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Interviews & articles
     
 Robert Wyatt - Octopus - N° 7 - novembre 1997


ROBERT WYATT

«Jimmy Sommerville sous valium»


par Gilles Tordjman

C'est comme ça que Robert Wyatt définit lui-même sa voix, dans l'un de ses accès de cruauté intime qui l'ont jusqu'ici préservé de l'apitoiement. C'est qu'à force de ne pas pouvoir se voir en peinture, il a bien fini par s'aimer. Accepter cette voix sinusoïdale, tutoyant le bruit blanc, pour en faire l'une des paroles les plus justes - comme on dit d'un diapason - de ces 30 dernières années. Accepter la paraplégie qui condamne le batteur à dire adieu aux grosses caisses pour devenir un maître du jeu aérien, donnant des ailes au cuivre des cymbales à défaut de savoir la gravité de la terre. Accepter d'être enfin l'incarnation la plus extrême de la différence, pour que d'autres, d'un coup, y reconnaissent la leur. Robert Wyatt ne marche plus mais sa musique fait toujours le grand écart, avec cette grâce spéciale qui est l'usufruit de ceux qui ont su donner au monde son congé. Des trompettes diffractées de «Rock Bottom» à la sublimation des Casio pouraves de «Dondestan», des improvisations lunaires de Soft machine aux mécaniques désirantes du récent «Shleep», toujours la même histoire de départ arrêté, d'éloignement virtuel : Robert Wyatt écrit la musique de demain à écouter tout de suite. D'où les malentendus: l'étiquettage «avant-garde», qui ne veut plus rien dire depuis que les avant-gardes sont devenues tolérables, lui va à peu près aussi bien que le mot «vérité» dans la bouche d'un politicien. Rien de «fusion» non plus dans cette musique qui ne se résout pas à mêler les saveurs mais en accuse les caractères propres : comme un livre de Pérec qui continuerait à s'écrire en boucle, la fin effaçant le début, ou comme un palindrome élégamment fermé sur lui-même mais faisant cercle autour de tous les riens qui font une mémoire d'homme. Musique fortiche en Histoire mais pas ramenarde en récitation, toute pleine de souvenirs détournés, de réminiscences diffuses, de savoirs hétéroclites : «le plaisir toujours renouvelé d'une occupation inutile» (Ravel ? Henri de Régnier ? Ecrire au journal qui transmettra) mais aussi «C'est un plaisir de parler des ennuis passés» (vieux proverbe Yiddish, en exergue du Système périodique de Primo Levi). Robert Wyatt se souvient, donc. Et l'on n'aura pas beaucoup de chance d'entrer dans sa musique si l'on n'y sent pas ce passage du temps, cette liberté si chèrement conquise de dialoguer avec ses fantômes. Ce qui fait, par exemple, qu'un Kurt Weil nous sera toujours plus proche que tous les Oasis interchangeables, ou que Scriabine sera toujours plus moderne qu'un John Adams (Ils vous disent: «ne comparez pas ce qui n'est pas comparable». Faites le contraire, pour découvrir de beaux paysages). Depuis toujours, le «futurisme» est la carotte amère des recalés de l'histoire. Comme tous ceux qui ouvrent des portes pour demain, Robert Wyatt cultive son jardin de récits, son lopin de mémoire. Voilà pourquoi, à l'heure où sort «Shleep» (avec Brian Eno, Phil Manzanera, Evan Parker, Paul Weller), l'un de ces disques qui fait vieillir toutes les «nouveautés» du petit commerce Kulturel, il était tentant de faire parler l'intéressé sur son musée égoïste, de Cuba à Barcelone, de Dada à Monk, pour retrouver ce bon vieux paradoxe du goût musical: la seule chose qui s'affine en s'élargissant.

Vous considérez vous comme un collectionneur ?

Pas au sens strict du terme. Je ne cherche pas l'exhaustivité, je ne me sens pas obligé de posséder tout ce qu'a fait un artiste que j'aime. La seule personne dont je voudrais avoir tous les disques, c'est Charlie Haden, parce que je ne l'ai jamais entendu jouer une note inutile durant toute sa carrière. Ça fait de lui un être à part, Mais il est vrai que ces derniers temps je n'ai pas écouté beaucoup de musique à cause de l'enregistrement de mon disque qui m'a pas mal absorbé. J'ai juste trouvé du temps pour Charlie Haden... Je collectionne tout ce qu'il a fait depuis 1958.

Avez-toujours été éclectique dans vos goûts musicaux ?

