Elle se trouve justement en pleine transformation, sans doute grâce aux changements de personnel - section rythmique roulante de Pip Pyle - aux permutations-Daevid à la basse et Christian Trisch à la guitare dans les morceaux de sa composition. Un brassage toujours profitable. Peut-être que les musiciens anglais dans les groupes français vont leur donner un sang neuf et faire bouger la machine. Gong, sur scène, c'est toujours un plaisir. Ils ne sont pas constipés, et puis ils ont quelques bonnes idées sur l'action théâtrale. Et il en faut pas mal pour dégeler un peu le public français. Jamais vu un public pareil : tant qu'on ne le viole pas, il ne bronche pas. Il fallut l'arrivée sur scène de Kevin Ayers pour provoquer quelques remous. Kevin est incroyable. Une fille médisait après le concert que c'était le seul vraiment sexy. Les chanteurs et les musiciens pop en France, il faut bien le dire, ne sont pas très sexy. Pour la tronche, ils se prennent tous pour des dieux : tout dans le sourcil froncé et la main frémissante. Mais dans la hanche, l'attitude. Faites de la gymnastique ou du yoga, messieurs, ou allez revoir les vieux films d'Elvis « the pelvis ». La pop doit être sexy, charrier des vibrations sexuelles. « Quand j'écoute le Dead, j'ai envie de faire l'amour». Citation. C'est quand même pas demain qu'on verra Alice Cooper à la fête de l'Huma. Bon. Pour en revenir au Gong, la fin de son passage avec Kevin Ayers fut, bien entendu, à se lever les fesses pour gigoter un peu (on ne danse pas beaucoup en France dans les concerts pop.Sérieuuuuuux !...). Ils jouèrent « I dit it again », ça s'imposait. La prochaine fois, il y aura Robert Wyatt - donc deux batteurs... Le Gong est bien parti.
L'actuelle formation des Soft Machine clôturait le spectacle (...). Démarche radicalement différente. L'enthousiasme populaire baisse d'un cran ou deux. On redevient sérieux. On s'assied et l'on écoute; ça n'est pas forcément péjoratif : malheureusement, les Soft Machine sont un des seuls groupes que l'on puisse vraiment écouter. Je veux dire que le fait de les entendre ne suscite pas d'autres besoins - danser, gueuler, se décrotter le nez ou se barrer pour faire pipi - que de les écouter. Ce concert devait être moins long que celui de la veille. Et différent. Il est impossible que deux concerts des Soft puissent se ressembler. La texture même de leur musique les en empêche. Comme la veille, on retrouvait le martellement continu de Phil Howard. Mais Ratledge et Dean semblaient moins éloquents, laissant plus de place au rythme pur, basse-batterie. Hugh Hopper en profitait pour dire toutes les choses qu'il avait à dire. La musique de la Machine Molle est en effet construite de telle façon que n'importe quel (très) bon musicien devrait pouvoir s'y insérer. La section rythmique, par exemple, peut se multiplier. Les solistes aussi. Car il ne s'agit pas vraiment de solistes, puisque chaque musicien en est un. Je ne connais pas ce nouveau batteur, mais il semble que son arrivée au sein du groupe ait une importance énorme. Les phrases de Ratledge, Hopper et Dean collent à merveille à son jeu - encore que le cuivre pousse plus loin, plus haut, plus aigu les accents de son discours. Impossible à saisir, la musique des Soft Machine est sans doute la plus forte, et peut-être la plus violente qui vive aujourd'hui. Elle provoqua des commentaires passionnés (passionnels ?) à la fin du concert, ce qui prouve au moins qu'elle remue quelque chose dans la tête. C'est plutôt bon signe.
Alain Dister
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