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Eloge de la fuite - Lesoleil.cyberpresse.ca - 31/08/2004
Eloge de la fuite
A l'occasion de ses 30 années de carrière solo, Robert Wyatt accorde une rare entrevue.
Artiste d'exception qui a animé les belles années de Soft Machine, Robert Wyatt mène depuis 1974 une fascinante carrière solo, où les œuvres d'une grande densité, tant émotionnelle qu'intellectuelle, figurent parmi les sommets du rock expérimental. Près d'un an après la parution de Cuckooland, la maison Ryko entreprend la réédition du catalogue de Wyatt, l'occasion rêvée de joindre le musicien dans sa cambuse du Lincolnshire pour l'une de ses rares entrevues.
« Pour moi, l'art est ce qui rend la vie plus tolérable, réfléchit Robert
Wyatt. Par l'entremise de la musique, je crée dans ma tête, dans mon esprit, un monde nouveau dans lequel je peux respirer.»
La vision du chanteur et multi-instrumentiste prend toute sa signification lorsqu'on prête l'oreille à La Ahada Yalam, dernière piste de l'album Cuckooland. Proposant sa lecture d'une composition du Palestinien Nizar Zreik, qu'interprétait sa femme, Amal Murkus, Wyatt a décidé de faire appel au clarinettiste Gilad Atzmon pour livrer la mélodie. Son choix n'avait rien d'innocent : Atzmon est un ancien membre de l'armée israélienne, qui s'est établi en Angleterre, car il ne voulait plus faire partie d'une organisation « raciste ou colonialiste ».
« Ça devenait formidable de réunir Gilad et son étonnante histoire juive avec Zreik, Murkus et leur passé palestinien pour faire quelque chose de très beau, commente Wyatt. C'est fantastique d'obtenir quelque chose du genre en comparaison de la brutalité de la vie sur le terrain, au Moyen-Orient. »
Conscience sociale
Robert Wyatt décide très jeune de consacrer sa vie à la musique. Il fait ses premières armes au sein d'épisodiques formations, telles les Wilde Flowers, après quoi il joint les rangs de la troupe mi-jazz, mi-psychédélique Soft Machine, en 1966. Le public découvre alors non seulement un groupe inspiré, mais un batteur talentueux, qui sait aussi être un chanteur polyvalent. Il quitte le navire après quatre albums et une aventure solo pour fonder le pertinent Matching Mole (clin d'œil à la machine molle), où sa voix se fond de nouveau à son jeu de batterie. Or le 1er juin 1973, un détour du destin vient trancher de façon tragique entre ses deux habiletés : au cours d'une sauterie fumante, il chute d'un troisième étage et se retrouve paralysé de la taille aux pieds.
Plutôt que de mettre un terme à ses activités, son malheur fait grandir le créateur en lui : il pond, en partie sur son lit d'hôpital, le superbe Rock Bottom (1974), qui sera couronné du grand prix de l'Académie Charles-Gros. Dans ce nouvel univers, où les vocables jazz, rock et world se côtoient, sa voix singulière et mélancolique, décrite par le compositeur japonais Ryuichi Sakamoto comme « l'une des plus tristes au monde », devient centrale, donnant corps à des textes réfléchis, politisés, gorgés d'émotion et comptant aussi, de temps à autre, des segments humoristiques.
« J'aime bien jouer avec les mots à la façon d'un peintre et je suis fasciné par l'étymologie, mais le revers de tout ça, c'est qu'effectivement, je suis triste, confie Wyatt Ce n'est rien de physiologique qui pourrait remonter à l'enfance. Je suis déçu des occasions gâchées qui se présentaient au terme de la Seconde Guerre mondiale afin de faire de la planète un monde plus égal et plus juste. Nous sommes retournés aux vieux jours de l'Empire, avec les divisions entre riches et pauvres et ça me déprime. »
Les chansons de l'ancien Soft Machine ont souvent eu une teinte politique. Bien qu'il ait mis des bémols à ses idéaux communistes, Wyatt est demeuré critique et fin observateur de ce qui se trame autour du globe. Encore récemment, il a composé, avec la complicité de sa femme, la poétesse Alfreda Benge, une berceuse pour Hamza, un Irakien né en 2003 au moment où une bombe tombait sur l'hôpital où sa mère accouchait. Curieusement, l'homme à la longue barbe ne croit pas vraiment au pouvoir des artistes, y voyant la conséquence d'un climat politique et non une cause.