Non, je ne me considère pas du tout comme quelqu'un large d'esprit. C'est juste une question de temps qui passe: depuis 40 ans que j'écoute de la musique, mon intérêt s'est porté dans plusieurs directions, mais je ne me suis jamais contraint à une curiosité tous azimuts. Ma discothèque ne contient pas le monde entier, même si c'est l'impression que vous pourriez avoir en la voyant. Disons que j'ai le sentiment d'avoir élargi mon étroitesse naturelle. En outre, je cherche toujours des choses très spécifiques. Il fut un temps où j'étais particulièrement intéressé par les gammes et les modes de la musique espagnole ou tsigane. Bien que ça semble être un domaine très vaste, je ne cherchais que deux ou trois petites choses, quelques notes à saisir, juste pour voir comment elles sonnaient.


«Une musique n'est pas supérieure à une autre parce qu'elle est plus sophistiquée»


Y-a-t-il des musiques que vous avez apprivoisées plus difficilement que d'autres ?

Là encore, il y a le travail des années, l'ouverture progressive. Si je repense à ma jeunesse, je crois que j'étais un petit garçon très élitiste, un gamin insupportable. Avec des mots d'ordre du genre: "La vie est courte, je n'ai de temps que pour les génies." Donc, hors de Mingus, Ellington et quelques autres, Il n'y avait pas de salut. Mais maintenant, je vais plus volontiers vers des choses que je n'aurais jamais écoutées à l'époque, comme Sarah Vaughan, par exemple. A 5 ans, je n'aurais certainement pas compris tout ce qu'il y a à apprendre de personnalités comme celle-Ià. J'avais une forme de snobisme de l'avant-garde qui ne me poussait pas à apprécier ce genre de choses. J'avais aussi une certaine aversion pour toute la musique noire trop éloignée du blues. J'écoutais plutôt des chanteurs comme Ray Charles ou du gospel, et je m'intéressais également à toutes les résonances que je pensais trouver entre certaines musiques et certaines avant-gardes picturales: Don Cherry était quelqu'un d'important, vu sous cet angle. Pour les pianistes, j'étais naturellement plus porté vers Monk et Paul Bley que vers quelqu'un comme Red Garland ou Eroll Garner. Mais maintenant, je peux comprendre ce qu'il y a de beau dans ces choses qui me paraissaient presque trop simples, trop évidentes. En musique, apprécier la simplicité peut parfois prendre du temps. Je ne crois pas en l'idée du progrès en musique, c'est une chose ridicule. Chaque époque est une sorte de grand présent qui ne peut pas être jugé à l'aune de ce qui vient après. Une musique n'est pas supérieure à une autre parce qu'elle est plus sophistiquée.

Qu'est-ce qui vous a donné envie de devenir musicien en premier lieu ?

Je ne voulais pas être musicien, je voulais peindre. Mais en pratiquant un peu, je me suis rendu compte que je ne pouvais peindre qu'en écoutant de la musique. Petit à petit, je me suis avoué que j'étais plus attiré par la musique. Le plaisir physique, sensuel, de jouer de la batterie a été mon premier sésame. Je ne pense pas avoir eu de prédisposition pour la musique. Même aujourd'hui, je suis encore étonné de pouvoir faire des disques qui sonnent comme de vrais disques, avec de vrais musiciens. La deuxième raison majeure pour laquelle je fais de la musique, c'est que j'entends dans ma tête des choses que je n'ai jamais entendues jouées par d'autres. La seule manière de les faire exister, c'est de les jouer moi-même. La technique, pour moi, ça n'est rien d'autre que donner une forme à l'imagination.

Aujourd'hui, les genres musicaux et leurs publics sont très segmentés. Etait-il plus facile d'être éclectique dans ses goûts, pour un jeune des années 60 ?

C'est une bonne question. Je ne pense pas. Je crois que ce qui distingue cette époque-là, du moins dans le souvenir que j'en garde, c'est l'émergence de l'underground à la surface des médias. Mais il faut remonter bien loin en arrière pour que l'éclectisme prenne tout son sens. Les années 60 ne sont quand même pas grand chose comparées à l'émergence des avant-gardes européennes dans les années 20 et 30. Tout ce que les années 60 ont eu d'innovant, d'imaginatif sur le plan musical vient de là; il faut rappeler que la majorité des musiciens créatifs des sixties sortaient des écoles d'art et qu'ils ont plus été marqués par les avant-gardes musicales que picturales. Même si beaucoup d'entre nous connaissaient et admiraient les œuvres de Schoenberg et Berg, nous pensions que l'esthétique d'un Duchamp était plus immédiatement adaptable à ce que nous faisions. On n'a fait qu'hériter d'une tradition de bouleversement du langage qui remonte à la fin du XIXème siècle. Les sixties furent le temps de la réappropriation de ces avant-gardes sous une forme commerciale. J'ajoute que ce phénomène s'est doublé d'une hégémonie de l'industrie culturelle anglo-américaine qui a marginalisé durablement des pans entiers de culture mondiale, comme les musiques sud-américaine, arabe, africaine. Il était impossible à l'époque d'avoir une bonne appréciation de l'importance d'Oum Kalsoum: voilà quelqu'un qui était adulé par des millions de gens sans que l'Occident n'en sache rien. Ainsi, je ne sais pas si l'on peut dire que les gens étaient plus éclectiques dans leurs goûts à cette époque, dans la mesure où cet éclectisme ne concernait qu'une forme de culture anglo-saxonne.

