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 Canterbury & Co - Jazz Magazine - N° 491 - avril 1999



Canterbury & Co

Dans la famille des (ré)éditions, on (re)trouve des cartes laissées par les musiciens et amis d'adolescence de « la famille de Canterbury » — ainsi que de son invérifiable descendance. Après avoir tâté de la vie effarante d'un groupe pop en tournée et envisagé de couper court à cet enfer (Hugh Hopper ayant tout de même remplacé Kevin Ayers, retenu en Méditerranée), les membres de Soft Machine furent requis pour l'illustration sonore d'un spectacle de Peter Dockley où des danseurs en costume de pieuvre affrontaient dans les airs d'anciens gymnastes de l'armée : « Spaced » (Cuneiform Records Rune 90/Orkhêstra). Ensemble, dans un hangar des docks londoniens, ils extrapolèrent une bande-son où chacun satyrisa son instrument : distorsions, altérations, liquéfactions même. Si on se repère au tangage des claviers de Mike Ratledge, à la basse déformante de Hopper, à la batterie sèche et rutilante de Robert Wyatt qui n'est pas sans évoquer Billy Higgins, on reconnaît le groupe dans cette matière sonore élastique qu'incidemment il abordait et qui allait servir de soubassement à son troisième album.

L'autre composant dans la préparation de « Third », c'était le jazz, de préférence modal ou libertaire, avec lequel Soft Machine flirtait déjà au cours de ses improvisations. Peter Schulze rappelle dans le livret de « Virtually » (Cuneiform Rune 100) que, si l'on ne compte plus les jazzmen qui se sont tournés vers le rock au début des années 70, rares furent ceux qui accomplirent le chemin en sens inverse. Ce concert du 23 mai 1971 pour Radio Brème, après « Third », et juste avant « Fourth » dont tous les thèmes sont utilisés, revient sur un moment trop bref de l'existence du groupe : entre l'arrivée du saxophoniste Elton Dean, venu du quartette de Keith Tippett, et le congé de Wyatt (dont les parties chantées sont réduites à d'anormales vocalises). Celui au cours duquel se cabre la provisoire modernité de Soft Machine : des morceaux gigognes dont les noyaux mélodiques sont interchangeables, abrégés, prolongés ou raccrochés en cours de défilé, qui écarquillent, introduisent le doute et la spontanéité, et font un saisissement.




En 1972, Wyatt est donc allé voir du côté de Matching Mole si l'esprit joueur y était encore, Dean est lui-même sur le départ, et Hopper compense la « fusion » dont s'entiche Ratledge en reprenant à son compte les expériences de « Spaced ». Les bandes et boucles dépouillées et entortillées de « 1984 » (Cuneiform Rune 104), augmentées sur Minipax /et sur une reprise inédite de Mini-luv de cuivres et de saxes, d'un funk dégénéré où excellent Lol Coxhill et Pye Hastings (de Canterbury), s'inspirent des quatre sinistres ministères imaginés par Orwell. Il y a dans cet amas sonique livide ou criard qui effraya Cbs bien plus que les ombres profilées de Terry Riley et James Brown. Le bassiste y étrenne certaines solutions musicalement liquides travaillées aujourd'hui par Tortoise ou Gastr del Sol. Hopper et Dean, sous différents noms (Soft Heap, Soft Head, etc.), n'ont pas cessé d'étendre l'influence et le polymorphisme de cette camaraderie excédant les formations auxquelles elle donne un lieu et une formule. La plus convaincante de ces moutures vit le jour sur ces entrefaites, en 1971-72, avec Just Us dont l'unique enregistrement vient de reparaître enrichi (Cuneiform Rune 103).




Elton Dean, aidé de Marc Charig au cornet, y maintint la pression et les excès salutaires d'un jazz alors hasardé dans la chaleur orageuse du piano et de la basse électriques. L'autre postérité de Soft Machine viendra des élaborations d'Henry Cow dont le batteur Chris Cutler nous (re) présente les trois premiers disques, parus chez Virgin au milieu des années 70 avec la complicité de Wyatt, dans leur mixage initial (ReR Megacorp/Orkhêstra) — quelques années après l'édition américaine supervisée par le saxophoniste, clarinettiste et claviériste Tim Hodgkinson. Et c'est déjà une autre histoire.




Vint ensuite la seconde vie de Wyatt. Hannibal réédite tous les enregistrements (et un coffret de raretés) que le batteur, et le chanteur, et le musicien démasqué s'est figurés après son accident, à commencer par « Rock Bottom » (HNCD 1426/Harmonia Mundi) en 1974. Il faudrait insister sur tout ce que le drame a amplifié chez cet ancien ménestrel : sa voix plus légère que l'air qui prend sa source dans un fredonnement de démiurge ou un soupir, l'invention verbale et la vraie fantaisie de ses textes (reproduits pour la première fois dans les livrets, et traduits aux éditions Aencrages), la neige persistante des claviers et des percussions sur laquelle se détachent les grands amis (Mongezi Feza et Gary Windo du Brotherhood of Breath, Fred Frith et John Greaves d'Henry Cow, Hopper et Richard Sinclair... de Canterbury, dernièrement Evan Parker et Annie Whitehead), les chansons étourdies prises de bouffées de chaleur, les reprises aux allures d'oraison (Song for Che de Charlie Haden) ou de friponneries (Strange Fruit), le studio devenu chez soi pays des merveilles. Un an après « Rock Bottom », où il effectue une plongée métaphorique qui l'emmène au-delà de sa chute, Wyatt met en scène « Ruth is Stranger Than Richard » (HNCD 1427), œuvre bouffonne et chamboulante dont il ne retrouvera l'inspiration et l'envie qu'avec « Schleep », paru en 1997 (HNCD 1418). Au préalable, « Old Rottenhat » (HNCD 1434), « Nothing Can Stop Us » (HNCD 1433) et « Dondestan » (version remixée et cd-rom, HNCD 1436) marqueront le temps d'une plus grande solitude et celui d'une politisation plus express. Une collecte d'informations appelée « biographie » vient d'être mal traduite en français aux éditions Camion Blanc, sous le titre Robert Wyatt, faux mouvements. Elle laisse à penser que, chez cet homme volant qui, enfant, passait ses vacances chez l'écrivain Robert Graves, rien ne saurait être désuni, le songe et la probité, un malheur et un délice, conscience incurable et émerveillement.


Alexandre Pierrepont


       
     
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