|
|
|
La voix du silence - Notes - N° 5 - mars 1982
LA VOIX DU SILENCE
WYATT LE
SILENCIEUX PARLE
ENFIN.
II a enregistré quatre 45t,
Le premier est une chanson folklorique chilienne.
Le deuxième un morceau de CHIC.
Le troisième est un hymne stalinien de 1940.
Le quatrième est de IVOR CUTLER.
ROBERT s'explique sur son activité récente.
« Je ne sais pas... je crois que je me suis politisé malgré moi, mon penchant naturel est plutôt de prendre du bon temps" (Rires)" J'aimerais être hédoniste " Il s'arrête en fronçant les sourcils. " Mais il y a autre chose... Auparavant je ne ressentais pas le besoin de me référer à, mais c'est bizarre... Je suis né en 1945 et dans ma génération il y avait des hypothèses, certaines choses qui ne se faisaient plus, comme l'élitisme sous une certaine forme de racisme, qui était complètement discrédité après la guerre, ce n'était plus à la mode.
On pensait avoir éliminé toute la merde, ce droit des pays occidentaux à traiter le reste du monde comme de sales petits voyous. Mais maintenant on fait marche arrière après ce qui apparait rétrospectivement comme une pause momentanée. Ce n'est pas seulement l'affaire des conservateurs, pas seulement des politiciens, c'est toute la culture… Comme le racisme inavoué des radios qui utilisent le terme de "musique sérieuse" en parlant de la musique académique européenne et d'aucune autre. Ces hypothèses sont maintenant florissantes et je n'en reviens pas car je croyais que c'était définitivement mort.
J'ai été très heureux de continuer, de chanter des chansons et de déconner, tu sais.
Une des raisons pour lesquelles j'ai adhéré au Parti Communiste, c'est que j'ai réalisé que les idées qui apparaissaient dans la culture, dans la musique n'avaient pas de pouvoir efficace pour améliorer les choses. Elles pouvaient donner des indications ou témoigner, mais elles ne pouvaient rien changer.
Pourtant je continue à travailler sur la seule chose que je puisse faire: la musique, qui est basée sur l'hypothèse à laquelle je croyais, selon laquelle l'art est une force réelle. Et franchement, je ne sais pas comment exploiter La compréhension que j'ai acquise en pratiquant la musique. Je perçois tout de manière politique à présent, mais en temps qu'artiste, je pense que le boulot d'un musicien est de faire de la musique, et malgré tout le désir qu'il ait que ses chanson reflètent ses propres préoccupations, il y a en fait des règles musicales qui font que les chansons ont leur propre échelle de valeur. C'est en partie le problème que j'ai. Je ne me sens pas très à l'aise en vivant là où il y a d'autres priorités. Je me sens vraiment prisonnier de cette idée et je ne vois pas de moyen de m'en sortir.
Je ne sais littéralement pas quoi faire, c'est aussi simple que ça."
WYATT parait pensif et il mâchonne sa barbe, l'esprit ailleurs. Nous sommes dans le jardin de sa maison de TWICKENHAM pour parler de ses récentes réalisations. D'abord le single "Arauco/Caimanera", le premier des quatre sur ROUGH TRADE, qui brisait un silence entretenu depuis "Ruth is Stranger", en 1975.
La première surprise de ces 45t, c'est leur diversité: deux chansons folkloriques Sud-américaines, un protest-jazz de Billie Holiday, un morceau de CHIC et un d'IVOR CUTLER, fantaisiste, le plus étrange de tous, une version en re-recording acapella de "STALIN Wasn't Stalling", une chanson américaine de propagande pro-staliniste de la deuxième guerre mondiale, chantée à l'origine par le Golden Gate Jubilee Quartet. WYATT a aussi fait figurer deux face où il n'apparaît pas : "STALINGRAD", un poème lut par son auteur, PETER BLACKMAN, et "TRADE UNION" qui est l'œuvre de D1SHARHI, un groupe d'ouvriers bengali et de musiciens folk du East End de LONDRES.
La deuxième surprise est la portée politique de ces singles.