A quand remonte votre découverte de la musique afrocubaine ?

Je crois que c'était vers la fin des années 70. J'avais été invité à un festival de musique à Helsinki. L'intérêt de la Finlande, à cette époque, c'est qu'elle était à peu près le seul pays à maintenir des échanges culturels avec les pays communistes. Il y avait donc fréquemment des artistes cubains qui y tournaient et y enregistraient. Là-bas, j'ai trouvé des disques d'Irakere, que je connaissais déjà, et ça a été le déclic. Bien sûr, avant ça il y avait eu toute la période «cubaine» de Dizzy Gillespie. Sur le plan politique, j'ai toujours été intéressé par l'idée de ces rencontres entre les cultures noires; c'était la conséquence normale de ma passion pour le jazz. Irakere et Chucho Valdes restent mes préférés dans cette scène-Ià, ainsi que le saxophoniste Herman Velasquez. Mais par-dessus tout, ce que j'aime, c'est ce jeu d'ensemble, cette homogénéité d'instrumentation si particulière à la musique afro-cubaine. Beaucoup de gens qui s'y essaient n'y parviennent pas. Je conseille également le beau disque de Gonzalo Rubalcaba avec Charlie Haden et Jack Dejonhette, ainsi que les albums que Joe Boyd a produits pour son label Ryko. J'écoute aussi beaucoup de son, mais, comme pour le jazz, il m'a fallu un peu de temps pour remonter aux formes anciennes, pour aller de la complexité rythmique de la salsa au dépouillement du son. Même chose avec le flamenco, que j'ai découvert assez tardivement. Il y a une chose étonnante dans ces musiques, c'est l'engagement physique, l'influx nerveux presque palpable des musiciens. Les concerts de l'Orchestra Reve étaient, sur ce plan, assez saisissants.

Vous avez vécu en Espagne. Quels souvenirs en gardez-vous ?

On a dû y passer un an en cumulant les séjours. Alfie y faisait des illustrations pour des livres d'enfants, et la lumière du sud nous paraissait plus propice à la peinture. Ça nous a beaucoup appris sur la richesse de l'immigration en Europe. A Londres, par exemple, le dynamisme de la ville vient, en grande partie, des communautés caribéennes qui s'y sont implantées. A Barcelone, ce sont les gens venus d'Andalousie pour trouver du travail qui font bouger les choses. On a le souvenir d'une fantastique hospitalité, et je serais bien en peine de vous résumer en deux phrases tout ce que cette expérience m'a apporté.


«Je dois prévenir les gens que Paul Weller ou Brian Eno ont surtout apporté leur touche à une musique qui reste la mienne»


En tant que compositeur, qu'est-ce qu'une "bonne chanson» pour vous ?

Je n'ai pas d'idées arrêtées là-dessus. Je crois que j'ai des goûts assez conventionnels en la matière. J'aime ce que beaucoup de gens aiment, les chansons de Burt Bacharach par Dionne Warwick, celles de Stevie Wonder. Des compositeurs comme Kurt Weil ou George Gershwin ont su mettre leur énorme savoir au service d'une petite forme très concentrée. Prenez une ballade comme «Embraceable You» : elle n'a rien en soi de fantastique mais quand vous voyez qu'elle se prête à tant d'interprétations différentes, ça lui donne une valeur fantastique. C'est presque impossible de faire une mauvaise version d'«Embraceable You». Quand je chante une reprise, je ne cherche jamais à changer mon accent ou mon phrasé; je dois me sentir à l'aise. Après ça, Je cherche à m'en tenir exactement à la raison pour laquelle chaque note et chaque mot ont été écrits. Je n'essaie pas d'interpréter ou de changer quoi que ce soit. Par exemple, l'introduction de davier dans ma version de Strange fruit est la transcription note pour note du solo de trompette dans la version originale de Billie Holiday. Mon ambition est de respecter sans imiter.

