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Le
retour d'un ermite - Jazz Hot N° 386/387 - juillet-août
1981
LE RETOUR D'UN ERMITE
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Qui ne se souvient de Soft Machine ? L'orchestre le plus
bizarre produit par l'Angleterre des années 60; tellement
bizarre qu'il obtient en 1969 l'ordre de la Grande Gidouille
décerné par le collège de pataphysique... Son premier batteur,
Robert Wyatt, est toujours resté imprégné de ce style baroque,
délirant et profondément Jazzy qui faisait l'originalité
du groupe aujourd'hui disparu. Au moment où reparaissent
ses deux chefs-d'oeuvre que sont "Rock Bottom" et "Rut",
Pascal Bussy est allé surprendre chez lui "Monsieur le Pataphysicien"...
FLASH-BACK. Fin 67, à Paris au Palais des Sports, une de
ces folles soirées interminables, la légendaire " nuit de
la fenêtre rose "... Pierre Lattès, qui assure un direct
pour France- Inter, hurle dans le poste: "Voici les trois
Soft Machine, la pointe de la musique électronique telle
qu'on l'imagine dans la pop music! Et surtout, n'ayez pas
peur: augmentez la puissance de vos récepteurs!" Sur
scène, trois hurluberlus venus de l'underground anglais,
excentriques et habitués de la dolce vita de Saint- Tropez
et de Majorque. Mike Ratledge fait dérailler son orgue dans
le crissement des décibels, Kevin Ayers, qui est le principal
compositeur du groupe à l'époque, répète ses refrains extravagants
en martelant sa basse, et au milieu, Robert Wyatt, complètement
en transe, frappe ses caisses comme un fou en chantant d'incompréhensibles
onomatopées. Les titres s'enchaînent, "Clarence in wonderland",
"Soon soon soon", "We did it again "...
Aujourd'hui, quatorze ans plus tard, l'épopée est bien finie.
Ratledge l'intello trafique tout seul ses synthés dans son
appartement aux murs tapissés de vieux bouquins, le dandy
Kevin vomit tous les deux ans un lamentable 30 cm de soupe-variété,
et l'exubérant Robert est cloué depuis huit ans sur une
chaise roulante, à la suite d'un accident idiot qui lui
a paralysé les jambes pour le restant de sa vie. Et pourtant,
c'est le seul qui soit resté dans la course, et malgré un
long silence de plusieurs années, il vient de publier de
nouvelles petites perles musicales fort attrayantes. Robert
Wyatt livre son combat en solitaire, avec une énergie et
une simplicité qui devraient faire réfléchir pas mal de
nos jeunes loups de la soi-disant new-wave... Au moment
où Barclay a décidé de presser en France les trois 45 tours
de Wyatt, ça valait vraiment le coup d'aller faire un petit
tour à Londres pour y rencontrer notre héros.
Lorsque j'entre chez Wyatt, dans son pavillon d'une rue
bien sage de Twickenham, il écoute des bandes-démos en compagnie
de Chris Lavalle, un musicien de Birmingham qui lui a demandé
sa collaboration le temps d'un disque. Je parle à Wyatt
de la nouvelle coqueluche du rock anglais, Adam and the
Ants. Il rigole: " Adam and the Ants ! Ah, tu vas voir!
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Et, d'un petit coup de chaise roulante,
le voilà qui fouille dans sa collection de disques. Tel
un lutin malicieux, il en extirpe un 33 tours de musique
du Burundi. Il le pose sur sa platine, mais le passe en...
45 tours. Tout en battant la mesure, il jubile et sourit
dans sa barbe : Tu vois, c'est ça, Adam and the Ants, de
la musique africaine accélérée, c'est tout! "
Jazz Hot. - Dis-moi, comment en es-tu venu à signer
avec Rough Trade ?
Robert Wyatt. - C'est une longue histoire. Brian
Eno m'avait présenté à Vivian Goldmann, une journaliste
spécialiste du reggae qui connaît très bien les gens de
Rough Trade. En fait, ce sont eux qui m'ont offert d'enregistrer,
et leurs conditions étaient très bonnes. Alfie, ma femme,
s'est occupée du contrat, moi je ne comprends rien à ces
choses-là ! Le contexte de cette série de 45 tours me plait
beaucoup, car ce n'est pas nécessaire de chercher tout un
plan d'ensemble comme pour un album. Mes projets de chansons
étaient très simples. D'abord, " Cainemara ", qui est la
version originale du fameux " Guantanamera ". Et puis, "
At last I'm free " de Chic et " Strange Fruit ", une chanson
de Billie Holiday. Enfin, " Stalin wasn't stalling ", où
je chante en multi-track une adaptation d'un truc de propagande
de la dernière guerre !
J.H. - Tu es content du résultat global ?
R.W. - Non, cela aurait dû être mieux, mais j'ai
été limité par le temps. C'est ma faute, remarque, car je
n'ai toujours pas trouvé une manière efficace et " relax
" de travailler en studio. Si j'avais eu le temps, j'aurais
pu peaufiner les arrangements. Tu sais, j'ai joué moi-même
de presque tous les instruments, et cela aussi a été un
problème, je n'ai pas pu répéter assez.
J.H. - Sur deux titres, tu chantes en espagnol.
Tu aimes cette langue ?
