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Les
paroles de Robert Wyatt - Best - N° 77 - décembre
1974
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LES PAROLES DE ROBERT
WYATT
Twickenham, une banlieue calme du Grand Londres. C'est
là que vit Robert Wyatt, dans sa maison spécialement
aménagée pour atténuer les inconvénients
de la paralysie des membres inférieurs qui le cloue
sur une chaise roulante depuis son accident de l'an dernier.
Wyatt n'a pas cédé au désespoir. Au
contraire il manifeste une activité remarquable,
qui s'est soldée notamment par la parution de "Rock
bottom", un album superbe, et d'un single, "I'm
a believer", reprise d'un vieux succès des Monkees
qui a surpris et ravi tout le monde.
Robert Wyatt, outre son talent, bénéficie
d'une particulière lucidité dans sa vision
de la rock-music actuelle et il a frappé juste, étonnamment
juste avec ses disques. Quand nous sommes arrivés
chez lui, Robert essayait de faire fonctionner un vieil
accordéon que sa femme, Alfie, venait de lui offrir.
Alfie, ou Alfreda, qui dessina la si belle pochette de l'album,
veille sur Robert, et son importance semble aussi grande
dans sa musique que dans sa vie. Il nous fit écouter
les bandes de son prochain single "Yesterday man",
un hit anglais très commercial que Chris Andrews
avait propulsé dans les charts voici plusieurs années.
Parce que Robert Wyatt, fondateur de Soft Machine et de
Matching mole, écoute aujourd'hui Buddy Holly et
Lee Dorsey, enregistre des singles avec la plus grande aisance,
tout en poursuivant une démarche musicale des plus
originales. Il semble avoir tout compris, et c'est avec
un large sourire, coiffé d'un incroyable chapeau
de femme à voilette, qu'il s'apprêta à
nous l'expliquer.
Christian Lebrun : Votre accident et le repos forcé
qui l'a suivi vous a donné du temps pour écouter
beaucoup de musique, beaucoup de disques, suivre ce qui
se faisait actuellement. Est-ce qu'auparavant vous vous
étiez désintéressé de ce qui
se passait dans la rock-music ?
Robert Wyatt : Les seules personnes, en fait, qui
peuvent suivre ce qui se passe sont les journalistes et
ceux qui travaillent dans les maisons de disques, parce
qu'ils reçoivent les disques gratuitement... Même à présent,
j'ai un point de vue assez limité sur ce qui peut se passer,
mis à part, par exemple, ce que sort Virgin ou quelque chose
comme ça. Auparavant,j'entendais tout le temps des trucs.
Mais, le problème venait plutôt de la différence entre la
musique composée en vue d'être jouée sur scène et de la
musique pour disques. Et celle qui m'a toujours intéressée
est la musique pour disques, qui représente par rapport
à la musique pour la scène une voie aussi différente que
le cinéma peut l'être du théâtre. Les premiers
disques que j'ai écoutés étaient des
disques américains de jazz et il était absolument
impossible de les reproduire sur scène. Même
leurs auteurs ne pouvaient pas. Ce que j'aimais surtout
dans ces disques, c'était la double grosse caisse.
Et quand un groupe de jazz est sur scène, s'il y
a une double grosse caisse, vous n'entendez plus rien d'autre.
L'idée que je me fais d'un bon disque, c'est par
exemple "Magical mystery tour" qui est à peu près impossible
à jouer en scène. Une grande partie de ce que je chante
nécessite d'être chantée très calmement avec un très fort
accompagnement. De toute évidence, sur scène ce n'est pas
possible. C'est ce paradoxe que j'aime dans les disques.
Quand je chante en public, je dois crier. Et je n'aime pas
crier.
C. L. : Comment s'est effectué l'enregistrement
de "Rock bottom". Est-ce que Nick Mason, qui l'a
produit, a eu une influence plus particulière sur
son élaboration ?
R. W. : Cela s'est fait assez vite. J'ai passé
une semaine à la campagne pour enregistrer le piano,
la voix et quelques percussions. Puis j'ai apporté
les bandes à Londres et Nick s'est chargé
de la prise de son des autres instruments. Il m'a quand
même fallu plus de préparation que d'habitude.
Auparavant, quand j'enregistrais, une partie était
écrite avant, mais le reste relevait d'"accidents
de studios". Tandis que "Rock bottom" représente
assez exactement les plans que j'avais en entrant en studio.
