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 Robert Wyatt La Musique Aigre-Douce - Improjazz - N° 141 - janvier 2008


ROBERT WYATT LA MUSIQUE AIGRE-DOUCE





Robert Wyatt, présent à Paris pour promouvoir son dernier disque, Comicopera, nous a gentiment reçus, avec sa femme Alfie, après une longue journée d'entretiens, pour parler de sa musique et de beaucoup d'autres choses encore. Homme généreux, drôle et chaleureux, à l'image de sa musique, ce qui caractérise Robert Wyatt, c'est un étonnant mélange de sagesse et une fraîcheur presque enfantine qui fait tout son originalité. Discuter avec lui fut un vrai plaisir, merci Robert et Alfie, pour le temps, les paroles, et la musique.

IMPROJAZZ : Est-ce qu'on peut parler tout d'abord de Matching Mole ? Plusieurs disques sont sortis récemment, doublant quasiment le volume de la discographie, que penses-tu de cette musique aujourd'hui ?

Robert WYATT (RW) : Elle me redonne le moral, même s'il y a des choses qui se répètent. La façon dont on abordait cette musique était très ouverte, on pouvait la jouer de plusieurs façons, c'est bien d'en avoir des versions différentes. J'aime "On The Radio", car dans une partie de cet enregistrement, Dave Sinclair joue encore de l'orgue Hammond, et en plus il y a Dave MacRae. J'aimais beaucoup ça, et j'aurais volontiers continué, mais je crois que Dave était perturbé par le fait qu'il y avait si peu de morceaux qu'on pouvait 'fredonner', il croyait qu'on n'allait faire que ça. Je pense aussi qu'il était perturbé par le fait que les notes choisies par Phil à la guitare étaient souvent très imprévisibles, mais moi je trouvais ça génial, ça me plaisait beaucoup. Ce que j'aime faire c'est mettre ensemble des gens qui normalement n'auraient pas eu l'idée de jouer ensemble, et faire en sorte que ça marche. Parfois, c'est le cas mais bien sûr il peut aussi avoir des carambolages monstrueux, (rires)

IMPROJAZZ : C'était l'une des meilleures choses de cette époque, tous ces musiciens de styles très différents qui se sont mis à jouer ensemble...

RW : C'est vraiment ce que j'aime faire, c'est ce que j'ai toujours aimé, ce n'est ni de l'éclectisme gratuit, ni une sorte de jeu malicieux, c'est simplement que j'ai écouté beaucoup de sortes de musique très différentes qui m'avaient été présentées comme incompatibles, et moi je ne vois pas les choses de cette manière. On dit, par exemple, qu'en cuisine, il ne faut pas mélanger le sucré et le salé mais les Chinois font du porc aigre-doux et c'est génial, on pourrait donc dire que je suis à la recherche du nouveau porc aigre-doux.

IMPROJAZZ : De la musique aigre-douce ?

RW : De la musique aigre-douce, exactement.




IMPROJAZZ : On te retrouve aussi sur les rééditions des disques de Gary Windo...

RW : Oui, en fait nous avons fait plein de choses ensemble. Nous formions une sorte de petit groupe qui, je crois, s'était mis en place suite au projet magnifique de Keith Tippett, un type génial, avec un cœur gros comme ça, comme le sont les gens de l'Ouest de l'Angleterre. Quel homme merveilleux, Keith, un musicien formidable, un pianiste solo formidable également, mais aussi un meneur d'hommes. Je viens d'écouter un disque Cuneiform, que j'ai depuis un certain temps, Isipingo, le groupe de Harry Miller, et bien sûr on y trouve beaucoup de Mongs, Mongezi Feza, c'est l'un des meilleurs disques pour comprendre Mongezi Feza. Ecoute Isipingo, et là tu entends cette batterie géniale, qui scintille et qui pétille, et la rythmique avec Harry... Et même si c'est un peu sous-enregistré, le jeu de Keith ne ressemble à personne d'autre, pas à Paul Bley, pas à qui que se soit d'autre, mais ça marche parfaitement. Pour résumer, ce groupe-là c'était des types supers qui venaient de l'orchestre de Keith et il me semble que c'est comme ça que j'ai dû rencontrer Mongs et Gary. Mais à l'époque, j'allais aussi voir l'orchestre de Chris McGregor à Ronnie Scott's Old Place, et ça c'était vraiment quelque chose. Quel joyeux délire, ces soirées-là, de L'Ellington atonal! Que demande le peuple! Bon sang, ça bougeait. Mais ça ne m'aurait pas effleuré l'esprit, de demander de jouer avec eux. C'était comme si un énorme oiseau exotique avait atterri en plein cœur de Londres.