WYATT : "Arauco est de la chanteuse folk Chilienne VIOLETTA PARA. C'est une exhortation désespérée envers les grands chefs indiens, la culture et les communautés qu'ils représentent à se relever et à chasser les colonialistes chrétiens. C'est désespéré car cette exploitation dure depuis 400 ans et qu'il ne reste plus beaucoup d'indiens.
Les gens disent: "Bien sûr, cela arrive, les gens meurent..." Mais ils ne meurent pas, on les assassine. PINOCHET vend leurs terres à de grandes sociétés étrangères, ce qui signifie que la plupart des indiens sont presque certains d'être expulsés ou simplement de finir dans un bidonville, exploités dans les travaux les plus pénibles dans les mines. Si vous dites: "Qu'est-ce que ça à voir avec moi ?" C'est justement que notre gouvernement est une de leur principale source de crédit pour leur permettre de faire ça.
"Caimanera" est une version de "Guantanamera" qui est pratiquement l'hymne national cubain. Je chante ça... depuis qu'on a tant parlé dans la presse des quelques milliers de cubains qui ont quitté Cuba, j'ai pensé que je devais chanter cette chanson pour les millions qui sont restés."
C'est le même homme qui a chanté l'alphabet sur un album de Soft Machine.
Quand on le salue comme un pionnier de la fusion entre le jazz et le rock, WYATT tente de rabaisser cette réputation par un sourire et une anecdote toute prête:
"A l'époque, c'était très embarrassant, il y avait ces gosses qui venaient après le concert en disant: "0h' C'est super d'entendre ici une musique intellectuellement stimulante. La semaine dernière c'était horrible, c'était Geno Washington et le Ram Jam Band, et tout le monde dansait."
Mais croyez-moi, si nous avions pu jouer comme Geno Washington et pour son public, nous l'aurions fait sans hésitation. Mais nous n'étions pas assez bons pour pouvoir le faire. Notre public était snob. Je suppose que le fait de jouer une si mauvaise musique nous a rendu service.
Le grand truc des publics de la fin des années 60 c'est qu'ils étaient tous défoncés, ce qui explique que nous ayons pu jouer cette merde pendant des heures et démarrer avec ça."
Moins par modestie et par cynisme que par un humour ravageur de mythes, WYATT cessa de plaisanter sur le passé quand nous avons abordé un sujet qui le fascine toujours: la relation entre l'intention et les effets. La discussion tournait autour de morceaux comme "0h Caroline" et "Signed Curtain".
|
Ce dernier morceau est spécial par le fait que ses paroles commentent sa propre structure "C’est le premier couplet… C'est le refrain… C'est un changement de clé…"
Etait-ce une atteinte délibérée aux conventions du Rock ?
"0ui je crois". WYATT semble dubitatif. "Je n'appellerai pas cela de l’iconoclasme, je ne cherche pas comme MAGMA à changer le monde en réinventant le langage mais… je crois que j'étais sarcastique en voyant à quel point les gens prennent les chansons au sérieux et cela m'exaspérait.
A cette époque j'essayais aussi d'écrire une vraie chanson d’amour et je me demandais: "Qu'est-ce que tu fais exactement ? Les autres vont savoir ce que tu ressens. Et après ? C'est donc autre chose que tu fais ; tu chantes une chanson. Et elle te retient prisonnier. Tu pourras bien sûr chanter n'importe quoi, mais en fin de compte l’intérêt de la chanson sera le chant lui-même, quelqu'en soit le sujet."
"Je ne suis senti coincé… et j'ai simplement tenté de faire preuve d'intelligence."
Wyatt rit.
Et de même qu'il ne peut s’empêcher de lancer des plaisanteries d'auto-dénigrement de crainte de paraître trop sérieux, il lui faut aussi suivre ses idées jusqu'au bout.
"Parce que vois-tu, si tu cherches à communiquer quelque chose, il n'en reste pas moins vrai que tu traites un objet d'art qui sera admiré pour ses propres caractéristiques plutôt que comme devant indiquer quelque chose.
C'est un objet destiné à distraire. Si la chanson n’est pas belle, si les gens ne prennent pas plaisir à l'écouter, elle ne remplit pas sa fonction." Et ceci, affirme WYATT, reste vrai, en dépit de l'intention de l'artiste, en dépit de toute innovation de forme.