J'avais écrit pas mal de notes sur un calepin. L'influence
de Nick s'est surtout manifestée pour le mixage.
Son système de mixage est assez opposé au
mixage conventionnel de jazz. Il crée une sorte de
"soupe" dans laquelle le solo n'est pas plus important
que la rythmique. Tout est mélangé et c'est
bien moins bateau et plus plaisant à chaque nouvelle
écoute. Je crois que ça a été
sa principale contribution, il a mis dans le mixage bien
plus de subtilité que j'en aurais mis moi-même.
C. L. : Quelle est votre conception des paroles, des
textes, dans votre musique ?
R. W. : En général, je dis qu'elles
ne sont pas importantes, juste des sons. Mais, dans un sens,
je sais que ce n'est pas vrai. J'ai une certaine fierté
dans le choix des mots que j'utilise. Ce que je pense vraiment,
c'est qu'en fin de compte cela n'a pas d'importance. Les
gens que je préfère, en général,
n'écrivent pas de paroles fantastiques. Un exemple
évident : Randy Newman écrit des paroles fantastiques,
Stevie Wonder non. Eh bien je préfère largement
les disques de Stevie Wonder , parce que l'on sent qu'il
travaille dans une optique purement musicale. Il n'y a rien
de pire que ceux qui écrivent d'abord les paroles
et les mettent ensuite en musique. Je peux toujous le deviner.
Par exemple, sur le "Madcap Laughs", de Syd Barrett,
il y a un poème de James Joyce qui est très
joli, mais musicalement, c'est le morceau le moins intéressant.
C'est souvent le cas également pour Joni Mitchell.
Dès ce moment, on perd les valeurs purement musicales
qui sont tellement différentes des valeurs littéraires.
On est à un niveau beaucoup moins inconscient. Les
meilleurs morceaux sont ceux qui ont des paroles stupides,
ou pas de paroles du tout.
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C. L. : C'est pour ça qu'on
ne doit pas être surpris que vous enregistriez à
la fois un morceau comme "Sea song" et un autre
comme "I'm believer", parce que dans un cas comme
dans l'autre les textes n'ont pas de sens précis.
Dans l'un, les paroles sont subtiles mais occultées,
dans l'autre elles sont carrément stupides.
R. W. : Oui, je pense qu'une bonne chanson, qu'une
bonne musique doit pouvoir être appréciée
de quelqu'un qui ne parle pas un mot d'anglais.
C. L. : Qu'est-ce qui vous a fait choisir plus particulièrement
le "I'm a believer" des Monkees. Que pensiez-vous
d'eux, à l'époque?
R. W. : Cela m'a semblé facile à chanter,
convenir à ma voix. J'aimais bien les séries
T.V. des Monkees et je ne me souciais pas de savoir s'ils
étaient un vrai groupe et s'ils jouaient vraiment
sur les disques. Je pensais que c'était une nette
amélioration en matière de divertissement
télévisé, que c'était beaucoup
plus habile que ce qu'on avait l'habitude de voir. Et si
j'ai enregistré "I'm a believer", c'est
un peu pour attaquer le snobisme qui veut à tout
prix démolir ce genre de divertissement léger.
Ce qui est grave, c'est qu'on a remis en fonction toute
cette terminologie séparant l'"art sérieux"
et le "toc", qui était en vigueur lorsque
j'étais tout jeune. Les années cinquante et
soixante furent excitantes justement parce que cette barrière
avait disparu. Mais à présent tout cela réapparaît.
Cependant, depuis quelque temps, il y a une certaine scène
qui tend à changer cela, et c'est ce qui me plaît
vraiment en elle.
C. L. : J'ai été, justement, très
content d'apprendre que vous appréciez beaucoup Bryan
Ferry et Roxy Music.
R. W. : Bryan Ferry est un très bon chanteur.
Il utilise un matériel si éclectique et ne
tient pas le moindre compte de la respectabilité
des origines de sa musique. Il s'en moque.
C. L. : A quoi a tenu cette réapparition de la
division musique/art et musique non sérieuse ?
R. W. : Cela est venu à la fois des publics
et des musiciens. En ce qui concerne le public, c'est une
loi biologique que toute communauté se divise en
petits groupes, en petites bandes qui ont leur propre langage,
et qui se sentent supérieurs aux autres groupes.