IMPROJAZZ : Cela a vraiment fait bouger les choses à Londres ?

RW : Absolument! Même si certains des musiciens locaux regardaient ça de travers. C'est vrai, il y en avait à qui ça ne plaisait pas.

IMPRO JAZZ : Ils étaient jaloux ?

RW : Je pense que c'était une réaction du style: 'On était là avant'. Je ne dis pas que c'était comme le BNP (= le FN en Angleterre, ndlr), mais ils se disaient, 'nous avons fait le boulot avant eux, alors c'est qui ces types qui débarquent ?'.
Le jazz britannique, c'est superbe, mais c'est un petit monde, il n'y a pas beaucoup de travail, c'est surtout des mecs de la classe ouvrière, et ils ne supportaient pas de se sentir menacés, après tout, c'est normal. Mais ils n'étaient pas toujours très accueillants, alors dieu merci Keith Tippett était là, sans oublier Evan Parker et John Stevens, bien sûr.
Il se trouve que Gary Windo avait un petit groupe qui improvisait avec Louis Moholo, et si Louis n'était pas disponible, je jouais avec eux, c'est ce qu'on entend sur les disques de Gary Windo. Mais c'est comme ça que je me suis rendu compte à quel point j'aimais Mongezi. La première fois qu'on entend quelqu'un on se dit, "il est comme un tel ou un tel..." et lui c'était une sorte de style côte-ouest noir, du be-bop avec une dose de Don Cherry, mais en fait, il n'était aucune de ces choses, il y avait en lui ce que Chris McGregor appelait un vrai feu, quelque chose qui tout de suite explosait, qui s'emballait et démarrait au quart de tour. Les notes qu'il choisissait n'étaient pas seulement des notes 'américaines', elles avaient gardé le côté folk africain.

IMPRO JAZZ : On peut presque parler de musique 'folk'..

RW : Oui, c'est vrai, car il était Xhosa, n'est-ce pas ? (Alfie confirme) je pense que c'est ça, comme Dudu (Pukwana), je ne me souviens plus.




IMPRO JAZZ : Quand tu entends quelqu'un comme lui, à quel moment finis-tu par te dire qu'il peut avoir un rôle à jouer dans ta musique?

RW : Et bien, j'ai eu deux rôles différents ; en tant que batteur on est souvent au second plan, dans le sens où on est dans le moteur de la voiture, mais pas vraiment derrière le volant. Alors on a l'occasion de connaître des gens, et de voir si on s'entend. J'ai tout simplement pris mon courage à deux mains, pour lui demander de jouer sur mes trucs à moi. J'ai dû certainement demander à Gary de lui poser la question, car j'étais loin d'être sûr qu'il en aurait envie, mais il a tout de suite était partant. Il est venu pour "Rock Bottom" et il a fait, je ne sais pas, peut-être huit prises et je crois qu'avec Nick (Mason) on s'est dit, "on va toutes les utiliser!" Ce qui explique le résultat final. Dudu m'a dit, "Hey, Man, (je n'arrive pas à faire son accent) tu me piques mon trompettiste ?"
"Seulement pour une après-midi!" ! (rires)

IMPROJAZZ : Même si ta musique est clairement informée par le rock et le jazz, il me semble qu'il y a aussi un élément plus folk, quelque chose qui rassemble les gens, qui donne le sentiment d'appartenir à une communauté. Est-ce que tu es d'accord avec ça ?

RW : Tu as certainement raison pour le côté folk. La musique folk, au sens le plus large du terme, c'est la principale forme de musique dans le monde, celle qui est le centre de tout, c'est le tronc d'où poussent toutes les branches. Et quel que soit le degré d'éloignement, et parfois on semble en être très loin (je pense à Schoenberg, Brian Eno, à la techno...), je trouve que si quelque chose marche, c'est parce qu'il y a une résonance quelque part, biologiquement, avec des éléments qui sont au premier plan dans la musique folk. Comme le disait Mingus, la danse et la chanson, c'est l'origine de tout, elles sont toujours présentes quelque part. Et dans certaines de mes musiques préférées, par exemple chez Ornette Coleman que j'ai toujours aimé, il y a toujours eu quelque chose qui swinguait, mais pas le swing be-bop, "dans le coup", mais une sorte de danse primaire, une cadence hors du temps qu' Ornette fait ressortir, avec des gens comme Charles Moffett. On en était où ?

