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La
sagesse du vieil homme - Play Record - N° 18 - novembre
1997
LA SAGESSE DU VIEIL HOMME
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DOMINIQUE MESMIN
PHOTOS CANIGHER
Robert Wyatt, figure incontournable
de la musique anglaise, reste encore aujourd'hui un artiste
influent. Après un silence de plusieurs années,
il revient avec " Shleep " (Ryko), un album
qui pourrait bien prouver qu'il existe bel et bien une
vie après " Rock Bottom ", le disque
majeur de sa carrière, jalon d'une musique dite
progressive à tendance déstructurée.
C'est dans un hôtel parisien, installé dans
sa chaise roulante, qu'il nous a reçus..
Le
jus d' orange
" Je ne peux jamais parler de ma musique ou l'analyser
pendant que je la compose. Une fois ce processus terminé,
elle est à l'abri des interférences et de
la banalité du langage. Parfois mon commentaire
n'apporte rien de plus qu'un avis extérieur. Ce
n'est pas à moi de m'exprimer. Mon devoir est d'utiliser
ce qui est figé sur la bande pour en faire de la
musique. Je ne suis pas un théoricien, je fonctionne
à l'instinct. Les idées fusent mais leur
concrétisation prend plus de temps. C'est pourquoi,
malgré ce que pensent les gens, il n'y a rien d'extraordinaire
chez moi. Et puis, tu sais, c'est difficile d'expliquer
à quelqu'un qui n'en aurait jamais bu à
quoi ressemble le goût du jus d'orange. "
Perpétuelle métamorphose
Guide spirituel de Soft Machine entre 1966 et 71, ce batteur,
chanteur et claviériste fonde ensuite Matching
Mole. En 1973, lors d'une fête où il est
passablement éméché, il passe par
la fenêtre. C'est à l'hôpital qu'il
compose " Rock Bottom " (produit par Nick Mason,
batteur de Pink Floyd). Depuis, immobilisé dans
un fauteuil roulant, il a toujours cherché à
ne pas s'apitoyer sur son sort malgré une détresse
incurable.
" Si un air me rentre dans la tête, alors,
petit à petit, il devient un personnage vivant
qui me réclame ce qu'il a besoin pour grandir ou
exister. Je n'ai aucune intention de restreindre ses besoins.
Mes préoccupations de compositeur sont cycliques
mais comme la vie est en perpétuel changement,
un problème apparemment familier peut prendre une
tangente inédite. J'essaie néanmoins d'apprendre
de mes erreurs et déceptions passées. Au
fil des années, je n'arrive pourtant pas à
être plus rapide, plus habile dans le choix du bon
mot ou de la bonne séquence musicale. Avant tout,
les chansons demandent de la clarté et de la simplicité.
"
Travail d'équipe
Robert Wyatt, génie intarissable, a toujours été
en perpétuel combat contre une musique elle aussi
inféodée à la pensée unique.
Plus les standards se sont uniformisés, plus il
les a contournés.
" Certains titres de "Shleep" sont des
ébauches qui proviennent de l'album précédent
mais qui n'étaient pas à maturité.
Je conçois les choses très clairement mais
parfois je ne sais pas comment les concrétiser.
C'est grâce à la collaboration d'autres personnes,
des musiciens, des producteurs, ma femme (qui écrit
d'ailleurs beaucoup de ses paroles. NDLR) qu'elle prennent
forme. Quand j'enregistrais cet album, Phil Manzanera
avait des idées précises sur la façon
dont cela pouvait sonner. Il m'a donné des conseils.
En quelques jours, une simple progression d'accords peut
devenir quelque chose de très concret et organique.
Chaque chanson possède ce genre de destin. Elles
sont toutes de petites histoires. Mes disques ressemblent
à une sorte de journal personnel, un instantané
de périodes de ma vie. Surtout celle de musicien.
C'est un reflet assez limité car beaucoup de mes
passions et de mes centres d'intérêt n'ont
rien à voir avec la musique. Je ne me souviens
pas vraiment des sixties mis à part la naissance
de mon fils avec ma première femme. Désolé
(rires). "
Les invités
Et pourtant, c'est à cette époque que Robert
travaille avec Syd Barret. Des collaborations, il y en
aura d'autres comme avec Henry Cow, Mike Oldfield, Kevin
Ayers, Elvis Costello, Scritti Politti, Raincoat, Ben
Lee, Ryuichi Sakamoto... " Shleep ", son premier
album depuis " Dondestan " (Rough Trade 91),
a été enregistré dans le studio de
Phil Manzanera (ex-Roxy Music). Outre l'apparition de
ce dernier sur un titre, on retrouve aussi Brian Eno,
Paul Weller (Ex-Jam, Style Council...), Evan Parker, Annie
Whitehead...