Il y a une tendance naturelle à vouloir appartenir
à un petit groupe de gens. Il serait idiot de s'en
plaindre, parce que c'est juste la nature humaine qui veut
ça. Ensuite, il y a le rôle des musiciens eux-mêmes.
Bien des musiciens pensent appartenir à une sorte
d'aristocratie. Ils envient énormément les
grands artistes qui peuvent devenir, sur un plan culturel,
des "barons", des "comtes", des "ducs"
("Earles", "Counts" & "Dukes").
Alors, ils essaient de créer une situation qui puisse
leur donner cette position élitiste, ce statut culturel.
Je pense que les musiciens sont coupables sur ce plan. Moi
aussi, bien sûr, je l'ai été. Je n'essaye
pas de me disculper, mais plutôt d'analyser.
C. L. : Avez-vous vu cette évolution se matérialiser
lors des débuts de Soft Machine ?
R. W. : L'une des choses les plus embarrassantes
avec Soft Machine, c'était les types qui venaient
après le concert et disaient : "Je vous aime
tellement plus que cette merde de soul-music. C'est tellement
supérieur, parce qu'on sent bien que vous avez écouté
Stockhausen..." Et je pensais : "Fuck Stockhausen
!" parce qu'à l'époque il y avait Otis
Redding qui faisait une musique merveilleuse.
C. L. : Est-ce qu'il n'y avait pas non plus chez les
musiciens une certaine méfiance vis-à-vis
du show business qui les aurait poussés à
dresser cette barrière. Pour mieux contrôler
leur personnalité et leur musique en quelque sorte
?
R. W. : Vous savez, le milieu de l'"Art"
est aussi pourri que celui du show business, vraiment. On
y trouve autant de pressions stupides, autant de tentations
à la malhonnêteté, juste autant. Il
n'y a pas plus de pureté d'intention dans l'art d'avant-garde
que dans le show-biz. Il n'est pas personnage plus cynique
que Stockhausen. Comparé à lui, Gary Glitter
est un puriste... Le "moi" pur est juste un personnage
ennuyeux de plus. Je ne deviens intéressant que confronté
au public, par les disques ou les concerts. Alors, votre
personnalité se trouve opposée à diverses
situations plus ou moins ridicules. Et c'est cette contradiction,
ce combat qui fait tout l'intérêt. Je n'ai
aucune pureté à préserver. Si vous
avez quelque qualité, quelque originalité,
cela sortira tôt ou tard. Cela ne sert à rien
de "pouponner".
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C. L. : A vos débuts avec Wilde Flowers, à
Canterbury, quel genre jouiez-vous ? De la soul-music ?
R. W. : En fait, non. Cela commença par des
morceaux composés par Hugh (Hopper) ou Kevin (Ayers),
et quelques-uns par Brian Hopper, ou moi-même. Et
puis comme nous ne marchions pas très fort, nous
nous transformâmes en orchestre "soul",
ce qui était assez plaisant. Nous jouions des morceaux
d'Otis Redding, de Mose Allison, quelques trucs de Dylan.
Brian Hopper jouait des trucs de Chuck Berry. Ca évolua
en une affaire de plus en plus professionnelle, et quand
je les quittai, Hugh jouait de l'alto et ils faisaient le
genre "Stax", tous les hits de Sam & Dave,
etc. Ensuite, un par un nous allâmes à Londres
et cela nous changea.
C. L. : Quel fut le déclic qui vous fit changer
si radicalement ? La découverte de musiciens comme
Terry Riley ?
R. W. : Non, parce que nous connaissions Terry Riley
avant Wilde Flowers, par exemple. J'ai connu Daevid (Allen)
et Terry Riley à Paris alors que je venais, à
quinze ans, de quitter l'école. Le processus, en
fait, fut pour moi inverse. J'ai d'abord été
intéressé par la musique contemporaine, puis
par le jazz moderne. Puis du jazz moderne, je suis passé
à Terry Riley et aux expériences de ce genre.
Et c'est seulement après ça que j'ai commencé
à écouter Ray Charles ou Mose Allison. Et
seulement après je me suis intéressé
au rock. J'étais assez en retard, en fait. Ce n'est
que vers mes vingt ans que j'ai découvert le rock. Je pense
que c'est la raison pour laquelle je suis particulièrement
méfiant vis-à-vis des snobismes en musique. Parce que si
vous suivez le même itinéraire que le mien,
quand vous arrivez à Ray Charles, vous vous apercevez
qu'il est tout aussi important que Terry Riley, sinon plus.
