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 A l'est du nouveau ? - Rock & Folk - N° 50 - mars 1971



Cher Jean-Jacques,

C'est de Nancy que je t'écris cette petite lettre. Nancy où le soleil brille rarement ; Nancy où le touriste s'aperçoit que si les chauffeurs de taxi se targuent de ne pas faire de politique, la politique, elle, s'occupe des indigènes comme des touristes. J'ai vu la place Stanislas (Stanislas, c'était un roi déchu de Pologne qui avait marié sa fille à Louis XV, et pour ce, reçu le duché de Lorraine ; il fut le dernier des ducs et l'un des plus aimés pour sa magnificence et sa bienfaisance). Bref, à en croire la brochure traditionnelle sur la table de nuit de la chambre d'hôtel, Nancy est une ville joyeuse, jolie, saine et sérieuse...
 
 

Mais en fait, là n'est pas l'objet de ma lettre et je m'empresse de te remercier pour l'invitation au « Pop Lorraine Festival », dont tu as bien voulu me gratifier. La Lorraine était déjà renommée pour ses quiches, elle le sera maintenant par ses festivals. Attention, lorsque je dis festivaI, cela reste sans aucun rapport avec Wight, Woodstock. ou même Biot ou Valbonne. D'abord, aucun de ceux-ci n'était organisé au profit « des Noëls des enfants sans joie ». (Quel soudain engouement pour les bonnes œuvres, depuis quelques mois...). Ensuite, lorsqu'un festival se trouve saboté, il est assez rare que ce soit par ses propres organisateurs; et bien à Nancy, c'était un peu ça. Enfin une nouvelle formule, où l'organisateur désorganise pour réorganiser, et prouve ainsi qu'il possède la situation en main. Ça mérite tout de même un drôle de bravo une telle démarche, et peu importent les moyens empruntés; d'ailleurs la raison du plus fort n'est-elle pas toujours la meilleure?


Enfin, l'affiche était copieuse et promettait presque d'être intéressante. Elle était si copieuse cette affiche, qu'Aynsley Dunbar et Skin Alley, pourtant annoncés en gros caractères, ne vinrent pas. En revanche, Triangle, non prévu au programme, se joignit aux nombreux groupes français déjà engagés. Parmi ceux-ci, cinq formations locales : Voodo Doctors, Substance, Carefully Done Patient, Mad and Mad et Iris auxquelles venaient s'ajouter Variations, Dynastie Crisis et... Komintern. Restaient Richie Havens, Art Ensemble Of Chicago (mais oui...), Soft Machine, Pete Brown et Tear Gas. Le tout pour 20 francs, ce qui n'est pas trop cher, même pour un hangar métallique au béton trop dur. Faut tout de même pas faire le difficile, surtout lorsque la bière est à 2 francs, le Coca à 2 francs, le sandwich à 2 francs et les waters à deux pas. On était mieux qu'la presse... pour vous dire. On rigolait bien d'ailleurs, car l'organisation leur avait délivré un laisser-passer qui leur permettait soit de se faire vider, soit de se faire taper mais de toute façon de se faire insulter. Le mot d'ordre des Angels Nancéens, c'était du genre : « Toi le journaliste, tu vas pas nous casser les couilles longtemps ». Là encore : bravo, car enfin, déterminer à vue de nez quels sont « les petits cons de la presse pop », les vider de l'emplacement, qui soi-disant leur était réservé, et cela sans arrêt, pendant près de deux jours, faut quand même le faire. Un grand merci au Judo-Club de Nancy.

Le premier groupe à monter sur scène, en l'occurrence Substance, fut d'un bout à l'autre, totalement inintéressant. Fort heureusement, la formation suivante, Carefully Done Patient, fut non seulement moins mauvaise, mais elle n'eut aucun mal à provoquer chez le public cette sorte d'enthousiasme dont l'intensité prouve à elle seule combien la France peut attendre de ses groupes, même si ce n'est pas pour demain. Le troisième de la liste, Mad and Mad, s'avéra être complété ce soir par un musicien d'Alice ; heureuse combinaison qui nous valut une excellente version de « You keep me hangin' on ».

Pendant ce temps-là, un minable Light-Show nommé Open Light nous éclaboussait de ses lumières fades et déprimantes ; seule fut vraiment appréciée la projection, partielle, de Monterey Pop en hommage à Jimi Hendrix et Janis Joplin, les courts métrages dits d'horreur, comme « La nuit du Loup-Garou », et « Le bal des vampires », ainsi que deux dessins animés fabuleux de « Woody Woodpecker » et un seul, malheureusement de « Loopy di Loop ».