« La pensée politique est au centre de ma philosophie et de mon existence, alors ça remonte à la surface quand je fais de la musique. Idéalement, j'aimerais n'avoir jamais à y penser, mais c'est tellement choquant... Les gouvernements britannique et américain me mettent en furie par ce qu'ils font et par leur hypocrisie. Cette sorte de croisade morale pour civiliser la planète est incroyable, c'est une insulte à l'intelligence. »
Le grand intérêt de Wyatt pour ce qui se passe sur la planète ne se limite pas à la politique. Les musiques que pratiquent ses pairs à l'étranger l'intéressent grandement. À la fin des années 70 et au tournant des années 80, Wyatt a fait plus que puiser une partie de son inspiration dans la world avant qu'elle ne soit au goût du jour. Il s'est fait interprète de compositions d'autrui, provenant de son Angleterre natale (Shipbuilding), de Cuba (Caimanera), du Chili (Arauco) ou de pays arabes (Trade Union), ce qui a pris la forme de Nothing Can Stop Us, en 1982.
« C'est un exercice passionnant, indique Wyatt. Quand vous ne composez pas, vous pouvez tenter de rendre la pièce comme si elle était une partie de vous. C'est tout de même impressionnant qu'Elvis Presley n'ait jamais écrit une chanson, mais que les gens parlent encore de sa musique... Mais je crois que ce que j'aime le plus, c'est quand les gens reprennent mes chansons comme c'est arrivé en France, en Australie, en Italie et dans les pays basques. C'est fascinant d'entendre le résultat ! »
Créateur solitaire
Après 30 ans de carrière solo, Robert Wyatt demeure associé, malgré lui, à la scène de Canterbury, qui a vu naître les Soft Machine, Caravan, Hatfield & the North et autres Camel. Le musicien refuse toujours cette appellation, issue de la presse britannique, et ne se réclame d'aucun courant. Il préfère mettre de l'avant ses propres sensibilités en procédant par instinct et en composant en solitaire. Il se moque tout autant des façons de faire de l'industrie. Il n'est donc pas rare que quatre, cinq ou même six ans ne s'écoulent entre deux de ses enregistrements.
« II y a plein de choses qui manquent dans ce monde, mais pas des disques, alors je ne veux pas faire paraître quelque chose si ce n'est pas nécessaire, explique-t-il. [...] Je pense que tenter d'être plus commercial, ce n'est pas quelque chose à faire, ni de tenter d'être moins commercial, il faut plutôt être franc et sincère avec soi-même et voir où ça nous mène. Et si vous ne pouvez pas tirer assez d'argent de ce que vous faites, alors vaut mieux chercher un autre travail ! Pour ma part, j'ai trouvé une façon de vivre qui n'appartient à aucune routine et qui cadre avec ma... biologie ! »
En faisant fi des modes et des courants, Robert Wyatt a assuré une sorte d'intemporalité, voire d'immortalité, à ses réalisations. Mieux, il a su éviter les redites et proposer un répertoire en constante évolution. Malgré tout, celui que le guitariste Phil Manzanera a surnommé « Rob-Art » s'avoue insatisfait de plusieurs de ses enregistrements. Il songe quelquefois à répéter ce qu'il a fait avec Dondestan - retourner en studio pour faire des ajustements - tout en avouant qu'il ne ferait peut-être pas mieux. II continue donc de vivre dans la réalité parallèle de son art en donnant vie à de nouvelles chansons qui, avec un peu de chance, sortiront de sa petite maison où les oiseaux piaffent, pour investir les chaumières des mélomanes.
« Inévitablement, je suis toujours un peu frustré quand je réécoute les disques que j'ai faits par le passé, mais je ne vis pas mal avec ça. C'est un peu comme quand vous avez des enfants : vous les aimez, même s'ils sont un peu étranges ! »
Nicolas Houle
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