" Je ne connaissais- pas personnellement Paul Weller,
par exemple. En revanche, je pensais le solliciter depuis
de nombreuses années. Le hasard a voulu qu'il soit
en studio chez Phil Manzanera en même temps que
moi. J'ai été surpris quand il a accepté.
Je ne pensais pas qu'il puisse être intéressé
par une musique différente de celle de son époque.
La plupart du temps, dans ce genre de travail en commun,
les gens ne veulent pas que leur intégrité
soit manipulée. Il faut qu'ils se sentent à
l'aise.
Moi, je ne suis pas trop friand de ce genre de chose.
Je suis un vieux solitaire qui a toujours vécu
reclus dans le sous-sol d'une maison à la campagne.
"
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L'imaginaire
Robert Wyatt bosse seul. Avec une dévotion et une
foi inébranlable. Malgré la complexité
de ses compositions, il n'a jamais sombré dans la
surenchère. " Généralement, j'essaie
de m'arrêter avant de tout baiser. Avant que l'essence
originelle ne se soit diluée. J'aime jouer avec les
stéréotypes, prendre le contre-pied des clichés
chanson rapide = colère, titre lent = romantique.
En revanche, pour être le plus authentique possible
avec les mots, il faut simuler la façon étrange
et perverse dont fonctionne notre cerveau. Dans mon propre
intérêt, j'enlève toutes les métaphores.
Je n'utilise pas vraiment mon imagination pour les textes.
Elle est très sollicitée par mes lectures
sur les plantes, les insectes, la cosmologie, la vie des
galaxies. Je n'arrive pas à me concentrer sur la
vie quotidienne, sur les petits aléas. C'est sûrement
pour ça que je passe par les fenêtres (rires).
"
Dépasser ses limites
Bien qu'il ne se soit jamais senti prisonnier dans sa musique,
Robert Wyatt a été contraint, cas de force
majeure, de délaisser la batterie et de se concentrer
sur la composition et le chant. Aujourd'hui, il possède
l'une des voix les plus envoûtantes et travaillées
de la musique populaire.
" Je n'ai pas les connaissances encyclopédiques
d'un Frank Zappa. Mon langage musical est assez similaire
à celui de la pop music. Ma voix est limitée.
Ce sont sûrement mes principales frustrations. Sinon,
je suis toujours bombardé d'informations. Je préférerais
en avoir moins et bénéficier de plus de clarté,
d'indications sur la direction à prendre. Pour s'améliorer,
on peut toujours développer le côté
athlétique de la chose. Jouer plus vite du piano.
Utiliser une brosse sur la batterie pour rechercher des
sons plus organiques. En fait, c'est un moyen de tromper
ses limites. Tu sais, un compositeur écrit sa musique
avant de la jouer. Cela baise tout. Moi, je n'essaie jamais
de tendre vers une identité de globalité dans
mes disques. J'ai des bouts de phrases et de musique dans
la tête. Quand je pense qu'ils peuvent aller ensemble,
alors je me lance. "
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Matos
Derrière leur apparente simplicité, les chansons
de Robert Wyatt sont riches en rebondissements. Elles préfèrent
les innovations structurelles au vernissage de la technologie.
" Avec la technologie, on peut feinter. Remonter les
volumes sonores. Agencer les choses différemment.
Elle est fondamentale pour ce que je fais. Je n'opère
pas dans un secteur très commercial, je n'ai donc
pas besoin de m'engouffrer dans cette surenchère
de recherche sonore et d'arrangements compliqués.
Je ne vends pas assez de disques pour que cela soit rentable.
Mon instrument de prédilection reste la voix. Il
est forcément inféodé à la technologie
de l'enregistrement. Brian Eno est réputé
pour sa capacité à toujours être à
l'avant-garde. Pour amorcer les futures tendances et de
nouvelles voies d'expérimentation. Durant nos diverses
collaborations, il n'a jamais essayé de m'influencer,
de me donner trop de conseils. Cependant, il m'aide. J'utilise
cette machinerie seulement pour servir la créativité
humaine. "
L'artisan
Jamais démodé, Wyatt courtise l'intemporel.