J'allais presque oublier de te raconter l'inoubliable moment (un parmi tant d'autres), où un type, venu on ne sait d'où, s'est emparé du micro pour faire hurler à l'assistance un « Bravo » à Janis Joplin ;ce qui donnait à peu près : « Pour Janis. BRAVO... Elle chantait mieux que tous les autres... BRAVO... elle était belle... BRAVO... elle est morte... BRAVO... » Et pourtant personne n'a ri... En fait personne n'a bien compris cette démarche plutôt obscure, et on a tous repris en choeur ce que chantait si bien le public de Woodstock.

Il y eut encore un instant privilégié. Lorsqu'au son du pipeau, le soleil éclaira des milliers de visages, on se demanda alors si Nancy ne resterait pas la version française de Woodstock. Mais le miracle n'a pas eu lieu; il ne suffit pas d'avoir le même âge et de s'asseoir les uns à côté des autres sur le béton, pour former une communauté. » C'était bien la moindre des choses, que nous chantions ensemble : un festival c'est quand même une Grande Fête Musicale. Et puis toutes ces boîtes de bière vides, fallait bien les utiliser, puisqu'on pouvait pas les lancer. On était là pour consommer, oui ou non ? Tout à coup, on s'est tous souvenu qu'on était là pour la musique, et on s'est tous pris un sacré drôle de grand pied monumental avec Dynastie Crisis. « Vraiment pas mal, pour un groupe français », comme on dit à Paris.



Triangle


Il faisait déjà un peu plus froid dans notre hangar, et cela explique sans doute le succès très mitigé qu'obtint l'Art Ensemble Of Chicago. Non qu'ait été déplorée la différence entre l'ancienne et la nouvelle formation, mais tous ces nègres avec des clochettes aux pieds, ça étonne un peu, quoi.

Richie Havens, tout le monde le connaissait bien, grâce à Woodstock bien sûr, c'est pourquoi on ne regardait que ses pieds. On les regardait tant ses pieds, qu'on ne s'apercevait pas que c'était mauvais, pour te dire. Richie était tellement content d'être venu jouer à Nancy, qu'il s'en est évanoui à sa sortie de scène. Quelle ambiance. Au fait : pendant qu'il jouait « Freedom » (comme dans l'film), les émules du Judo-Club du Nancy faisaient place nette derrière la scène. Quand on assiste à un festival, faut pas dormir par terre derrière la scène, c'est mauvais pour les reins (a fortiori lorsqu'ils prennent des coups).

« On a gentiment expliqué cela aux spectateurs haut perchés et, compréhensifs, ils regagnèrent le plancher des v... des Variations. » (*)





Après Richie Havens, nous pûmes nous délecter quelque peu avec Soft Machine. A Londres, ils ont entendu Soft Machine pour la première fois voilà trois ans, époque où ils jouaient au légendaire U.F.O. de Tottonham Court Road. En ce temps, le groupe comprenait Robert Wyatt, Mick Ratledge, Kevin Ayers et un bassiste australien. En dépit de leur tendance aux effets peu orthodoxes et leur refus prétentieux de percer parmi la masse, la musique n'en était pas moins brutale et excitante.

Il paraît même que les effets de lumière qu'ils utilisaient alors pour intensifier l'assaut véritablement physique de leur musique, étaient déjà les balbutiements du light-show d'aujourd'hui. Ils ont même tourné avec Jimi Hendrix. De cette première formation, seuls subsistent Mick Ratledge et Robert Wyatt, auxquels s'est joint Hugh Hopper. Tous regardaient Mick et personne n'écoutait l'organiste, on bavait devant Hopper, mais personne ne prêtait attention au bassiste ; seul Robert rassemblait oreilles et regards. Evidemment, personne ne fut réellement convaincu par Soft Machine et c'est sans doute bien dommage. Gong succéda à Soft Machine, et je ne te cacherai pas que, dans le genre tragique, mieux vaut voir « Lâchez les monstres »,




 

Bon. Voilà pour la première journée. Avant que je ne passe au récit de la seconde journée, je te laisse lire quelques lignes trouvées dans la presse régionale, et qui firent dire beaucoup de grossièretés aux fameux «petits cons de la presse pop ». Je crois bien que c'est un journal Républicain de l'Est, ou quelque chose d'approchant ; toujours est-il que nombreux furent ceux qui le traitèrent d'« infâme torchon »... Enfin, je te laisse seul juge...