IMPROJAZZ : La musique folk. Est-ce qu'il y a un lien avec la dimension politique de ton travail?

RW : Non, c'est plus le hasard. Tu as parlé d'éléments sociaux et c'est sûrement le cas avec Gary, ou Keith, ou Chris McGregor, mais en ce qui me concerne, je ne suis pas conscient de cela. Quand je parle de folk, c'est dans le sens le plus traditionnel du terme. Par exemple l'une des premières choses que j'ai écoutées dans mon enfance, c'était des 78 tours qui appartenaient à mon père, des adaptations de veilles chansons folk anglaises. Parmi celles qui m'ont vraiment longtemps hanté, il y avait un trio avec Benjamin Britten au piano, Peter Pears qui chantait (ténor, bien entendu) et Dennis Brain au cor d'harmonie. Il s'agissait donc de chansons folk, mais interprétées par un compositeur du vingtième siècle. L'une des choses le plus sympathiques chez des gens comme Benjamin Britten, et chez ce dernier en particulier, c'était leur utilisation innovatrice des accords, pas innovatrice au sens iconoclaste comme Stravinsky ou Schoenberg, mais au sens où cela apportait quelque chose d'innovateur dans des formations de musique classique. En fait, j'aime beaucoup les formes archaïques de musique folk en Angleterre, celles qui ont revu le jour grâce à des gens comme lui, ou Cecil Sharp. Mais Cecil Sharp, et d'autres personnes qui nous servent de guides dans cette tradition folk, se concentrent souvent sur les paroles, et souvent c'est là que se trouvent les éléments politiques. Et cela s'applique à beaucoup de groupes folk, à la tradition poursuivie par Ewan MacColl, et aussi à beaucoup de musiques noires.




IMPROJAZZ : Et même à quelqu'un comme Paul Weller..

RW : Oui, absolument. Paul est un vrai chanteur de folk moderne, la voix d'une communauté vivante. Mais en ce qui me concerne c'est un peu différent, c'est un peu comme un lapin et un lièvre, ils se ressemblent, mais ce n'est pas tout à fait la même espèce. Ce que je fais est purement le résultat d'un certain héritage musical, ce qui veut dire qu'en écoutant de la musique, je peux entendre certaines gammes archaïques, comme celles utilisées dans le flamenco ou les modes musicaux des grecs anciens. Certaines d'entre elles survivent dans la musique arabe (ce qui ne veut pas dire qu'elles étaient grecques à la base mais que les Grecs avaient plus de gammes que celles exploitées par la musique classique des 17ème et 18ème siècles, qui se contente des gammes majeure et mineure.)
La musique de Britten et certains morceaux de Vaughan-Williams renvoient à des traditions antérieures.

IMPROJAZZ : et presque à certaines formes de musique religieuse ?

RW : Bien entendu. Il y a aussi une tradition liturgique très intéressante, car totalement étrangère à l'idée de danse, mais qui est à l'origine de l'harmonie occidentale. Ce n'est pas une harmonie délibérément recherchée car beaucoup de musiques religieuses n'aiment pas que la musique soit synonyme de plaisir ou de volupté. Il faut que la musique soit propre et pure et n'éveille surtout pas la sensualité! Mais néanmoins il avait déjà la polyphonie et le fait que des gens chantent et qu'une autre personne commence sur une autre note, ça c'est vraiment le début de l'harmonie. Et la façon dont c'était fait, les notes qui étaient choisies, ça fait partie de ce qu'on appellerait aujourd'hui la tradition folk. Et en ce qui me concerne, c'est par ce biais que ces notes et ces sons se retrouvent dans ma musique. Chez moi, le côté politique, c'est autre chose. Cela vient du fait que quand on aime le jazz, je crois que, "ipso dicto facto dicta", on adule automatiquement ceux qui font cette musique. Je ne pouvais ni comprendre ni accepter le contraste entre la joie que me procurait la musique noire, et le statut des noirs à la fois ici et dans leurs pays d'origine. C'est donc de là que vient l'aspect politique, c'est par une voie bien distincte en fait.