Ses chansons ne s'embarrassent pas de l'érosion du
temps. Drapées de leur plus belle nudité,
elles se bricolent, ici ou là, sans matériel
superflu.
" Rough Trade, mon ancien label m'avait offert un enregistreur
Teac 4 pistes. C'est avec ça que je compose à
la maison. Il commence à fatiguer. Comme moi d'ailleurs.
C'est peut-être pour ça que l'on s'entend bien
(rires). Je possède aussi deux micros très
performants que Brian Eno m'a laissés en gage de
sa sympathie. Avant ça, je n'avais aucune idée
de ce que pouvait être du bon matériel. Je
travaille principalement sur le piano. J'ai bien des claviers
bon marché, ce genre de trucs qu'on trouve dans n'importe
quel magasin, mais leurs possibilités sont limitées.
Je suis arrivé à la conclusion que si une
idée fonctionne au piano, elle marchera partout.
C'est le test ultime. Il y a un écrivain qui disait,
quand on l'interrogeait sur son écriture, qu'il écrivait
toujours en latin avant de traduire en anglais. Si cela
signifiait quelque chose en latin, alors, il ne risquait
rien. J'ai une démarche similaire.
Avec la technologie, on peut faire plein de choses. En revanche,
si le coeur n'est pas là, alors, cela sera bancal.
Je crois comme le disait Charlie Parker qu'il n'y a pas
de règles. Pourtant, dans ma carrière, je
ne suis jamais arrivé à travailler à
partir des sons pour ensuite créer des structures."
Des mots, des maux...
Complicité entre la voix et les sons. Ceux de sa
musique mais aussi ceux de ses paroles.
" Je ne gamberge jamais sur mes paroles. Je suis toujours
le premier surpris par ce qui se passe. Les mots découlent
de la musique. Ils sont ses serviteurs. Je n'ai aucune intention
de transmettre des idées personnelles. Parfois les
mots servent à exorciser des douleurs. Je n'aime
pas l'idée d'artistes faisant leur thérapie,
qui prennent les auditeurs ou spectateurs en otages. Il
y a donc une distance entre mes textes et ce que je suis
réellement. On a tous nos problèmes. Fuck
off. Inconsciemment, je ne garde que ce qui est acceptable
et susceptible d'intéresser le public. Rien de plus."
L'engagement
" The Little Red Record", " Song For Che
(Guevara) ", " Nothing Can Stop Us ", manifeste
contre la guerre des Malouines (avec Elvis Costello), la
politique de Thatcher et l'Afrique du Sud... Robert Wyatt
a, durant sa carrière, toujours défendu des
idées chères. Le communisme, l'écologie...
" Je voudrais bien que les gens acceptent l'idée
que j'ai des convictions mais qu'elles n'ont rien à
voir avec ma musique. Cela serait complètement déplacé
et stupide de croire que quand on connaît le parcours
politique ou intellectuel d'un artiste, on comprend mieux
son oeuvre. C'est d'un prétentieux. En tous les cas,
avec moi, je ne pense pas que cela fonctionne puisque je
ne laisse rien transparaître de mes idées dans
mes paroles."
Dépoussiérage
Les disques de Robert Wyatt, résolument innovateurs,
stimulants et décalés, ont profondément
marqué leur époque et rénové
un genre en pleine décrépitude. Alors que
plusieurs générations de musiciens y ont avidement
puisé un nouveau souffle, ils seront enfin réédités
l'année prochaine ( " Rock Bottom ", "
Ruth Is Stranger... ", " Old Rotten Hat "...)
" Ils ne vont pas être remasterisés à
cause de problèmes d'argent. De plus, je ne suis
pas sûr qu'ils nécessitent vraiment de l'être.
Les gens n'écoutent pas mes disques pour les performances
technologiques. Il doit y avoir d'autres motifs (rires).
Je pense que Brian Eno serait la personne la plus à
même d'en tirer le maximum. Mais, de toute façon,
il vit maintenant à Leningrad et il y a toujours
ce problème de thunes. Je ne suis pas Keith Richards
(rires). " |