« Paris, obsédé par son image de marque, n'imagine un Festival de Pop Music qu'au Bourget (sans doute parce qu'une formation pop produit autant de décibels qu'un moteur de Caravelle) ou aux Halles désertées par l'accordéon-musette et la valse - cornet de frites. Nancy, sans complexe, a choisi le haut-lieu régional de la Société de consommation : les Soft Machine, à l'emplacement des machines à laver la vaisselle. Quel paradoxe !
Mais rien ne semble rebuter les jeunes gens qui arpentaient le secteur en bottes d'égoutier et béret basque, jouant au football avec une boîte de conserve, comme ils le faisaient plus jeunes sur un terrain vague.
C'est là-bas, au pied des cités anonymes, que fleurit la pop music : la guitare y a remplacé les gants de boxe, sur la route de l'hypothétique succès. » (*)

Le dimanche, ce fut Iris qui ouvrit, et je ne t'en dirai rien pour la simple raison que je n'eus pas le plaisir de les entendre. En revanche, j'ai bien entendu Triangle et il faut reconnaître que ce n'est pas encore ça : beaucoup de vides et une tenue de scène qui laisse quand même à désirer. A leur décharge il faut cependant mentionner un fabuleux solo de batterie de Prévotat dont la technicité n'entacha en rien l'aspect musical recherché, bien au contraire.

Nous avions été si sages, que Dynastie Crisis revint pour faire un tabac super génial, vraiment extra, quelle démence, on s'est pris un grand pied, plus que pour Carefully Done Patient. « Ça draguait sec dans tous les coins depuis une paire d'heures lorsque les « Carefully Done Patient » entrèrent en scène et commencèrent leur spectacle par un morceau percutant. Du spectacle, on en a eu : le chanteur avec sa présence scénique toujours aussi démente, Mick et sa touffe toujours aussi imposante, Jean-Pierre acharné et fritant sec et Michel, qui nous a étonnés tous par son nouveau style. Les amplis étaient à toc, mais ça crachait de la bonne pop. » Bref, il faudrait peut-être compter avec Dynastie Crisis, le jour où la France sera en mesure d'exporter, sans honte, un de ses produits musicaux. Pour mon compte, je retiens une excellente version de « I'm the walrus », plus proche de Spooky Tooth que des Beatles.

Après la partie « tu veux d'la musique, tu vas en avoir », ce fut, selon plusieurs observateurs, et parmi lesquels les petits cons précités (appelons-les X, ce sera plus simple), le chapitre sabotage. Sur scène : Variations. Premier morceau: « Free me », et soudain, hasard (?), coupure de courant. Genre de chose qui, inévitablement entraîne le mécontentement de l'auditoire : c'est très mauvais de retenir son enthousiasme, tous les docteurs vous le diront. On répare, on reprend et ça ressaute. Une fois passe encore, mais sept c'est tout de même un peu trop. Ce qui est d'autant plus étrange, c'est qu'à chaque fois la coupure provenait soit d'un disjoncteur sauté, soit d'une prise débranchée, et deux prises ensemble, cela ne se débranche pas tout seul. Ce sabotage (c'est le mot, non?), avait pour but 1° de détériorer le show des Variations, purement et simplement et 2° de retarder le programme, ce pour une raison bien précise.

Si le passage des Variations fut, malgré tout, beaucoup trop long et médiocre vers la fin, ils ont cependant su prouver, grâce à ces incidents, la maîtrise qu'ils avaient de la scène et leur persévérance à enlever le public. Enfin je n'imagine pas un seul groupe, anglais ou américain, acceptant de continuer de jouer dans d'aussi déplorables conditions ; C'est tout.

« Les Variations ont retrouvé leur public de Nancy. le public les a retrouvés en pleine forme avec leur jeu de scène terrible, leurs jeux de lumières déments. Tout le monde tapait des mains comme au bon vieux temps du twist de Johnny. Performance technique et musicale ». (*)




Comme l'ambiance était bien tombée, et qu'il commençait à faire froid (on a commencé à geler lorsque l'organisation a jugé préférable de couper le chauffage), on a allumé des feux un peu partout, comme à Woodstock... ou à Wight...