"L'artiste n'a pas ce pouvoir… il sera utilisé par la communauté de la façon dont elle veut l'utiliser car aucun objet n'a de signification inhérente, mais seulement des significations prêtées par l'observateur. Des contenus politiques peuvent apparaître et disparaître aux endroits les plus inattendus."
Il sourit à nouveau.
Je veux dire par là que je voudrais bien savoir ce qu'aurait dit BLAKE s'il avait su que "Jérusalem" deviendrait l'hymne du Women Institute ?"
WYATT reste cohérent avec sa théorie de l'impotence sociale de l'artiste en affirmant que les thèmes de ses 45t ont été choisis à l'origine car c'étaient de "bons airs". Néanmoins, leur contenu, un mélange de déclarations politiques et de réflexions personnelles obliques correspond tout à fait aux possibilités et aux confusions qu’il affronte actuellement.
Le deuxième 45t était " Strange Fruits/At Last I'm Free". "Strange Fruits", chanté à l'origine par Billie Holiday en 1940, était la réponse à une série de lynchages dans le Sud des USA.
En voyant la masse d’auto-collants, d'affiches, de tracts qui ornent les murs chez WVATT, je lui ai demandé si le choix de ce morceau avait été guidé par des préoccupations anti-racistes.
"Ce qui me frappe, c'est que les gens parlent de ça comme si c'était passé, en particulier les américains, quand il s'agit des lynchages du Sud, de l'extermination des Indiens etc.
Mais si l'on parle des forces qui en sont responsables, elles sont encore à l'œuvre, entre les mains des mêmes gens. Dans le cas de l’Afrique du Sud par exemple, on sait bien que les USA, l'Angleterre et la France aident activement les forces racistes anti-SWAPO. Cette forme de racisme est au moins aussi nocive que celle de l'époque des lynchages du Sud.
"Strange Fruits" illustre le mieux l'affirmation de WYATT selon laquelle "Les 45t sont comme des sketches, très dépouillés, mettant en scène quelques chansons que j'aime.
Tous sont principalement du travail solo avec basse et clavier et la voix haute et plaintive de WYATT.
Il a choisi "At last I'm Free" de Chic parce que "c'est une jolie ballade". Bien qu'il n'y ait pas de références politiques ou personnelles évidentes, certaines phrases de cette chanson prennent une signification poignante dans le contexte des problèmes actuels de WYATT.
Ce n'est qu'une hypothèse, mais on peut l'interpréter comme sa chanson d'adieu aux illusions du rock : "At last I'm Free, I can hardly see in front of me".
Après l'accident qui le paralysa en 1975 et le confina dans une chaise roulante, WYATT continua la musique. Bien qu'incapable d'utiliser une batterie, il pouvait encore jouer de nombreuses percussions, des claviers et chanter. Le chef-d’œuvre qu'est Rock Bottom en est la preuve.
Beaucoup ont vu dans cet album l'incidence directe de sa paralysie, mais WYATT s'en défend :
"J'avais déjà presque tout écrit avant l'accident. Je crois que la cohérence de ce disque est surtout musicale en regard du nombre important d'idées qui sont brassées pendant ces 40 minutes."
Après "Ruth is stranger" et deux reprises, "I'm a believer" et "Yesterday man", c'est le silence.
|
"D'autres centres d'intérêt m'ont accaparé. Ce qui s'est passé, c'est que je ne pouvais plus mener une vie de musicien, au niveau des tournées par exemple, sans lesquelles il est difficile d'être musicien, car ce n’est pas quelque chose qu'on est soi-même, mais une partie d'un tout : l'équipe, les roadies, les managers, la tournée, les morceaux. Sans tout cela, j'avais de plus en plus de mal à garder une continuité et la notion romantique qui s'y rattache disparut rapidement.
Les choses qui me semblaient importantes étaient sans lien avec la musique c'est à dire les gens que je côtoyais, mes distractions etc. Par exemple quand j'allais voir des films pour savoir ce qui se passait dans le monde, le rock me semblait si… léger."
Paradoxalement, depuis qu'il est cloué dans une chaise roulante, WYATT a accru de ma-nière dramatique sa perception du monde extérieur. C'est maintenant un lecteur vorace, et il se branche régulièrement sur des stations de radio du monde entier. I1 est donc normal qu'il ait fait l’expérience d'un certain désenchantement vis-à-vis du rock, le système de valeurs qu'il représente et ses contradictions politiques.