En ce qui me concerne j'ai toujours été bien
plus touché par la musique noire que par la musique
européenne. Le rythm'n'blues, les vieux Cecil Taylor,
Mingus sont, pour moi (pas pour Kevin, par exemple), plus
émouvants que n'importe quel compositeur européen.
A Londres, Soft Machine s'est simplement vite développé
en une unité pour des concerts de deux heures et
plus. Et nous y avons placé toutes les idées
qui étaient restées inconscientes du temps
de Wilde Flowers, et qui ont brusquement surgi.
C. L. : Comment Kim Fowley en est-il venu à produire
le premier single de Soft Machine ?
R. W. : Ce qui était dingue pour nous, au début,
c'est qu'on était prêts à faire des
LP's, et les maisons de disques nous disaient : vous ne
pouvez faire un album si vous n'avez pas eu un "hit"
en 45 tours. Aux Etats-Unis, les groupes le faisaient pourtant
déjà. Le public eut l'impression que les groupes
anglais (c'est une pointe de chauvinisme...) étaient
à la traîne des groupes américains.
En fait, nous avions eu l'idée de faire des albums
en même temps, mais les maisons de disques, ici, n'y
étaient pas prêtes. En partie parce qu'elles
étaient bien moins riches et puissantes que des sociétés
américaines comme Elektra ou RCA, qui enregistraient
déjà nombre d'albums des groupes de la West
Coast, ou même à New-York. Et Kim Fowley vint
à Londres et nous demanda aussitôt pourquoi
l'on ne faisait pas d'albums, il ne pouvait le croire. Il
nous proposa donc de faire ce "hit single". Mickie
Most s'était proposé disant : "Je peux
vous mettre dans les charts, mais il faudra faire les chansons
que je propose, etc.", et nous avions dit non. Notre
management fut complètement furieux après
nous, parce que Mickie Most avait déjà lancé
Lulu, Donovan, Jeff Beck, et qu'il ne faisait pas ce genre
d'offres à n'importe qui. Notre management fut vraiment
en colère, et, ensuite, ils ne se remuèrent
plus beaucoup pour nous. Seuls des gens comme Kim, ou aussi
Georgio Gomelsky, voulurent le faire. A l'époque,
il n'y avait pas "Virgin"... Kim Fowley nous avait
vus au premier concert à la Roundhouse. Il était
par ailleurs, plus intéressé par le Pink Floyd,
mais ils avaient déjà signé avec un
autre Américain, Joe Boyd. Il essaya de faire agir
notre management, il nous fit enregistrer plusieurs titres,
mais il fut si écoeuré par le business anglais,
qu'il finit par s'enfuir pour Los Angeles par le premier
avion, paniqué...
C. L. : Combien de fois avez-vous tourné aux U.S.A.
avec Soft Machine ?
R. W. : En 68, nous avons suivi Hendrix en tournée
dans tout le pays. Puis nous nous sommes séparés.
Définitivement. Puis nous nous sommes remis ensemble...
Puis nous y sommes retournés en 70 ou 71, et ce fut
le dernier travail que je fis avec eux. j'aime beaucoup
l'Amérique, New-York en particulier, où l'on
peut vivre trois jours et trois nuits dans la rue. Ce qui
change de l'Angleterre où tout s'arrête à
onze heures du soir. Mais, à chaque fois, il y avait
une très mauvaise ambiance dans le groupe. La première
fois, Kevin nous dit : "N'y pensons plus, tout est
fini, je m'en vais." La dernière fois, Elton
(Dean) voulait que je joue comme Jack DeJohnette, et moi,
je ne joue pas comme DeJohnette. Et puis, je n'étais
pas content parce qu'ils ne voulaient pas jouer les compositions
de Hugh (Hopper), que je trouvais très intéressantes.
Un morceau comme "Facelift" est je pense l'une
des meilleures choses que nous ayons faites. Mais ils n'en
voulaient pas parce que cela ne constituait pas de bonnes
bases pour des solos. Ce n'était pas assez "jazzy"
pour eux. Et puis, le fait d'être en Amérique
intensifie sensiblement ce genre de disputes.
C. L. : Avez-vous toujours l'intention d'enregistrer
un album de vos vieux "standards" préférés
?
