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Le parti d'en vivre - Best - N° 282 - janvier 1992
LE PARTI D'EN VIVRE
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L'homme n'est pas très doué pour la paix
Avant "l'accident", Robert avait une bonne bouille blonde à la Brian Jones et des articulations miraculeuses : c'était le batteur le plus fin, le plus fou, le plus solide de la planète des blancs. Depuis, Robert Wyatt ressemble à Raspoutine un lendemain d'avoine carabinée et son œuvre aux grimaces d'Einstein : barbu-rubicond-soufflé-à-roulettes (pas russes : de fauteuil ! Et pas à bascule!), il a toujours l'air de protester qu'il ne l'a pas fait exprès... Avant "l'accident", Robert était celui des Soft Machine qui éternuait sur la nappe, un virtuose, certes, mais fort mal embouché, pitre qui ne sait plus s'arrêter : "Moon In June" ("Third") est son chant du (vilain petit) canard, son rôle sur "Fourth" étant ignominieusement réduit aux effleurages de cymbales et toms. Accablé d'ennui, le lutin bâcle un solo ("The End Of An Ear", sortes de tableaux d'une déposition chaotique mais déjà magnifique), puis fonde Matching Mole (dada-hue !) dont il inonde les deux albums de ses amples foucades mao-déstructurées. C'est là que survient la moche cabriole... « On festoyait au troisième étage... J'ai cru que je pourrais descendre en rappel par la gouttière, mais la gouttière n'a pas voulu !... »
Fractures irrémédiables, bassin brisé, jambes mortes. Huit mois d'hôpital, la main volontariste de son amie Alfie, artiste prussienne tendance Rosa Luxembourg et ces mots sardoniques qui tournent dans sa tête sauve : Rock Bottom... Lequel devient musique en 74, sans doute le seul au monde où l'odeur de l'éther vous a un goût de revenez-y aussi envoûtant qu'une plainte velvetienne. Moins connu, son successeur, "Ruth Is Stranger Than Richard", s'ouvre plus nettement vers le commentaire social aigre-doux, mais encore sous le couvert d'un rock-jazz futé de facture infiniment britannique. L'émergence des punks, qui devrait combler d'aise le Wyatt anti-tout qu'on connaît, le contraint au contraire au mutisme (rares collaborations proto-art contemporain avec Mike Mantler et Carla Bley), puis à l'exil (en Espagne, où Franco pourtant râle encore) : rebelle dialectique, le bonhomme voue un culte à la beauté en tant que vecteur de contrastes, de contradictions si possible.
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Ce qui est simple n'est pas nécessairement pauvre, par exemple!... Et le voilà, lui, le ludion qu'on croyait anar, qui s'inscrit au Parti Communiste dont le moignon goddon est ridiculement stalinien! Sa production des années suivantes, à partir de 80, s'articule autour du concept des singles ponctuels, où l'homme au basisme supposé ingénu de la pop (reprise du "I'm A Believer" des Monkees) s'oppose à la critique atrabilaire de l'évidence, et où l'humour volontiers abscon alterne avec l'essence de colère au premier degré (le confondant "Shipbuilding" antiguerre des Malouines écrit par Costello : ça durant cette période, Wyatt, s'il chante plus sublime et barjot que jamais, ne compose presque rien...). Une compilation Rough Trade et l'album de bric et de broc "Old Rottenhat" rendent dignement compte des errements didactiques de Robert en cette décade à courte vue. Enfin elle se clôt, et survint "Dondestan", où flottent à nouveau les méandres fuligineux de l'orgue Riviera qui firent les délices de linceul de "Rock Bottom". Plus des paroles à cru, ces mélopées comme des mantras passées au laminoir d'une voix ultime, unique et qui s'en marre derrière une masse de longs fils gris, au fin-fond d'une province anglaise qui sent la mer, dans une chaude maison banale où règnent une femme trapue et un parfum de savon tiède... « Ce petit orgue de rien du tout, je l'avais dégotté par hasard quelque part en Italie : il avait ce son mélancolique et naïf que je devais chercher depuis l'enfance, probablement... Sans lui, je n'aurais pas pu composer "Rock Bottom", encore moins l'enregistrer! Et puis il a servi un putain de groupe rock qui me l'a cassé, je l'ai oublié dans un coin. Jusqu'à ce qu'« on » me pousse à le faire réparer, et comme je suis bonne pâte !... Ce n'est qu'un jouet, au fond, et voilà qu'on me dit « ô miracle ! » !... »
Le son est tellement spécial qu'on ne songe même pas à lui donner un âge... « Moi si! J'apprécie le temps qui passe, mais pas qu'on le découpe en tranches : dans ce cas là, je ne me souviens pas des sixties — trop défoncé! J'abomine les seventies — elles m'ont fait mal partout ! Et je conchie les eighties — tellement pauvres musicalement et socialement que les aigrefins ont inventé le concept néo-colonial de "world music " ! Je n'écoute que du jazz, ou la musique que les Indes, l'Egypte et le Burundi font depuis trois mille ans, pas les ersatz qu'on leur dérobe... Je suis un vieux matou immobile et revêche! (rires). L'accueil fait à "Dondestan" me fait plaisir, pourtant, mais je ne crois vraiment pas pouvoir le jouer live : la scène est encore un enfer pour les gens comme moi, techniquement et financièrement, et c'est dommage parce que même dans cette maison, même un homme tassé sur une chaise ne font pas forcément de la confiture d'harmonie et de sérénité. L'homme n'est pas très doué pour la paix !... » C'est pour ça que Robert Wyatt demeure communiste contre vents et marées ?... « Mais c'est maintenant qu'il faut se proclamer communiste! Quand les rats ont quitté le navire! Retour aux catacombes! Revers de la farce! Jouvence! Le pessimisme, c'est espérer toujours!... »
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