Après "Dondestan», enregistré seul, beaucoup de musiciens différents sont présents sur "Shleep». Quelles sont les difficultés spécifiques des deux formules ?

Enregistrer seul, c'est d'abord une question d'argent: les musiciens comme les studios coûtent cher, alors si on peut le faire seul, on peut arriver à un résultat satisfaisant avec très peu de moyens. C'est aussi pour ces raisons que je ne me considère pas comme un artiste «pop» ; ce n'est pas le monde où je vis, et je trouve que cette présence massive de l'argent dans le métier est absolument ridicule. Ce qui s'est passé, pour le nouvel album, c'est que Phil Manzanera m'a offert la possibilité de travailler dans son studio sans me soucier des heures qui tournaient, et qu'il y a eu une entente extraordinaire avec des musiciens de passage. Des gens que je n'aurais pas pu payer m'ont offert leur collaboration en me disant qu'ils me devaient bien ça parce que j'avais eu une place dans leur vie à un moment ou un autre. J'ai ainsi pu retrouver des sensations de groupe que je croyais perdues. Mais je dois prévenir les gens qui s'attendraient à trouver des morceaux de Paul Welter ou Brian Eno dans mon disque; ils ont surtout apporté leur touche à une musique qui reste la mienne.

Dans le travail, êtes-vous sévère avec vous-même ?

Non, pas vraiment, mais Alfie est vigilante pour deux. Il lui arrive de me dire que telle ou telle prise de voix est paresseuse, que je peux faire mieux. Mais quand elle n'est pas là, je me satisfais assez bien de ce que je viens de faire et je vais me servir un verre... L'un des avantages de jouer en groupe, en tournée, c'est qu'on a une appréciation très immédiate des points forts et des points faibles de ce qu'on est en train de jouer. Comme ce n'est pas la vie que je mène, je dois trouver d'autres moyens d'évaluer la qualité de mon travail. Quand je travaille sur une chanson, maintenant, je répète obstinément chaque partie, le piano, la voix, la ligne de basse, la batterie, pendant plusieurs mois s'il le faut. Si ça continue à fonctionner après ce traitement, ça mérite d'être couché sur la bande magnétique. Je ne pense jamais à ce que j'aurais pu ou dû faire en musique dans le passé. Je crois que c'est très déprimant pour un paraplégique de commencer à penser de cette manière (rires). Mes ambitions musicales sont assez limitées, en vérité: si je tiens une idée de chanson, que les paroles et la mélodie semblent bonnes, je suis content avec ça. Pour ne pas avoir eu de vocation musicale, je suis toujours étonné et heureux de parvenir à faire de la musique. Quant à tout ce que je ne sais pas faire, je suis heureux d'écouter d'autres musiciens le faire. Je n'ai pas de regrets, ou alors peu. Pendant un moment, lorsque j'écoutais les disques de Mingus où il n'utilisait pas de trompettiste, j'avais envie de retrouver pour moi ce son particulier, à base de saxophones, mais c'est un désir qui s'est réalisé sur le nouvel album, avec Annie Whitehead au trombone et Evan Parker au ténor.

Diriez-vous qu'il vaut mieux travailler à l'intérieur de ses propres limites ?

Je ne sais pas, mais une chose est sûre: comme je n'ai pas une ambition symphonique démesurée, je me contente de faire ce que j'ai envie d'entendre. L'important pour moi, c'est de faire une chose que personne d'autre ne fait. Le fait d'être considéré comme un artiste d'avant-garde me laisse un peu perplexe: le jour où les gens qui croient ça écouteront Sarah Vaughan, l'étiquette tombera d'elle-même (rires). Je ne sais pas très bien tout ce que cela veut dire. J'observe simplement que les avant-gardes du XXème siècle, qui étaient pour certaines vraiment révolutionnaires, ont été digérées, récupérées par la pensée dominante. Idem pour les cultures non-européennes, laminées par l'impérialisme. Je n'ai pas le désir de précéder quoi que ce soit; je suis dans mon temps, simplement. La technologie ne m'intéresse pas en tant que telle, mais seulement pour la place qu'elle tient dans ma vie. Je me sens beaucoup plus concerné par l'invention du microphone et du magnétophone que par le flux des nouvelles technologies.

Qui sont les musiciens qui vous ont le plus marqué ?

Miles Davis, pour la manière d'infléchir les phrases, Charlie Haden et Charlie Mingus pour la faculté de créer des ambiances. Et Dionne Warwick, bien sûr.


CD "Shleep", Rykodisc / Harmonia Mundi

       
     
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