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Le rock progressif anglais


     
 

Sous un intitulé ambitieux "LE ROCK PROGRESSIF ANGLAIS (1967-1977)", Christophe Pirenne rend compte du contexte historique, social et technologique de la musique dite "progressive" considérée comme l'une des plus fertiles de l'histoire du rock [...] à l'intersection entre culture savante et culture populaire.






Publié en 2005 avec le concours de la Fondation Universitaire de Belgique, ce volumineux ouvrage de 354 pages ne se réduit heureusement pas à une somme encyclopédique.

D'un ton parfois tranché qui traduit une vraie passion pour la matière étudiée, Christophe Pirenne nous apporte dans l'extrait ci-dessous un éclairage inédit sur le Soft Machine des deux premiers albums.

LE ROCK PROGRESSIF ANGLAIS
Christophe Pirenne
Librairie Honoré Champion





Volume I et volume II

De 1967 à 1969, malgré une activité trépidante qui fait de Soft Machine l'un des hérauts du mouvement underground, le groupe semble voguer sans but, errant au gré des pérégrinations chaotiques de ses membres, changeant d'orientation au fil des rencontres, enregistrant par opportunisme puis par obligation et poursuivant des expériences communes par nécessité plus que par inclination. Pourtant, les deux premiers albums ont une cohérence stylistique indéniable et permettent de définir plusieurs orientations musicales et extra-musicales.
Partout où cela était possible, le groupe jouait à un volume très élevé dans des concerts ininterrompus d'une durée approximative de deux heures.

  Nous enchaînions nos morceaux pour que la fin de l'un devienne le début du suivant. Ainsi, le seul moment où nous arrétions, c'était lorsque nous quittions la scène. C'est comme cela que nous avons développé le style de concerts continus qui devint la marque de Soft Machine.  [1]  


Dès leur gestation, les compositions sont d'ailleurs conçues comme de longues pièces unifiées. Les deux faces du Volume Two: Rivmic Melodies et Esther s Nose Job ne furent scindées en petits segments thématiques pourvus de titres "ridicules" [2], que pour satisfaire les exigences de la firme de disque  [3]. Ces enregistrements, de même que les prestations accompagnées par le spectacle lumineux de Mark Boyle et !es tenues excentriques du groupe, conduisirent une partie de la critique et certains présentateurs à les associer au mouvement psychédélique. Pour d'autres, les longues improvisations entrecoupant les titres étaient le synonyme d'un attachement au jazz :

  Il ne fait aucun doute que la musique qu'ils jouent est du jazz [...] Entre les parties vocales, Soft Machine improvise et ils swinguent. [...] Leur son est aussi neuf, aussi étrange et aussi frais - dans le jazz que ne l'était celui du bop à l'origine.  [4]  


D'autres encore parlent de "fusion" ou de "new wave" ! Quant aux membres du groupe, ils semblent eux-mêmes conscients de la position singulière de leur musique. "Nous avons inventé notre propre musique blanche en mettant nos connaissances en commun", affirmait Kevin Ayers, ce que confirmait Daevid Allen en signalant :

  Nous abordions la musique par le biais du jazz, entre autres en jouant les morceaux pop de Kevin et de Robert avec des inflexions jazz. Cela produisait un résultat étrange parce que personne ne faisait cela consciemment. Je dirais que c'était sans doute le premicr croisement, la première fusion, de l'histoire de la musique pop.  [5]  


À nouveau, pour déterminer une ligne de conduite esthétique dans l'écheveau de ces déclarations, il convient de retourner aux oeuvres, car s'il est indéniable que Soft Machine a initié une musique propre et originale, il paraît bien plus téméraire d'affirmer que le groupe ait créé l'une des premières fusions de l'histoire de la musique pop.

Le premier repère permettant de dégager l'originalité de Soft Machine en même temps que ses liens à la tradition du pop et à celle du jazz peut se déduire de ses effectifs. La combinaison basse, batterie, clavier peut en effet se lire comme une adaptation électrique du trio à clavier en jazz ou comme celle de la formule du power trio (guitare, basse, batterie). À la différence de Cream et du Jimi Hendrix Experience toutefois, le hasard l'emporta sur la nécessité, car Soft Machine n'adopta cette formule que parce que Daevid Allen fut empêché de rentrer en Angleterre. Une telle combinaison plus facile à gérer humainement et matériellement exigeait des compétences musicales solides et aboutit vraisemblablement à l'adoption de techniques, de timbres et de formes qui forgèrent le style de leurs deux premiers albums.