R. W. : Pas vraiment. Si je pouvais enregistrer
un titre différent chaque jour, je le ferais. Mais
cela coûte trop cher. Il y a des projets qui me semblent
plus importants. Un album de vieux "hits" doit
être en cinquième ou sixième position
sur ma liste.
C. L. : Que trouve-t-on en première position,
alors ?
R. W. : En ce moment, il y a Fred Frith (d'Henry Cow")
qui a écrit une musique adorable, et j'essaye d'y
adjoindre quelques paroles et quelques parties vocales.
Je voudrais aussi enregistrer d'autres compositions d'Hugh
Hopper. Ce qui m'intéresse aussi, en ce moment, c'est
de faire des choeurs. Je l'ai fait récemment sur
l'album de Brian Eno, et ça m'a beaucoup plu. Je
ne l'avais jamais fait sur mes propres disques : des imitations
de choeurs féminins. Il y a bien des possibilités
dans ce domaine. Et puis, je fais des singles.
C. L. : Qu'est-ce qui vous a décidé à
signer avec les disques Virgin ?
R. W. : Tous mes amis y sont. Dans la mesure où
je ne veux pas avoir de groupe, et je veux emprunter des
musiciens à d'autres groupes, ce sera bien plus facile,
pour des problèmes contractuels, s'ils sont tous
dans la même maison de disques. J'ai quelques amis
qui sont chez "Island" et c'est assez
difficile d'enregistrer avec eux. Ma première apparition
sur Virgin a consisté en vocaux sur l'album d'Hatfield
& The North, et dès lors, je ne me suis même
pas posé le problème : c'est là que
j'étais chez moi. Il y a deux manières de
travailler pour une maison de disques : l'une consiste à
scruter le marché, et voir ce qui est populaire :
"Ho, ho / Les chanteurs avec quatre bras et les cheveux
verts marchent bien en ce moment, il nous faut donc trouver
des chanteurs à quatre bras et aux cheveux verts..."
Le système Virgin est de regarder et trouver ce qui
manque. Et ils savent ce qui manque, parce qu'ils tiennent
depuis longtemps des boutiques de disques. Et, par exemple,
ils me connaissaient bien parce qu'ils vendaient mon album
"End of an ear", que l'on ne demandait et pouvait
trouver que dans leurs magasins. C'était la même
chose pour les groupes allemands également. il y
a une intelligence que l'on ne trouve pas chez les grosses
compagnies. Quand j'ai quitté CBS, les gens me disaient
: "Tu es fou, avec CBS tes disques sont distribués
dans le monde entier, avec Virgin ils le seront dans quelques
boutiques minables..." Et le premier disque que sortit
Virgin fut "Tubular bells" de Mike Oldfield qui
grimpa les charts anglaises, américaines et du monde
entier. C'était si drôle.
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C. L. : Que pensez-vous des albums de Mike Oldfield ?
R. W. : Je préfère encore son jeu de
guitare, en fait. J'ai joué quelque temps avec lui
dans le Whole World de Kevin, avec Lol Coxhill et David
Bedford. C'était vraiment bon. Je suis d'accord avec
ce que Mike pense de ses disques. Il est sans prétentions.
Il faut considérer qu'il écrivit "Tubular
bells" à dix-neuf ans. C'est fantastique. Mais,
en aucun cas, il ne s'agit d'une compétition avec Debussy...
Il a une intuition fantastique. Ce qui me plaît, c'est
qu'il reste fondamentalement un musicien folk. C'est une
jolie contradiction de jouer de la folk-music avec 400 instruments.
Je pense qu'il est très bon pour lui d'être
utilisé par David Bedford dans son album "Star's
end". Bedford comprend vraiment bien les orchestrations
pour un groupe nombreux. Ce que fera Oldfield sera de plus
en plus intéressant. Quel âge a-t-il maintenant
? Vingt et un ? De toute façon, je n'aurai pu le
faire.
C. L. : Sur la dernière plage de "Rock bottom",
avez-vous utilisé Oldfield comme une sorte de citation
?
R. W. : Je l'ai utilisé parce qu'il errait
dans le studio, et que cela lui a plu soudain de le faire.
Quand il décide quelque chose, de toute façon,
il n'y a aucun moyen de l'arrêter. Mais d'autres comme
Steve Hillage, comme Fred Frith, comme Phil Miller, auraient
tout aussi bien pu le faire... C'est ce qui est bien dans
le fait d'être chez Virgin...