R.W. - J'adore l'espagnol, ses accents surtout, bien
que je ne le parle pas très très bien. Mais ce qui m'intéresse,
c'est de pouvoir transmettre l'esprit d'un texte. Pour "
Cainemara ", l'espagnol, qui en est la langue originale,
s'imposait, évidemment.
J.H. - Tu réécoutes tes anciens disques... ?
R.W. - Pas trop, mais j'aime l'unité d'ambiance de
" Rock Bottom ", et aussi " The end of an ear ", toutes
ces choses répétitives, ces imitations de free-jazz, cette
espèce de " proto-dub " si tu veux! Quant à " Ruth and Richard
", je n'en ai jamais été très satisfait. Le projet de départ
était avec Mongezi Feza et Gary Windo, mais ça n'a pas pu
aboutir pour des problèmes d'argent. Tu sais, vraiment,
j'envie le peintre ou l'écrivain qui peuvent expérimenter
et retoucher pendant des heures avec pour seul matériel
un crayon, une feuille de papier, et trois ou quatre sous
pour une tasse de thé et un sandwich. . . Un studio, c'est
tellement cher, et en plus je ne m'y sens pas trop à l'aise.
J .H. - Tu écoutes beaucoup de musiques différentes
?
R. W. - Surtout du reggae. C'est pour moi le phénomène
musical le plus important de la fin des années soixante-dix:
Même le punk a été une réponse au reggae. Et les Jamaïcains,
sans l'aide d'aucun journal et d'aucune radio, ont réussi
à imposer une nouvelle musique, une nouvelle manière d'enregistrer,
une nouvelle façon de parler, de s'habiller, etc. J'aime
bien Basement Five, leur musique est très très forte. Sinon,
j'écoute beaucoup de musiques européennes comme Hindemith,
des musiques ethniques, et du jazz, beaucoup de jazz.
J.H. - Quels sont tes centres d'intérêt en dehors
de la musique ?
R. W. - Je vais souvent au cinéma avec ma femme.
Je lis, j'ai redécouvert récemment Roland Barthes et Aimé
Césaire, par exemple. Et puis, j'ai depuis peu la passion
des radios lointaines: j'ai un poste à ondes courtes et
je cherche des stations le soir... En ce moment, je suis
attentivement les émissions de Radio-Vietnam, qui émet en
anglais et en Français d'ailleurs, et de Radio-Lithuanie,
en Russie. Tout ça m'aide à retrouver certaines filiations
musicales, les influences respectives des musiques arabes,
turques, iraniennes, indiennes, espagnoles, etc. Je me passionne
pour tout cela, comme un généalogiste pour ses arbres.
J.H. - Que penses-tu de ton public en France,
qui traîne cette image vieillotte de " rock progressif ",
tout ce côté un peu snob... ?
R.W. - C'est vraiment un conflit intérieur chez moi...
J'ai été classé malgré moi comme créateur, et je suis devenu
un symbole pour des gens qui investissent trop de choses
dans la musique. Il faut dire aussi que le rock a tout récupéré,
à commencer par la pataphysique du début des Soft Machine.
Mais, d'un autre côté, je suis très reconnaissant à tous
ces gens, en France, en Italie, en Hollande: sans eux, je
n'aurais jamais pu vivre de ma musique avec le seul public
anglais.
J.H. - Même en ce moment, tu vis de ta musique
?
R.W. - Actuellement, nous vivons surtout grâce aux
peintures de ma femme (NDLR : c'est Alfreda Benge qui a
fait les magnifiques dessins des pochettes de "Rock Bottom
" et " Ruth is stranger from Richard "). Mais à tous les
deux, bon..., on s'en sort.
J.H. - Tu as des projets de concerts ou d'autres
disques ?
R.W. - Non, aucun. D'abord, des concerts, ce serait
dur à organiser. J'ai perdu tout ce que j'avais autrefois,
un groupe régulier, un répertoire, des roadies, l'habitude
des tournées, je n'ai même plus d'instruments! Et puis,
je serais tellement paniqué sur une scène! Récemment, j'ai
travaillé pour une radio en Italie, j'étais invité pour
un programme d'une semaine-carte blanche, mais les conditions
de ce voyage étaient très différentes que pour une tournée.
Et en ce qui concerne les disques, j'attends, je réagirai
aux circonstances... Ah si, j'oubliais, il y a un quatrième
45 tours qui va sortir! "
Oui, Robert Wyatt n'a pas de projets trop établis, mais
il nous réserve d'autres surprises, c'est sûr. En tous cas,
pour le moment, c'est un musicien heureux. Rough Trade (distribué
par Barclay en France) vient donc de publier ses trois 45
tours, et, coïncidence, Virgin ressort en double-album "
Rock Bottom " et " Ruth ". Pour compléter le tableau, Wyatt
tient tous les lead vocals de " Fictitious Sports ", le
disque-solo de Nick Mason, du Pink Floyd, enregistré avec
Carla Bley et Mike Mantler. Et puis, C.B.S. a ressorti de
ses tiroirs l'introuvable " The end of an ear ", son tout
premier disque-solo. Pas de doute, 1981, c'est l'année Wyatt.
Pascal Bussy
Références des disques cités:
" The end of an ear " (import C.B.S. anglais), " Rock
Bottom/Ruth Is Stranger From Richard " (double album
Virgin), " Cainemara ", " At last I'm free " et "
Stalin wasn't stalling " (trois 45 tours Rough Trade-Barclay).
Enfin, " Fictitious Sports " de Nick Mason (Pathé-Marconi).
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