L'un des apports majeurs de Soft Machine fut d'importer dans la tradition naissante du rock des pratiques d'improvisation et d'interprétation du bop et de ses dérivés. Robert Wyatt et Mike Ratledge n'avaient d'ailleurs jamais caché leur inclination pour des artistes comme Charlie Parker ou John Coltrane, mais de telles interprétations sont souvent au-delà de leurs compétences réelles. En 1968-69, leur bagage instrumental est certes plus appréciable, mais l'incidence du bop se marque plus dans les formes que dans la qualité de l'improvisation. Plutôt que de construire les titres sur une alternance de couplets et de refrains, ils empruntent au jazz la pratique du chorus, et au bop la forme thème, improvisation, thème, avec de fréquents unissons dans les expositions. Hugh Hopper expliqua d'ailleurs :

  Lorsque nous répétions le Volume Two, il y avait de nombreuses mélodies à l'unisson dans lesquelles la basse devait être aussi forte que le soliste pour bien sonner.  [6]  


Hibou, Anemone and Bear en est un bon exemple. Le petit riff de basse évoluant légèrement au cours de ses nonante et une expositions est partiellement joué à l'unisson ou à la tierce avec le saxophone. De même pour le thème de Why are we Sleeping ? joué conjointement par la basse et l'orgue et pour ceux de Thank you Pierrot Lunaire, Hulloder et Dedicated to you but you Weren 't Listening, exposés par la basse et la voix.

Comme dans le bop, l'harmonie du thème ou sa mélodie est reprise en boucle et sert de support aux improvisations. Dans So Boot if at all, initialement composé par Hugh Hopper sous le titre I Should Have Known, ce sont ainsi deux petits riffs de basse qui servent d'ossature à un long solo d'orgue.


  > Zoom

D'autres traits évoquent également également le bop et ses dérivés, mais ils apparaissent avec plus de parcimonie. La basse fournit parfois un support harmonique sous forme de walking basses, la batterie reprend fréquemment des séquences de "tinkety" pour de courts passages (Joy of a toy, Save Yourself, Lullaby Letter, We Did it Again, Thank you Pierrot Lunaire), le clavier adopte un rôle intermédiaire tantôt de soliste, tantôt d'accompagnateur avec des harmonies également inspirées du jazz (Thank you Pierrot Lunaire). Le goût de Mike Ratledge pour John Coltrane s'exprime dans des titres qui, tels Out of rune ou Have you Ever Been Green tiennent plutôt du free jazz. Il faut aussi mentionner les trois derniers morceaux du Volume Two, qui entretiennent d'évidentes accointances avec le jazz rock, en particulier, dans leur construction métrique. En 1967, Michael Zwerin notait déjà que le groupe recourait à des mesures inusitées :

  Ils ont un titre en 7/4. subdivisé 1,2.3,-1-1,2,3. Robert swingue dur, dans un style que je n'ai jamais entendu auparavant et qui combine Ringo Starr et Elvin Jones.  [7]


Sur le Volume Two, ce ne sont pas moins de sept titres qui tout ou en partie sont joués en 7/4 ou en 7/8 (exemple ci-contre: Dedicated to you but you Weren't Listening), avec des mètres parfois étonnants comme un passage en 13/16 dans Hibou, Anemone and Bear ou, au début de Dada was Here (0'11"), la très belle superposition d'une mélodie ternaire sur une mesure en 4/4. La fréquence des mesures en 7/4 ou en 7/8 conduit le groupe à utiliser des subdivisions irrégulières telles qu'un 3/2/2 dans Pig et Orange Skin Food. Une pratique que l'on retrouve aussi dans l'exploitation de certaines mesures en 4/4 (croches groupées en séquence 3/3/2 dans Dada was Here) et qui, par leur fréquence, comptent parmi les traits les plus saillants de la musique de Soft Machine. Enfin, l'ajout de cuivres sur quelques titres du second album confère au groupe une couleur proche du jazz, même si ceux-ci interviennent avant tout pour doubler des lignes mélodiques et non pour exécuter des soli.

