|
|
|
Machine Molle Family - Libération - 25 novembre 1977
LES Sex Pistols triomphent : à peine sorti dans les magasins, leur 30cm se vend comme un « Barre ». Chez Virgin, c'est la fête, « On n'avait pas ça en GB depuis les débuts des Stones et des Beatles ».
Un magnifìque sourire préfabriqué peint sur ses adorables lèvres rouges, Lisa (miss relations internationales) nous regarde venir. Un tee-shirt marqué d'un « Smile » de circonstance, enrobe avec délicatesse des rondeurs Mansfieldiennes. « J'espère que vous ne venez pas pour les Pistols », dit-elle en guise de préambule. « Non madame, répondons-nous poliment, c'est pour un autre article ».
Ah, dit-elle vaguement déçue, parce que si c'était pour les Pistols, nous sommes submergés de demandes et pas n'importe quelle demande etc, etc... » « Rassurez-vous ma brave dame, reprenons-nous, Johnny Rotten, c'est pas pour nous ». « Et bien, s'étonne-t-elle, vous connaissez pourtant Pacadis ? » « Sûr que ça l'aurait intéressé, approuvons-nous obséquieusement, mais nous non. »
NOUS, on est à Londres pour continuer une petite enquête qui nous a conduits de la Sainte-Baume à l'Italie et de l'Italie au Royaume-Uni. Une démarche de flic maniaque guettant les moindres indices, fouillant dans les poubelles du show-biz, louvoyant dans le monde obscur des compositeurs déments, des musiciens hallucinés et irresponsables. Sur nos fiches, 3 suspects : David Bedford, largement compromis dans une histoire d'adaptation symbolique de « Tubular Bells », ce super tube composé par Mike Olfield et choisi comme soundtrack de l'Excorciste (N° 1) ; Ivor Cutler, vieil Ecossais sexagénérisant dont la voix a été gravée à jamais dans la cire fraîche du fameux Rock Bottom de Robert Wyatt ; Gavin Bryars enfin, musicien, très contemporain aux amours très françaises, au nostalgique attachement au début de notre siècle, un compositeur tout-à-fait doué qui réalisa pour un petit label dénommé Obscure, un des plus beaux disques qu'il m'ait été donné d'écouter, « Sinking of the Titanic ».
DAVID« TUBULARBELLS » BEDFORD
|
Un peu étriqué aux épaules, David Bedford vit dans un de ces cottages typiquement anglais pareil à ceux qu'on trouve par milliers dans la banlieue londonienne. Il nous reçoit dans une salle de musique encombrée d'instruments électroniques divers, de claviers plus ou moins acoustiques, de modèles réduits d'avions, de partitions dans des états d'achèvement différemment avancés. Il est un peu bourru, boit du café, roule lui-même ses cigarettes et répond prudemment aux questions qu'on lui pose comme s'il avait peur de perdre sa place. Un personnage à l'image de sa musique : sympathiquement peu original ; un tâcheron influencé à en crever par la musique classique et qui essaie d'introduire dans ses compositions doucement pompiers des ex-croissances électriques dont il laisse la charge — dans son dernier album — à des gens comme Mike Ratledge (synthétiseur) ou Mike Oldfield (guitare).
Libé : C'est en faisant partie du groupe de Kevin Ayers en 70 que vous avez fait une entrée — remarquée — dans le monde de la pop musique. A quoi correspond cette évolution chez quelqu'un comme vous, nourri exclusivement de musique classique ?
D.B. : J'aime toutes les musiques. Le mélange des genres ne me dérange pas... Ça dérange seulement les critiques et les vendeurs de disques parce qu'ils ne savent plus très bien dans quelle catégorie ils doivent ranger ce qu'ils entendent. J'ai rencontré Kevin Ayers parce qu'on m'avait demandé de faire les arrangements de son 1er album solo : il m'a dit qu'il avait besoin de quelqu'un aux claviers, j'ai accepté, ça a été mon premier contact avec les instruments électriques.
Libé : Pas de motivation commerciale dans ce choix ?
D.B. : Aucune.
Libé : Est-ce que vous avez toujours réussi à faire ce que vous aviez envie de faire sans qu'il soit question de fric ou autre problème assimilable ?
D.B. : II faut essayer des choses nouvelles. Dans mon dernier disque, les morceaux sont courts mais c'est simplement parce que composer ce genre de choses, c'était une expérience nouvelle pour moi.
Libé : Est-ce que votre maison de disques vous accorde tout ce dont vous avez besoin ?
D.B. : Dans la mesure où je suis raisonnable, oui. Virgin me laisse travailler sans problème.
Libé : Et vous enregistrez au Manor (c'est le studio Virgin).
D.B. (un peu gêné) : Non parce que c'est trop cher. Ils ont des compatibilités séparées.
Libé : Vous pensez que les contacts entre les compositeurs ne sont pas nécessaires ?
D.B. : Non seulement ils ne sont pas nécessaires mais en plus ils peuvent devenir dangereux parce qu'il est très facile d'être influencé par quelqu'un et de perdre sa propre personnalité. Je n'écoute que les musiques qui sont à l'opposé de ce que je fais, c'est le meilleur moyen de sauvegarder ma créativité.
Libé : Et en dehors de la musique ?...
D.B. : Je lis beaucoup, je suis passionné par des tas de choses. Ça dépend de ma curiosité du moment... J'adore la science-fiction.