IMPROJAZZ : Est-ce que c'est quelque chose que tu mets délibérément dans la musique ou est-ce que ça ressort de manière inconsciente ?

RW : Non, je ne mets jamais rien délibérément dans ma musique. Le problème, quand on parle de ces choses-là, c'est qu'on réfléchit toujours de manière rétrospective. C'est simplement ce qui sonne bien à un moment donné. En fait, je suis assez hédoniste, je veux simplement faire du bruit vraiment agréable pour les oreilles, du mieux que je peux.




IMPROJAZZ : Le fait que tu ne fasses jamais de concerts et que le disque soit donc le produit fini, est-ce que cela change ta façon de travailler en tant que compositeur ? Tu sais que la musique ne sera jamais contractée ou étirée comme celle de Matching Mole dont on parlait auparavant.

RW : C'est très intéressant. Je n'y avais jamais pensé. Mais je crois que ça doit jouer. D'une certaine façon, je dois sûrement mettre plus de temps à me décider avant de choisir la version définitive. Autrefois, je faisais des enregistrements un peu comme un musicien de jazz. Le disque était un reflet de ce que je ressentais ce jour-là, en quelque sorte. Mais maintenant je me dis que qu'il faut que le morceau soit gravé dans le marbre définitivement.

IMPROJAZZ : Quand tu dis: 'ça y est'...

RW : ...effectivement 'ça y est'. Et à ce moment-là je peux passer à autre chose, la chanson est terminée. Car elle va rester telle quelle pendant un moment, et le but (jamais complètement atteint, je l'admets) c'est qu'une fois gravée, elle soit inaltérablement ce qu'elle devait être.

IMPROJAZZ : Et est-ce qu'il t'arrive de réécouter quelque chose et de te dire, 'peut-être que j'aurais pu... '

RW (gémissant) OOOOOOh oui ! C'est tellement triste! (rires). C'est le drame de ma vie, my friend! (rires).

Alfreda BENGE : II passerait bien le reste de sa vie à 'remixer' (rires)

RW : Mon dieu, comme j'aimerais que cela ne m'arrive jamais, (rires)

IMPROJAZZ : Parlons un peu d'Annie Whitehead, elle apparaît souvent sur tes disques, et elle est aussi présente sur le nouvel album.

RW : Nos vies étaient en quelque sorte liées sans que l'on ne se connaisse vraiment. D'abord c'est une des disciples de John Stevens, ce qui est une bonne référence pour moi, une bonne case à cocher sur un CV si tu vois ce que je veux dire. Et puis elle aime travailler avec des africains, ce qui est une autre bonne référence, et son tromboniste préféré, même si elle aime Curtis Fuller etc.., c'est un tromboniste jamaïcain de l'époque Ska, c'est quoi son nom...? (Et tout ceci n'enlève rien au fait qu'elle sait lire de la musique instantanément et à un niveau technique très élevé..).

AB : Don Drummond?

RW : Don Drummond, très bien! Merci Alfie. C'est son modèle, ce qu'il fait c'est très simple mais c'est un certain ton, un rugissement, et on se dit 'oouuuii, c'est ça'. Elle s'est vraiment imprégnée de reggae, à tel point qu'elle est parfois surprise par ce qu'elle voit dans le miroir. Elle a beaucoup travaillé et elle aimait particulièrement Dudu, son décès a été quelque chose de très dur pour elle, elle lui a dédié des morceaux par la suite. Elle aime une certaine cadence rythmique chaloupée, tu vois (il chante 'Sonia' de Mongezi Feza) comme ça. Et moi j'avais quelque chose de similaire avec Mongezi, le partenaire de Dudu et donc on avait tout ça en commun...
Je crois que j'ai travaillé avec elle pour la première fois quand Jerry Dammers a fait 'Winds Of Change' pour Swapo. Il avait créé un groupe, avec des amis à lui et des musiciens de son groupe, il y avait Ernest Mothle à la basse, et Annie au trombone. Elle était vraiment excellente ; elle a remis le 'bone' (os en anglais ndlt) dans le trombone ! J'ai beaucoup aimé ce qu'elle faisait : c'était subtil, elle suivait ce que faisait Ernest à la basse, et jouait de manière très complémentaire et cela donnait quelque chose de plus fort que la basse ou le trombone seul.
Je me sers encore de cette technique aujourd'hui et, en fait, à un moment donné sur le nouveau disque je lui ai demandé de refaire la même chose. C'est quelque chose que Gil Evans utilisait aussi, ça n'est pas vraiment une nouveauté, mais j'ai entendu Annie jouer comme ça et j'ai beaucoup apprécié la générosité avec laquelle elle fait exactement ce qui est nécessaire sans chercher à se mettre en avant.