Leur goût pour le jazz contemporain mais aussi leur fascination précoce pour les musiques ethniques incitent les membres du groupe à utiliser certaines gammes modales avec, influence du jazz aidant, une prédilection pour les modes doriens, lydiens et mixolydiens. Comme l'affirme Robert Wyatt

  J'ai toujours apprécié les modes dont l'ambiguïté ne permet pas de dire s'ils sont majeurs ou mineurs. Ce que j'aime dans le flamenco, c'est l'utilisation de modes tziganes, dans lesquels la seconde note est un demi-ton plus haut [mode phrygien ou locrien]... ce demi-ton est aussi typique de l'Afrique du Nord car de nombreux modes égyptiens sont comme cela.  [8]  


Ces différents traits côtoient des éléments communs à la musique pop de l'époque. Ainsi, le couplet et le solo de Hope for Hapiness peuvent s' apparenter aux premières productions d'un groupe tel que Deep Purple. On y trouve les mêmes rythmes carrés inspirés de la beat music ou du rhythm and blues, les mêmes harmonies et les mêmes associations de timbres. Ces caractéristiques se retrouvent dans de nombreux autres titres. Il suffit d'écouter les rythmes de batterie de même que l' accompagnement de la basse dans Why am I so short ou dans Lullaby Letter pour s'en convaincre. Toutefois, comme pour les éléments empruntés au jazz, ces traits "pop" sont employés de façon disparate et sans réelle continuité. Dans Joy of a Toy, Wyatt commence par accentuer second et quatrième temps, puis à 2'03", lorsque le titre atteint une sorte paroxysme, il joue un rythme tout à fait typique du rhythm and blues. La musique de Soft Machine se distingue aussi par la spécificité de ses timbres. Certes, le groupe n'innove pas en matière de technologie, mais il propose des exploitations singulières d'effets ou de techniques plus moins répandus. Ainsi, lorsque Hugh Hopper commence à "gonfler" le son de sa basse en utilisant une pédale fuzz, il n 'hésite pas à mentionner ses sources d'inspiration.

  En aucun cas je n'ai été la première personne à utiliser une fuzz bass. La première fuzz bass que j'aie jamais entendue était sur Rubber Soul des Beatles. Paul McCartney l'utilisait. Je ne m'en souviens plus aujourd'hui, mais je pense que c'est Mike Ratledge qui me suggéra d'utiliser le fuzz sur la basse, parce que nous l'utilisions déjà pour l'orgue..  [9]  


Pareillement, les nombreux effets de studio utilisés lors du mixage du premier album, sans être inédits, s'imposent par l' originalité de leur utilisation. Dans Hope for happiness, le chant passe alternativement d'un canal à l'autre, le son des rim shots est transformé dans une chambre d'écho et les répétitions vocales ( de 0'50" à 1'00") évoquent, bien avant leur apparition, les techniques de sampling. Ces effets de boucle avaient été employés par le groupe lors de l' enregistrement de Spaced où grâce à un Ferrograph, le premier enregistreur à bande anglais, leur ingénieur du son, Bob Woolford, avait créé de nombreuses boucles de durée très variables   [10]. Enfin, on peut aussi mentionner l'association ponctuelle de Soft Machine avec Brian Hopper au saxophone ténor et soprano. Dans le contexte de l' époque, celui-ci contribue aussi à élargir leur palette instrumentale et à leur donner un son plus proche du jazz.

Quant aux illustrations, les deux pochettes ont la particularité de procéder à la fois du montage photographique et du collage. Le premier album avec ses roues dentées et ses engrenages surimposés à la photo des musiciens évoque peut-être le nom du groupe et les impressions visuelles créées par les projections qui accompagnaient leurs concerts. En revanche, des éléments comme l'ajout d'un dessin de costume sur le torse nu de Robert Wyatt ou la photographie d'une jeune femme nue vue de dos sur le Volume II évoque plutôt un collage dadaïste. D'un point de vue iconographique, le progressisme de Soft Machine se rapproche donc plus des théories esthétiques enseignées dans les écoles artistiques anglaises que d'une conception romantique de la création et, dans ce sens, les membres du groupe s'engouffrent dans une direction radicalement différente de celle que choisissent d'autres formations progressives.

