Qui contestera à Moon in June, le morceau de Soft Machine, composé en mai 1970 par le batteur Robert Wyatt, la qualité de totale perfection? Wyatt et ses congénères David Aellen, Kevin Ayers et l’organiste Mike Ratledge ont formé Soft en 1966 à Canterbury (GB). Le chef d’œuvre Moon in June figure sur le troisième album du groupe (Third). Une suite sublime (19 minutes) psalmodiée par le batteur lui-même (la voix d’ange approche le registre de haute contre). Wyatt quittera Soft en 71 pour fonder Matching Mole.
O Caroline, balade de rêve, également signée Wyatt, inaugure le premier disque intitulé Matching Mole (1972).
Délice renouvelé. Une thèse sur la beauté dans le rock anglais devrait autant s’attarder sur ces deux seuls titres que sur l’intégrale des Beatles. Les cadeaux ne sont pas au bout. L’Anglais né à Bristol a 27 ans. Il rencontre sa compagne Alfie (l’actrice Alfreda Benge), au premier concert de Matching Mole, le 22 janvier 1972. Une chute de plusieurs étages lui brise les jambes (1973).
En convalescence, il concocte Rock Bottom, un bijou d’album. J’assiste à la présentation en avant-première à Londres des morceaux de Rock Bottom durant la soirée caritative pour Mal Dean, le 25 juillet 1974. Devant une petite centaine de personnes, dont quatre ados (nous), Wyatt joue seul au piano, sur la chaise roulante. C’est poignant. A la fin de la prestation, les copains de Strasbourg en goguette cet été-là, viennent féliciter leur dieu. Nos guibolles tremblent, on ressent un trac fou. Wyatt! Le sourire, la bienveillance, nous éblouissent. Je bafouille quelques mots, genre «on a tous vos disques Monsieur Wyatt». Lui (en anglais): «Oh des Français, c’est gentil d’être venus m’écouter. La musique vous a plu?» Le monument Rock Bottom sort en 1974, envolée de lumière dans les ténèbres.
Lorsque je reverrai Wyatt à Paris (le label Naïve distribue en 2004 His Greatest Misses , une compil truffée d’inédits magnifiques, organise des interviews), je lui rappellerai. Wyatt n’en revenait pas : « incroyable, vous étiez présents?» Je lui demande le nom du saxophoniste qui l’a rejoint pour les morceaux de la fin. Il ne se souvenait pas du tout d’un saxo ce soir-là. Apparaît Alfie, dans le patio de l’hôtel. Wyatt l’interpelle : «tu sais pas la meilleure, Alfie, ce garçon était à la première de Rock Bottom! Il n’y avait pas de saxo, je jouais seul, n’est-ce pas?» Alfie réfléchit. «Si si, Robert. Gary Windo t’as rejoint pour les deux derniers morceaux »!
Chers lecteurs, croyez-le, le nirvana me paraissait un plancher à côté de l’altitude où je planais. Je supplie la personne de Naïve de nous photographier. Dans l’ouvrage qui sort cet été au Castor Astral, traduction française de la bible déjà culte de Marcus O’Dair parue en 2014 (Robert Wyatt, Different every time), on trouve mille précisions sur la vie du grand homme. Je vérifie notamment celle sur Gary Windo. Le témoignage de Wyatt appuie les informations sur une longévité sans compromis (nombreuses rencontres avec l’auteur). Le récit passe du Soft Machine psychédélique à la rédemption de Rock Bottom (mariage avec Alfie, très présente dans l’ouvrage, en fusion permanente). Et s’étend sur les nombreux albums solos (Old Rottenhat, Dondestan, Shleep, Cuckooland, etc.) Les plages intimes fourmillent. Ainsi l’on se ressource avec Robert pendant les moments de paradis sur le South Bank de Londres. La musique de Robert incarne sa vie. La voici, en vrai.
Bruno Pfeiffer
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