IMPROJAZZ : Pas d'ego...

RW : Pas du tout! Elle se demande simplement, "qu'est-ce qui est nécessaire ici ?" A tel point qu'il a vraiment fallu que je la pousse, "vas-y solo, fais quelque chose"!
Après, j'ai été contacté par quelqu'un qui organise un festival à Newark, une ville du Nord de l'Angleterre où chaque année on présente l'œuvre d'un compositeur. Il voulait que ce soit moi, et que je donne quelques concerts. Je lui ai répondu que je n'en faisais plus, mais il a insisté et m'a demandé si quelqu'un d'autre était capable de jouer ma musique. Ça n'est pas évident, mais nous avons pris le temps d'y réfléchir, et je me suis dit qu'Annie en était capable. Pour l'avoir vue en concert, j'en étais convaincu. Quand je l'ai contactée, elle a dit, oui, je veux bien essayer. Ce qui est génial c'est qu'elle a été obligée de transcrire mes chansons correctement, ce qui n'avait jamais était fait par le passé, certainement pas par moi en tout cas. Quand j'ai vu Annie au festival de jazz de Grimsby il y a dix ans, il y avait Janette Mason au piano, et un merveilleux batteur, Liam Genockey. Il avait joué avec certains des meilleurs groupes de folk-rock, mais aussi avec des gens comme Trevor Watts, ce qui lui permettait de faire des choses très diverses. C'était un groupe fantastique et je me suis dit qu'ils étaient capables de jouer ma musique. Il fallait simplement rajouter un chanteur, et c'est ce qu'on a fait. Après le festival, on a demandé à Annie de faire quelques concerts supplémentaires, puis plusieurs autres sur le continent, avec diverses chanteuses. La première, à ma plus grande joie, a été Julie Tippetts. Je n'avais pas travaillé avec elle depuis le concert de Drury Lane en 1974. Quelle chanteuse superbe! Elle connaissait pas mal de mes chansons, ce que j'ignorais, et elle en a fait quelques versions formidables avec Annie. Puis pour d'autres concerts il y a eu d'autres chanteuses comme Sarah Jane Morris, une autre chanteuse pleine de talent et de passion.

IMPROJAZZ : Et ils continuent de tourner?

RW : En fait, ils ont le matériel, et si on leur proposait...

AB : ...Ils ont fait un concert cette année.

RW : Oui, dans une petite ville du Nord-est de l'Italie, c'était presque des vacances pour eux, un petit festival sympa, avec le traditionnel château éclairé, pleins de gnocchi et du bon vin, il y a pire comme concert!

AB : ...toujours avec Harry

RW : Avec Harry Beckett, oui. Avant, elle me demandait si j'étais d'accord quand elle choisissait tel ou tel musicien, mais maintenant elle me dit simplement: "Robert, fait moi confiance, il ou elle est bien", et c'est ce que je fais. Et voilà c'est l'histoire de ma longue et heureuse collaboration avec Annie.

IMPROJAZZ : La manière de distribuer la musique évolue rapidement, avec les ordinateurs, les MP3, etc., certaines personnes affirment que 'l'objet musical' le support tel qu'on le connaît, comme les vinyls, les cassettes, les CD, pourrait disparaître. Qu'est-ce que tu en penses ?

RW : Les miens ne vont pas disparaître! Du moins pas de mon vivant. Quand on m'a dit que les cassettes allaient disparaître, je me suis dit: "OK!", et j'ai commencé à ressortir toutes mes cassettes et à les écouter, un acte de résistance, comme Canut*(*roi d'Angleterre qui ordonna à la marée de s'arrêter ndlt) (rires). Puis j'ai fait pareil pour les 33 tours, et pour les EP. Chez moi le vent sauvage du changement ne se fait pas trop ressentir. En même temps, je suis sûr que tout ça c'est un progrès, que les gens sont plus heureux qu'ils ne l'ont jamais été, c'est merveilleux... Non, je ne critique pas, mais nous avons tous nos habitudes, nous nous habituons aux choses. Je suis quelqu'un qui aime bien les objets et je suis donc très content que la maison de disques qui va sortir mon album le fasse aussi en DOUBLE vinyl!