IVOR CUTLER : A L'AISE DANS SES POMPES |
C'est un petit bonhomme revêtu d'une robe de chambre s'ouvrant sur un costume d'intérieur tout-à-fait décontracté. Nous avions rendez-vous à 14 H. Il est 13 H 50. « J'ai déjà vu des journalistes en retard, d'autres à l'heure, c'est la première fois que j'en rencontre qui soient en avance ! », nous dit-il en guise de bienvenue. Nous grimpons jusqu'à son appartement. Un deux pièces cuisine fleurant bon l'originalité désuète et le non-conformisme ironique. Ivor Cutler prépare le thé, offre des gâteries au chocolat, papillonne dans son décor quotidien, très amusé par sa propre mondanité. Au mur, une affiche de Robert Wyatt, assis dans son fauteuil roulant. « Robert est mon meilleur ami, nous déclare-t-il pendant ce long entretien. Je ne sais pas si je suis son meilleur ami mais lui est réellement mon meilleur ami, oh... après moi-même bien sûr... ».
Ce qui lui permettra de nous faire part de sa philosophie existentielle : « Il faut s'accepter et vivre en bonne intelligence avec soi. Pendant des années et des années, on agit comme un âne bâté et ça n'est que quand on arrive à mon âge qu'on comprend qu'on a passé son temps à essayer de se soigner de soi-même. Et quand on est guéri, c'est le moment de mourir ».
Ivor Cutler est un compositeur très spécial : ses chansons, qu'il interprète avec cette voix incroyable au magnifique accent écossais, sont très courtes, très simples musicalement et pourtant intensément expressives, un peu comme les compositions d'Erik Satie dont Cutler avoue avoir subi l'influence (indirecte) : « J'aime beaucoup Satie, malheureusement depuis qu'il est passé dans le domaine public, la TV utilise ses gymnopédies pour de la pub pour des produits de beauté ou d'autres saletés comme ça ».
En dehors de ses activités musicales, Ivor Cutler a à son actif 7 bouquins pour gosses « très appréciés des mouvements féministes, dit-il fièrement, parce que les personnages féminins y jouent des rôles particulièrement importants ». Ses dessins ont été publiés dans l'Observer, le Sunday Times, l'International Times, il a participé à de nombreuses émissions radiophoniques et télévisées et il enseigne encore deux jours par semaine, ce qu'il appelle la « free music ». « J'apprends aux tous petits — ils ont de 6 à 11 ans — à faire de la musique sans instruments. Ils utilisent leurs voix, leurs mains, les murs, n'importe quoi et leurs compositions sont très sophistiquées, croyez-moi ! John Cage serait très heureux d'entendre ça ! ».
Libé : Vous aimez les expériences électro-acoustiques des nouveaux compositeurs ?
I.C. : Philosophiquement, j'approuve complètement leur démarche. Il est exact que le bruit est déjà de la musique. Quand je pars me ballader à bicyclette dans la campagne, j'écoute le chant des oiseaux, les cris des animaux et — mais vous allez me trouver bêtement romantique — ça me suffit comme musique... La dernière fois que j'ai été au zoo, j'ai chanté une vieille chanson ecossaisse à un troupeau de gros moutons. Ils sont tous venus autour de moi, pour m'écouter et je suppose que l'effet était inversé, c'étaient eux les romantiques.
Libé : Comment passez-vous le temps ?
I.C. : Quand je ne crée pas, c'est mon inconscient qui travaille et qui prépare une prochaine création. Ce matin, par exemple, je me suis réveillé à 4 heures et j'ai écrit une histoire que j'avais dans la tête. Elle était toute prête. Ensuite, je suis retourné me coucher... Ce sont les mots qui m'intéressent le plus, leur bruit, leur mystère. J'adore les alphabets différents : le chinois, l'arabe. J'aime ces petites marques noires incompréhensibles, imprimées sur des feuilles blanches.
Libé : Vous êtes un homme assez solitaire !
I.C. : Pas vraiment. J'aime les contacts sociaux. Je commence seulement à apprécier les hommes — pas sexuellement —. Je veux dire qu'il est plus facile de communiquer avec une femme, parce que les désirs sexuels peuvent vous pousser à communiquer, alors que la seule relation que vous pouvez avoir avec les hommes, est une relation intellectuelle. J'aime bien faire des concerts. J'y tiens le rôle d'un petit bonhomme un peu bête pour que les spectateurs s'imaginent plus grands et plus intelligents que ce qu'ils ne sont. Ça a l'air d'un truc très intellectuel. En fait pas du tout, c'est simplement parce que j'aime ça. Je suis une espèce de Buster Keaton, voilà tout.
Libé : Cette mise en scène apparaît déjà dans la manière que vous avez de chanter. On peut comprendre le sens de vos chansons sans savoir l'anglais.
I.C. : Mes chansons sont écrites de telle manière que, si on arrive à se débarrasser de son intellect, elles sont compréhensibles. C'est en vieillissant que les gens désapprennent à comprendre. S'ils n'avaient pas oublié qu'ils ont été des enfants, ils n'auraient plus ce genre de problèmes... Ceci dit, le côté intellectuel des choses m'intéresse aussi énormément.
Libé : C'est à cause de votre éducation. Vos oreilles ont grandi en Grande-Bretagne...
L'expression plait beaucoup à Cutler qui corrige en rigolant sans vergogne. « Mes oreilles ont grandi en Ecosse maij elles ont été transplanté — avec succès — en Grande-Bretagne ».
La prochaine fois : Gavin Bryars.
Pierre JOB, Laurence BERNARDI
|