Mais alors, pourquoi ce retour maintenant ?
"J'ai dû revenir à la musique parce que je ne sais rien faire d'autre. Le retour au rock, je le ressens comme dans ces drôles de rêves ou l'on retourne à l'école ou bien où l'on essaye de remettre les habits qu'on avait à quinze ans et qui ne vont plus… c'est bizarre."
C'est ce que tu voulais dire en déclarant récemment que ton retour au rock était une défaite ?
"Ce n'est pas une défaite en ce sens que je suis encore vivant. Mais je suis surpris de refaire ça. Je croyais me diriger ailleurs, je ne sais même pas où, et franchement ce serait peut-être intéressant à savoir où je serais si je n'étais pas dans cette chaise roulante.
J'ai cherché du boulot à l'agence pour l’emploi. Le seul truc qu'ils m'ont proposé, c'était de peindre des pièces de jeu d'échec et Alfie et sa mère m'ont dit : "Tu ne vas pas faire ça, tu mérites beaucoup mieux, tu es un musicien !"
Je crois qu'on m'a culpabilisé de ne pas jouer de la musique. Et puis il fallait gagner sa vie et comme c'était mon boulot…"
Un des résultats de la recherche de WYATT d'un mode d'action plus politisé que le rock fut son entrée il y a trois ans au Parti Communiste. Pour qu'on ne l’accuse pas de prêcher, WYATT me demande de bien préciser que c'est moi qui lui ai demandé d'en parler.
Pourquoi cette adhésion Robert ?
Photo Barclay |
Aujourd'hui, je pense que la raison pour laquelle j'ai adhéré au Parti, c'est que fondamentalement, je pense que la plupart de nos ennuis sont causés par l'incapacité institutionnalisée des grands pays capitalistes occidentaux, leur expansionisme, et l'appropriation à leur seul bénéfice d'une grande partie des ressources du monde. Et pour justifier l'accroissement du capital aux dépens des mineurs Namibiens ou autres, les puissants imposent par un mythe, une mystification, cette notion que j'appelle "le droit divin de quelques-uns", l'idée qu'il est juste, naturel, que certains possèdent et d'autres pas.
Cette notion de "droit divin" devrait
faire retentir une sonnette d'alarme chez toute personne qui a un jour pris conscience qu'il n'était pas un génie, ou un mâle, ou un blanc. Elle se manifeste sous des tas de formes différentes : "maintenir la tradition" ou "loi et ordre", n'importe quoi pour masquer le fait que cette élite de droit divin se donne actuellement le droit de subsister et de prospérer aux dépens des autres.
Et pour moi, l'histoire du communisme est l'histoire d'une tentative pour dénoncer cette hypocrisie. J'ai parfois des doutes, comme pour l'Afghanistan, mais quand je vois tous ceux qui ont été anti-communistes comme Hitler, Mussolini, Franco, Pinochet, Nixon, Thatcher, Botha, je me dis que les communistes doivent faire quelque chose de bien."
Le malheur dans tout cela, c'est que WYATT - ne ressent pas son enthousiasme pour la politique et son intérêt pour la musique comme un affrontement fructueux, mais comme une impasse totale. Et sa crainte que la politique ne colore sa musique aux yeux du public le conduit à une attitude défensive presque comique, comme lorsqu'il explique le choix du morceau "Go and sit upon the grass" d'Ivor Cutler sur le troisième 45t.
"J'aime ce morceau car il se moque des gens comme moi. II dit: "Ne t'inquiète pas si je t'agresse quand je te parle, mais j’ai quelque chose d’important à te dire."
Tu considères tes chansons comme agressives ?
WYATT précise: "Eh ! bien, j'aime me moquer de moi-même car j'ai l’impression qu’il arrive une chose horrible si l’on ne parle que de musique et de distractions… il y a le danger de devenir une sorte de Cliff Richard de gauche !
Et cela" conclut Robert en riant, "c’est une idée vraiment épouvantable à accepter."
Propos décryptés librement par Bernard GUEFFIER
|