IMPROJAZZ : Nous aussi nous en sommes très contents !

RW : On ne sait jamais ce qui peut revenir, alors je garde mes cassettes. Les cassettes sont peut-être enterrées dans le passé, mais ça ne veut pas dire que cela ne va pas revenir un jour en attendant un retour! (rires) Personne n'imaginait, dans l'Amérique des années 50, avec la musique de Stan Kenton, et toutes ces machines à laver très design, que la musique folk allait revenir à la mode et les gens ne se laveraient plus ! Ce n'était pas prévisible. Alors, on ne sait jamais.

IMPROJAZZ : On a dit que les claviers électroniques allaient faire disparaître les pianos.

RW : Tout à fait, et ça ne se passe pas comme ça, les ordinateurs devaient aussi tuer le papier, mon cul!

IMPROJAZZ : Les choses se rajoutent les unes aux autres.

RW : Exactement. Je prends les choses à la légère. Je sais qu'il y a dans ma maison des choses qui dureront plus longtemps que moi...




IMPROJAZZ : Est-ce que tu es un grand collectionneur ?

RW : Pas vraiment, mais je ne jette rien.

AB : Mais tu acquiers toujours de nouvelles choses, mon chéri, (rires) Nous avons un magasin de disques d'occasion qui vend des vinyls de jazz, et il est toujours en train de me demander: "Est-que tu peux me donner dix livres, s'il te plaît?"

IMPROJAZZ : Il faut bien que quelqu'un fasse vivre les petits disquaires!

RW : Oui, c'est quelque chose de très important! Cette boutique c'est un vrai magasin de disques, tenu par des enthousiastes, avec des cartons partout par terre, et en plus dans une toute petite ville du Lincolnshire! Je pense que c'est dans mon intérêt de les aider, n'est-ce pas? (rires)

AB : Chut, chut, chut!

IMPROJAZZ : Il devrait y avoir davantage de ces magasins, mais même à Londres il y en a de moins en moins...

RW : Tout à fait, ça n'est pas facile pour mon disquaire, mais il s'en sort en proposant des disques de rock, ce qui est normal, pour les jeunes de la ville. Mais il est étonnant de voir combien de disques de Sarah Vaughan il vend aussi. Il y a toutes sortes de personnes étranges, pas encore mortes, qui ont toujours envie d'écouter ce qu'ils veulent écouter, et je peux lui commander plein de choses, l'autre jour j'ai acheté un super disque de Joachim Kuhn en trio, c'est génial.

IMPROJAZZ : Est-ce que tu suis l'actualité rock ou pop?

RW : Pas vraiment, j'ai tendance à travailler comme un archéologue et à me demander ce qu'il y a derrière telle ou telle chose. Donc après avoir passé plusieurs décennies à explorer les années cinquante, je fais face au 21ème siècle en écoutant de plus en plus de musique des années trente et quarante! Je viens de trouver un disque de Coleman Hawkins, presque swing, avec un très jeune Shelly Manne à la batterie. C'est le genre de chose qui me fascine, ou bien encore un disque où on entend Scott La Faro jouer avec Harold Land. Je suis fasciné par des petites choses comme ça. Bien entendu je suis les gens avec qui je travaille et on m'envoie plein de choses que j'écoute, et puis il y a plein de choses que je fais moi-même dans mon salon.
J'ai même eu l'idée (mais je ne pourrai plus le faire parce que je n'étais pas censé en parler) de sortir un disque intitulé 'Les bandes perdues de Isban Solihum', et qui serait fait entièrement de mes tentatives et bruitages improvisés au piano et à la batterie. Je les aurais fait passer pour le travail d'un dissident tchèque oublié depuis longtemps (rires) qui aurait caché son travail dans un tiroir avant de s'échapper à Los Angeles, où il aurait été tué d'un coup de couteau dans une bagarre! (rires). Les disques sont pour moi comme de vieilles photos de famille, ils ont de plus en plus de valeur avec le passage du temps, non pas le contraire. La nouveauté en elle-même n'a pas de sens pour moi, pas plus que la tradition. Pour moi, ce ne sont pas des qualités, mais de simples faits. L'art ne devient ni meilleur ni pire, il ne fait que changer et change sans cesse, c'est tout.
Récemment, en France, la contrebassiste Hélène Labarrière a enregistré un CD et elle m'a fait l'honneur de me demander d'écrire les notes de pochette, ce que j'ai fait! Je vais vous les montrer, pas mal, non, mon pote? Et le disque n'est même pas sorti! (Il va chercher le disque). Elle était dans un groupe avec John Greaves qui faisait des variations sur certains de mes trucs en France. Je pense que son jeu est d'une beauté rare, et je l'ai fait venir quand j'étais programmateur du 'Meltdown Festival'.