La production de Soft Machine se singularise aussi par ses textes, même si, dans ce domaine, il faut distinguer l'intention de la réalisation. Robert Wyatt, auteur de la plupart d' entre eux, multiplie les références culturelles et utilise force métaphores obscures et allusions nébuleuses. On pourrait être tenté de rapprocher ces pratiques d'écriture de son passé artistique, mais s'il a lu et joué des textes de Jarry et si les liens du groupe avec le Collège de Pataphysique sont bien connus, il ne faut toutefois pas surestimer cette filiation. Certes, des titres comme Pataphysical lntroduction, plagiant le début de Sgt. Pepper, A Concise British Alphabet, évoquant les comptines d'Edward Gorey, Thank you Pierrot Lunaire, allusion à l'oeuvre de Schoenberg ou Esther's Nose Job, emprunté à V de Thomas Pynchon, témoignent bien d'une culture relativement large, mais il n'est pas certain qu'ils fassent sens. On l'a dit: l'apparition de ces titres fut tardive et imposée et ils recouvrent des thèmes aux prétentions bien moindres que ce que ne suggère leur apparence. La plupart d'entre eux sont de petites narrations anecdotiques faciles à décoder. Ils évoquent le quotidien du batteur/chanteur (Hope for Happiness), ses proches (Thank you Pierrot Lunaire parle de Mike Ratledge, Have you Ever Bean Green du Jimi Hendrix Experience, As Long as he Lies Perfectly Still de Kevin Ayers) ou ses propres préoccupations (Hibou, Anemone and Bear).

Why am I so short ?
Paroles de Robert Wyatt.

Extrait de l'album Soft Machine. Probe CPLP 4500 (1968)

I've got a drum kit and some sticks
So when I'm drunk or in a trip
I find it easy to express myself
I hit the drum so hard and break all my heads
And then I end the day in one of my beds. [...]

The best of all l like to talk about me.

J'ai une batterie et des baguettes
Alors quand je suis saoul ou stone
C'est très facile de m'exprimer
Je frappe sur ma batterie et casse toutes mes peaux
Et puis j'arrête les frais dans un de mes lits

Ce qui me plaît le plus c'est de parler de moi.



En fait, la démarche artistique des deux premiers albums de Soft Machine s'apparente à celle d'un groupe adolescent dont l'idéal se résume plutôt aux plaisirs de l'oisiveté, de l'alcool et d'une vie entre amis, qu'à la volonté de créer pour la postérité. S'appropriant avec opportunisme les influences très diverses de leur entourage et les mariant à leurs propres goûts, ils proposent, tant dans la musique que dans les textes, une sorte de somme des principales tendances esthétiques en vogue à l'époque. Soft Machine résume son temps - et il est le seul groupe anglais de l'époque à proposer une fusion aussi singulière - mais il innove peu. Toutefois, à force d'insister sur leur légèreté, ils suscitèrent une réaction inverse et tant la musique que les textes furent, involontairement peut-être, mais de manière incontestable, associées aux productions cryptées et mystérieuses du psychédélisme.


Le rock progressif anglais (1967-1977) - extraits du chapitre II.




[1]   Robert Wyatt, cité par Michael King, 1994

[2]   Mike Ratledge, cité par Michael King, 1994

[3]   Les listes des chansons jouées au cours des concerts est parfois reprise dans la biographie de Michael King (Wrong Movements). La publication d'un concert enregistré au Paradisio d'Amsterdam le 29 mars 1969 montre aussi que les liens entre les titres étaient bien respectés pendant les concerts, même si Rivmic Melodies et Esther's Nose Job ne sont interprétés qu'à moitié. Soft Machine, The Soft Machine Turns on, Amazing Discs, CDLP 4505, 1988

[4]   Michael Zwerin, cité par Michael King, 1994

[5]   Ibid

[6]   Hugh Hopper, cité par Michael King, 1994

[7]   Ibid

[8]   Robert Wyatt, cité par Marc Randall, "Musician Forum: Robert Wyatt Meets Billl Nelson", Musician Magazine, Août 1992, p. 39

[9]   Hugh Hopper, cité par Michael King, 1994

[10]   Bob Woolford, Spaced, Cuneiform Records, Rune 90, 1996