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 La vie de Robert Wyatt en version hallucinée - Le Monde - 16 et 17 juin 2024









Au Festival d'Annecy, Maria Trénor présente "Rock Bottom", un film-hommage psychédélique au musicien

Le film le plus fou de la compétition officielle du Festival du film d'animation d'Annecy est sans conteste celui de la réalisatrice espagnole Maria Trénor. Son titre ? Rock Bottom, du nom de l'album chef-d'œuvre écrit il y a tout juste cinquante ans par Robert Wyatt, chanteur, batteur et pierre angulaire du rock progressif, qui forma, en 1966, le groupe Soft Machine et, plus tard, Matching Mole.

L'album contient six chansons intenses et délicates, inquiétantes et poétiques, que le long-métrage reprend, dans l'ordre, déroulant à partir de là une partie de la vie tumultueuse du musicien britannique, dans les années 1970. A New York (Robert Wyatt a vécu, en réalité, à Londres) et à Majorque, l'île des Baléares où il aimait se retrancher avec sa compagne, Alfie (Alfreda Benge, avec qui il vit toujours), artiste plasticienne qu'il a épousée en 1974. Soit un an après sa chute de quatre étages d'un immeuble, lors d'une soirée au domicile londonien de June Campbell Cramer (1931-1999). Chute qui le laissa paralysé des deux jambes, lui fit abandonner son groupe et entreprendre une carrière solo. C'est durant sa convalescence qu'il finalise Rock Bottom.

Le film nous envoie en pleine période hippie, au sein d'une communauté où se croisent les artistes, notamment les Pink Floyd, amis de Wyatt. La drogue et l'alcool accompagnent les jours et les soirées planantes, créant aussi des états d'angoisse et de descentes vertigineuses. Si le film de Maria Trénor est fou, c'est qu'il illustre tous ces états, mais aussi les sensations que procure la musique. Et ce, par le champ immense qu'offre l'animation: saturation des couleurs, juxtaposition des images et courants artistiques, glissement de la réalité au rêve par l'usage de diverses techniques, dont la peinture. Dans Rock Bottom, la tête mise à l'envers, on perd pied, on plonge dans des espaces hallucinatoires, puis dans les eaux marines de Majorque, avec le couple d'artistes. Retour à la réalité.

Pour cette immersion psychédélique, la réalisatrice, née en 1970 à Valence, en Espagne, s'est inspirée de l'esthétique underground et surréaliste du début des années 1970, du cinéma expérimental, d'artistes tels que Mati Klarwein, Maya Deren, Barbara Rubin et Shirley Clarke. «J'ai souhaité que Rock Bottom tente de capturer l'essence même de l'expérience artistique et personnelle de Wyatt, explique-t-elle. Les différences de style et d'esthétique du film traduisent en image les hauts et les bas, les humeurs et les émotions qui le traversent au fil de sa vie. Je n'ai pas réalisé un biopic, mais un film sur la musique et la création. La plus grande difficulté, d'ailleurs, a été d'écrire un script, de créer une narration cohérente à partir des morceaux de l'album, dont je voulais respecter l'ordre. Chaque scène, chaque note de ce film cherchent à immerger les spectateurs dans un monde où la musique n'est pas seulement entendue, mais ressentie et vécue. »

Elle-même aurait aimé devenir musicienne, mais, lorsqu'elle s'est décidée, il était trop tard. Elle a donc choisi les beaux-arts, mais la musique n'a cessé de l'accompagner, occupant une grande place dans ses films - jusqu'à ce jour, des courts-métrages seulement, mais pas des moindres, puisque Con que la lavaré ? (2003), le premier, retenu à la Berlinale, à Sundance et à Annecy, a reçu quatorze prix et propulsé la réalisatrice sur la scène de l'animation. Ont suivi Exlibris (2009) et Donde estabas tu ? (2020), qui, eux aussi, ont parcouru les festivals et engrangé des récompenses.



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Long travail de documentation
Rock Bottom est son premier long, né de sa rencontre avec l'artiste rock. «Quand j'ai découvert cet album de Wyatt, je n'avais jamais rien entendu de pareil J'ai eu ensuite la chance de le rencontrer, en Angleterre. }e m'attendais à voir quelqu'un de distant, de très british. Il était une sorte de mythe et je pensais trouver une star. Or il a été d'une gentillesse inouïe, très avenant. Si bien que j'ai eu le courage de lui demander si je pouvais réaliser quelque chose sur lui. Contre toute attente, il m'a répondu: "Bien sûr! Et faites ce que vous voulez."»

A commencé alors pour Maria Trénor un long travail de documentation, sur l'artiste mais aussi sur l'époque hippie. «L'épicentre de ce courant et de ces artistes se nichait en Californie, mais aussi à Majorque, où se retrouvaient les artistes européens. L'île était isolée, bon marché, et leur offrait cet espace idéal pour la liberté à laquelle ils aspiraient. Ce qui apparaît aussi comme un paradoxe, puisque l'Espagne, à ce moment-là, est celle de Franco. » Wyatt et Benge, eux, y trouvent leur paradis pour un amour aussi heureux que fébrile, soumis aux affres de la création et des effets des drogues.



Sur l'île, ils sont logés par l'écrivain Robert Graves (1895-1985), grand ami de la mère de Wyatt, au point qu'elle donna à son fils le même prénom. « Graves a été très important dans la vie de Wyatt. Notamment, l'écrivain l'a accueilli après une tentative de suicide dont avait réchappé le musicien. Mais il le fit à une condition: qu'au moment du dîner il fasse quelque chose d'artistique, lire un poème, jouer un morceau... Histoire de lui remettre le pied à l'étrier. »

Rassembler toute cette matière, écrire le scénario a pris dix ans. La réalisation, deux ans. «J'ai travaillé à partir d'une base, mais, avec les nombreuses équipes qui m'ont ensuite accompagnée, j'ai tenu à garder une certaine flexibilité. J'ai voulu laisser la place à la créativité tout au long du processus et jusqu'au montage», souligne la réalisatrice. Pour passer du court à ce long-métrage, avec son originalité et sa destination à un public exclusivement adulte, il a fallu l'intervention d'une société de production courageuse.

Maria Trénor l'a trouvée auprès de la productrice Alba Sotorra, qui, salue la réalisatrice, «aime mettre en avant les femmes». Quant aux coûts des droits sur la musique de Robert Wyatt, la somme a été raisonnable, semble-t-il. « Grâce à lui, qui est intervenu pour qu'ils ne soient pas trop élevés. Il a été très généreux. » En revanche, le musicien n'a toujours pas vu le film, terminé dans la hâte pour Annecy. Il tarde désormais à la réalisatrice de voir sa réaction.

Véronique Cauhapé