C. L. : Avez-vous été satisfait par l'accueil
fait à "Rock bottom" ?
R. W. : Je suis un peu ennuyé. Je n'avais
jamais subi une telle avalanche de louanges. J'ai un peu
peur que l'an prochain il y ait une réaction contraire
du style : "Oh, après tout, il n'est pas si
bon que ça..." Ce n'est pas dramatique de toute
façon. Je pense que les gens l'ont écouté
plus facilement que "End of an ear", parce qu'il
contenait plus de parties chantées. Ca a été
très gentil, en tout cas.
C. L. : Etes-vous optimiste quant au développement
de la scène musicale anglaise ?
R. W. : De la scène musicale mondiale, plutôt.
Je ne suis pas particulièrement intéressé
par les groupes de rock anglais modernes. J'ai été
passionné par la révolution rock des années
soixante, mais, aujourd'hui, je suis plus intéressé
par la musique africaine, par exemple par ce que peut jouer
Mongezi Feza, avec qui je suis totalement comblé
d'enregistrer. Pour en revenir à la musique noire,
c'est sa redécouverte qui nous a permis de mettre
à jour ce qu'il y avait de plus intuitif et de plus
originellement primitif en nous-mêmes.
C. L. : Que pensez-vous des groupes européens
?
R. W. : Assez curieusement, la plupart de ces
groupes développent des idées trouvées
il y a quatre ou cinq ans par les groupes auxquels j'appartenais.
Ils en développent chacun un certain aspect. Mais
j'ai abandonné, moi, beaucoup de ces orientations
et suis dans quelque chose d'autre. Alors, je suis intéressé,
je trouve ça sympathique, mais je ressens une certaine
distance entre eux et moi.
C. L. : Avez-vous entendu Magma ?
R. W. : Oui. Ils sont très... impressionnants.
mais ils ne me parlent pas... Ils parlent à quelqu'un
d'autre. Ils font partie de ces musiciens qui ont à
présent une technique suffisante pour reprendre et
réutiliser l'héritage de la musique européenne.
Pour moi, ils ont quelque chose de très wagnérien.
Et toute cette grandeur de présentation tient,
en fait, à ce qu'ils sont en compétition avec
ces grands compositeurs. Ce qui n'est absolument pas mon
cas. Leur utilisation des mots, et de leur language est
pour eux quelque chose de très sérieux. La
mienne ne l'est pas du tout. Elle est issue de l'écoute
de nombreux comédiens anglais ridicules desquels
j'aimerais faire partie. Même des poètes Edwardiens
se sont amusés à cette destruction joyeuse
de la langue anglaise. C'est de là que je viens.
Une pure plaisanterie, c'est tout. Rien de sérieux,
bien que les plaisanteries puissent être sérieuses...
mais c'est une autre question.
C. L. : Pensez-vous faire des concerts régulièrement
? Pourrons-nous vous voir en France ?
R. W. : Nick Mason me pousse à venir en France,
parce qu'il est vrai que tout y a toujours bien marché,
autant pour eux que pour nous. Mais, bien que je ne veuille
pas tomber sous la dictature de la chaise roulante, il faut
bien reconnaître que voyager me pose tout un tas de
problèmes aussi bien pratiques que médicaux,
sur lesquels je ne veux pas insister. Ici, tout est étudié
spécialement pour que j'aie un minimum de problèmes.
Faire régulièrement des concerts me donne
des responsabilités personnelles et sociales vis-à-vis
des autres musiciens, ainsi que des gens qui paient pour
vous voir. Et ça me rend absolument nerveux. Le problème
est que ceux qui font les meilleurs concerts sont les gens
comme Gong, qui travaillent, travaillent, travaillent à
longueur d'année, ne cessent de tourner. Et c'est
la seule façon d'être bon sur scène.
Alors je pense que ça ne donnerait rien de bon de
donner des concerts de temps en temps. Quant à tourner
régulièrement, les problèmes pratiques
seraient énormes. Et puis, si j'ai pu réaliser
"Rock bottom" comme je l'ai fait, c'est parce
que je n'avais pas toute cette pression sur moi. J'aurais
pu le faire il y a dix ans, sinon. Former un groupe pour
partir sur la route serait pour moi quelque chose de rétrograde,
à présent.
Propos recueillis par Christian Lebrun
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