« Le Parc des Expo, hier soir, c'était Wight. Lorsque les humains se mettent en troupeau, ils ont souvent le même âge. Ici, c'était celui des conscrits. Auprès des jeunes recrues à l'air emprunté, avec leur sac de couchage roulé en baluchon, comme il était tentant de jouer les anciens combattants : « Tu te souviens, l'île de Wight, comme on grelottait ! Ici, au moins, il fait chaud ». Si chaud même que les premiers torses nus firent leur apparition dès 20 heures. On était venu comme à l'auberge du coin, celle où l'on « peut apporter son manger » : avec le litre de rouge, le saucisson et le camembert. 20 F les deux jours : trouvez un hôtel à ce tarif ! » (*)

Pete Brown n'arrangea rien et laissa à Tear Gas un public réduit à 500 personnes, public dont la seule envie était d'aller se coucher. Son passage fut trois fois trop long, et si ennuyeux, que les applaudissements de l'auditoire réveillèrent un bon nombre d'endormis dont le sommeil devait être bien léger. De toute façon, ceux qui dormaient encore, et il en restait, n'allaient pas tarder a sortir de leur léthargie, pour sombrer dans la musique agressive de Tears Gas.

Tear Gas, cela signifie gaz lacrymogène, et heureux sont les courageux qui ont vu et entendu ce qui fut, en fait, le meilleur groupe de tout le festival. Je vais même te donner leurs noms pour la peine : Davey Batchelor (vcl), Zal Cleminson (gtr et vcl), Eddie Campbell (org et vcl), Chris Glen {bs et vcl) et Wullie Munro (dms et vcl). J'ajoute qu'ils sont Écossais, tournent en Angleterre avec Deep Purple et ne sont pas loin d'être meilleurs que Led Zeppelin. Ils qualifient leur style de « Hairy Music », et possèdent d'ores et déjà deux Lps à leur actif (chez Pathé-Marconi). Tear Gas est sans nul doute dans la lignée des Who.

Tear Gas terminait, il était minuit, et nous attendions le dernier groupe du festival : Komintern. Seulement voilà, il était minuit, heure de clôture prévue. Je crois bien qu'il en a sonné des glas, lorsque la lumière s'est rallumée. Il faut croire que le coup était bien calculé : sept pannes de courant, ça représente à peu près le temps qu'aurait dû jouer Komintern. Première mesure : les mettre en fin de liste, deuxième : retarder le programme en sabotant Variations, troisième : mettre le contrat sous le nez de Komintern pour leur prouver que tout devait être terminé à minuit, et quatrième: faire courir le bruit que Variations avait été saboté par Komintern... BRAVO...

« Trois fois de suite, les Variations ont dû reprendre leur attaque, hier soir... à vide! Disposant d'un matériel fantastique, les Variations ne pouvaient supposer que leur sono fut pourrie. Las! les agissements (criminels) d'un orchestre concurrent et révolutionnaire leur avaient coupé le fil. Si bien que les Variations malgré tous leurs efforts, ne purent ensuite remonter le courant », (*)

Ce qui "clocha", ce fut le coup du contrat : à 0 heure une minute, nous étions lundi et dès lors c'était l'organisation qui n'avait pas respecté le contrat. Komintern fut donc payé, non sans mal et sans insultes à leur adresse. Remarque, ils s'en foutent, Komintern, de leur cachet pourri ; ils se sont fait voler un ampli alors qu'ils attendaient de monter en scène. Ils se foutent aussi du type fort bien attentionné, qui afin de brouiller encore les cartes, a accusé les Variations de ce vol. Ils n'étaient même pas fâchés, mais étonnés seulement de constater tant de saloperies en une seule soirée.

Je vais même te dire plus : en rentrant chez eux, ils se sont tous promis d'aller mettre trois cierges à Saint-Antoine ; l'un pour retrouver l'ampli, car il est hors de question pour eux d'en acheter un autre maintenant, le second pour le simili-Lennon et son Woodstock-simulacre, et le troisième, enfin, pour ceux qui, par divers moyens, les ont accusés de sabotage.

Tu vois, Jean-Jacques, combien lourde est la liste des incapables et des médiocres. Sois cependant certain que j'ai été ici plus honnête que ne le furent tes sbires deux jours durant.

Bruno Ducourant


(*) Citations extraites de l'Est Républicain (17 et 18-1-71).




       
     
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