IMPROJAZZ : Est-ce que tu portes toujours un intérêt particulier aux batteurs?

RW : Oui, bien sûr. C'est drôle, en ce moment, je suis en train de redécouvrir des batteurs que je connais depuis fort longtemps, comme Charles Hayward, qui a joué avec des musiciens avec qui j'ai travaillé, par exemple Bill McCormick. Il y a quelques années il avait un groupe superbe avec Harry Beckett, et maintenant il en a un autre avec Hugh Hopper et Loi Coxhill, plus Orphy Robinson au vibraphone. Je devais aller jouer avec eux pour une émission de radio, mais je n'ai pas pu y aller à cause de la neige. Alors Charles m'a envoyé un CD en me disant de rajouter un peu de cornet là où je voulais. Le disque n'est pas encore sorti, mais je crois qu'il essaie de le sortir sur son propre label, sinon sur un label comme Thirsty Ear.

AB : Et tu écoutes beaucoup un autre batteur qui s'appelle Dylan Howe, je crois?

RW : Dylan Howe est un batteur bebop, le fils de Steve Howe, ce qui est assez drôle, car Steve Howe était dans un groupe de prog-rock (Yes), et son fils est batteur dans un groupe de be-bop! C'est le monde à l'envers! (rires) J'adore ce genre de truc. Il a un groupe de be-bop qui travaille actuellement sur un projet, et c'est là que l'on se rend vraiment compte que c'est une autre génération. Il est en train de faire des versions des "classiques" de sa jeunesse, ce qui veut dire, pour lui, des arrangements jazzy de musique ambiante de Brian Eno et David Bowie! (rires) C'est la roue qui tourne!



IMPROJAZZ : Est-ce que tu as parfois envie de refaire des concerts?

RW : Non. Certes, faire partie d'un groupe c'est quelque chose de génial et je suis content d'avoir à mes côtés une équipe qui me donne cette impression. Mais être dans un groupe, ça a été tellement dur pour moi sur le plan personnel. D'une manière ou d'une autre, même quand on s'entendait bien entre nous, il y avait la logistique, les problèmes d'argent, le matériel volé, le fait de ne pas être payé... Je n'en pouvais plus, ça a fini par mal tourner. Toutefois je garde des souvenirs de moments d'intense bonheur. Parfois je regarde des vidéos de cette époque et je me dis, "Robert, tu as réécrit l'histoire, tu t'es bien éclaté quand-même. Regarde, t'étais peut-être saoul, mais ça bougeait comme si c'était la dernière fois", et finalement, il se trouve que c'était en effet la dernière fois !

IMPROJAZZ : Il y a donc le fait de jouer, et puis tout le reste...

RW : C'est exactement ça, si seulement on pouvait ne faire que jouer et oublier tous les tracas qui vont avec. Voiceprint est en train de sortir une vieille vidéo de la télé française, et le fait de voir et ressentir à nouveau le plaisir purement physique et viscéral qu'il y a à jouer de la batterie m'a bouleversé. J'ai éprouvé un tel sentiment de nostalgie que j'en ai eu les larmes aux yeux .Je ne pourrais plus jouer comme ça aujourd'hui, même si j'en étais capable, si tu vois ce que je veux dire. Il existe beaucoup d'enregistrements radio, et on ferait mieux de sortir certains de ces enregistrements plutôt que de ressortir des disques. Nous étions tellement plus à l'aise, plus libres, plus vrais, plus vivants, et donc plus 'nous'. Même des trucs que j'ai faits au tout début avec Kevin sont mieux rendus sur les bandes de la BBC que ce qui est sorti en disque. Ça m'aide à me dire que je n'ai pas complètement gaspillé ma jeunesse ! (rires)

IMPROJAZZ : Parle-nous de ton nouveau disque.

