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Soft Machine à Paris - Rock & Folk - N° 31
- août 1969
SOFT MACHINE A PARIS
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Première tentative de concert
pop en dehors du circuit traditionnel: premier et total
succès. La salle du Bataclan remplie à craquer
d'une foule de connaisseurs tout à fait sages et
attentifs (le critique hyper-réactionnaire de France-Soir
a fait ce qu'il a pu, il n'a pas réussi à
voir des jeunes chevelus se battre au couteau ou se piquer
à l'héroïne, ce fut donc, de son point
de vue, un concert raté, qui ne lui fournit pas prétexte
à un retentissant appel à l'ordre moral et
à indigner ses mémêres-lectrices), alléchés
par une affiche qui présentait quelques-uns des meilleurs
groupes français et surtout, surtout, les Soft Machine.
Trois groupes émergèrent d'une première
partie bien fournie: We Free, très prometteur, et
surtout Martin Circus et le Triangle qui sont d'ores et
déjà les meilleurs groupes pop français
avec le Zoo. Nous reparlerons d'eux plus longtemps, ils
le méritent plus que bien d'autres qui n'ont pour
tout talent que de bons agents de publicité. Triangle,
Martin Circus et Zoo, retenez bien ces noms.
Sur le coup d'une heure du matin, les trois rouages de la
Soft Machine font leur apparition sur une scène plongée
dans la pénombre, devant l'écran blanc qui,
tout à l'heure, s'animera de couleurs et de mouvements
invraisemblables. Un morceau, un seul, qui dure presqu'une
heure (ou dix morceaux enchaînés, peu importe),
une heure extraordinaire de musique tour à tour démente
ou pacifiée, trois sons de puissance égale
non pas superposés mais parfaitement intégrés
les uns aux autres. L'important pour Mike Ratledge (o),
Hugh Hopper (bs) et Robert Wyatt (dms), ce n'est pas tant
de jouer des "air" , au sens traditionnel du terme,
que de créer des climats sonores d'une beauté
sans défaut et parfois étouffante.
Tous parfaitement maîtres de leur instrument et
dotés d'un solide bagage musical (ce qui, au départ,
leur permet de jouer ensemble, vraiment ensemble), ils
auraient aussi bien pu faire fortune en se lançant
dans une carrière pop-commerciale. Ils ont préféré
rester fidèles à l'esprit qui les anime
et continuer à leurs recherches sans concessions.
Un jour viendra certainement où l'on reconnaîtra
enfin tout ce que la musique de notre temps doit à
des groupes comme les Soft Machine. Mais ce jour-là,
il sera peut-être trop tard. Toujours
est-il que ce concert fut splendide, qui fit littéralement
plonger le public dans la touffeur d'une musique qu'il
ne se lassait pas d'entendre.
Propulsé par la batterie fracassante de Wyatt
et la basse de Hopper, Mike Ratledge se lança
sans jamais s'y perdre dans de longues improvisations
haletantes et saturées, subtil et percutant
entrelacs de sonorités soigneusement choisies.
Habiles, les doigts de l'homme fouaillaient les claviers
pour en extirper la substance que les énormes
amplis projetaient ensuite sur le public; habiles,
les baguettes martelaient la peau des tambours pour
créer des rythmes complexes et fouettaient
les cymbales pour marquer le temps; habiles, d'autres
doigts pinçaient les cordes de la basse pour
établir bien solidement les fondations sur
lesquelles repose tout l'ensemble. Habiles, les Soft
Machine le sont, certes, mais il ne faudrait surtout
pas croire qu'ils ne sont que cela: des virtuoses
de l'électronique. Leur musique sait être
chaleureuse, elle bouillonne d'une vie intense que
ses créateurs n'essaient jamais de contenir,
quitte à y laisser leurs dernières forces.
Les hommes ont fait leur musique le don total de leur
vie, c'est pourquoi il faut absolument entendre la
machine pendant qu'elle a encore du souffle. Qui sait
si demain...
Philippe Paringaux |
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