RW : II s'appelle Comicopera, en un mot, un mot nouveau. Il se compose de trois parties de vingt minutes chacune, parce que les CD sont très longs, et je considère que les meilleures choses que j'ai faites tiennent sur une face d'un 33 tours. C'est une durée qui me convient. Il y a donc trois segments de vingt minutes, qui s'appellent respectivement Lost in Noise, The Here and The Now et Away With The Pairies. Les chansons sont regroupées selon le sujet des paroles, plutôt que par rapport à la musique. La musique n'est donc pas une séquence se déroulant dans un seul paysage, comme j'ai plutôt eu tendance à faire par le passé, quoique pas toujours. Donc chaque morceau de musique se distingue des autres. C'est la même configuration que pour Cuckooland, même groupe, même ingénieur du son, même studio, car j'en ai gardé un très bon souvenir. La différence ici c'est que j'ai mis le groupe plus en avant, c'est vraiment le disque d'un groupe et donc quand je composais au clavier, tout de suite, je me disais "Ça, ça irait très bien avec la contrebasse de Yaron, et une clarinette". C'est pour cette raison que je parle d'un groupe, même si les musiciens n'étaient pas tous réunis en même temps.

IMPROJAZZ : Quand tu étais en train de composer, tu as toujours pensé à une œuvre en trois parties ?

RW : Non, c'est venu après, il a fallu rassembler les morceaux qui semblaient marcher ensemble, et on a procédé de différentes façons. Parfois j'écrivais la musique pour les paroles d'Alfie, parfois elle mettait des paroles sur ma musique. Sauf pour le premier morceau qui est d'Anja Garbarek, et le dernier, qui est Hasta Siempre Commandante de Carlos Puebla. J'ai déjà enregistré une chanson de lui, j'aime bien chanter en espagnol. Ce morceau là a été fait avec un orchestre italien de Palomar, avec un joueur de baryton qui s'appelle Carmadi et qui est un excellent musicien. Ensuite, il y a un air d'un groupe italien nommé CSI. J'essaie de chanter en italien, même si je ne parle pas la langue.







AB : Sur la troisième partie il ne chante plus du tout en anglais.

RW : Non, dans cette troisième partie je laisse tomber l'anglais. La deuxième partie s'intitule The Here And The Now' car elle parle de l'Angleterre, au début d'une manière plutôt amusée et un peu grincheuse. Mais vers la fin c'est vraiment de la colère, car on bombarde un autre pays, on est entrés en guerre et cela m'énerve beaucoup. Donc je décide de partir et devenir étranger. La première partie parle plutôt des rapports entre les gens...

AB : et de la perte

RW : La perte, le sentiment de perte qu'éprouvent les gens, la perte de confiance, le deuil, c'est très gai ! (rires)

IMPROJAZZ : Tu fais toujours partie du mouvement pataphysique ?

RW : Et bien oui, ce n'est pas un mouvement que l'on peut quitter comme cela. C'est un honneur qu'on ne rejette pas. Je n'ai jamais reçu de lettre m'expliquant que je ne faisais plus partie du mouvement. On ne m'a pas foutu dehors (rires). Si jamais il y avait une marche triomphale des Pataphysiciens à travers Paris, ce serait à nous de jouer la musique, nous serions l'orchestre officiel. C'est marqué sur le contrat ! (rires) Et comme le groupe n'existe plus, c'est un défi extrêmement intéressant à relever... (rires)

IMPROJAZZ : un problème pataphysique...

RW : Oui (rires). En fait les choses se sont passées ainsi : il y avait un vieux qui se faisait balader en fauteuil roulant, et qui était le grand chef et il devait donner son accord sur tout, mais je ne sais pas qui c'était. Quelqu'un lui avait dit qu'on était le groupe le plus pataphysique au monde et il est donc venu nous voir et après il a dit "c'est tout simplement horrible, rien que du bruit, bien sûr c'est le groupe le plus pataphysique du monde, il nous les faut ! (rires). Et au bout de dix minutes il a demandé qu'on le fasse sortir (rires).


Propos recueillis par GARY MAY et Philippe RENAUD, le 3 septembre 2007.
Traduits par Gary MAY et Catherine TINLAND.




     
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