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PRIERE
Jean Songe
Il y a une dizaine d'années, un soir, il y eut un
miracle à la TV, c'est rarissime mais ça existe,
la preuve : j'ai vu Robert Wyatt. Eclairé à
la bougie, son visage de vieux farfadet barbu en retrait,
cloué sur un fauteuil roulant - il est passé
par une fenêtre au début des folles et lysergiques
70's - l'ex-batteur virtuose de Soft Machine racontait qu'un
jour, de peur qu'il ne s'ennuyât, Alfie, son épouse,
lui acheta un orgue-jouet et sa vie en fut bouleversé
à jamais.
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Loin du jazz-rock et de ses pitreries
techniques, cet homme s'inventa, lui et la musique et la
voix qu'il entendait dans sa tête. Et il y eut Rock
Bottom, du jamais entendu. Un principe angélique,
venu d'ailleurs, ni mâle ni femelle, d'une simplicité
si confondante que le cur de l'amateur bat un peu
plus fort à chaque fois qu'il écoute cette
musique fantôme, comme les villes, mais délivrée
de l'angoisse et de la peur, juste les molécules
des corps dissous
qui flottent dans l'air.
L'homme a de qui tenir. Son papa évitait les compartiments
non-fumeurs dans les trains parce qu'ils sentaient l'urine
et il craignait que l'encre des journaux anglais de droite
ne l'empoisonnât. Robert Wyatt a prouvé qu'en
une minute de musique comme en presque vingt, avec trois
fois rien ou en grande pompe, un homme peut offrir son coeur
sans arrière pensée. "On me dit de haïr
les Cubains, a-t-il dit, ça me donne envie de chanter
une belle chanson cubaine."
Et quelle joie de le voir mettre un 33t d'un big band cubain
sur la platine, puis d'accompagner ces ronflements de cuivres
d'une frappe légère à la batterie.
"Je suis un danseur" confiait-il dans un sourire
radieux.
Et le danseur Robert Wyatt me rappelait les courses de fauteuils
roulants dans les couloirs de l'hôpital Trousseau
que des restrictions budgétaires avaient désertifiés,
les rires des gamins, poisson pilotes que je propulsais
en avant aussi vite que mes jambes le permettaient, et puis
ma lâcheté d'abandonner devant les ascenseurs
une ado dont la poche abdominale de déjection venait
de céder et tomber par terre en répandant
sa merde liquide, elle m'appelait à l'aide, je tournai
la tête, fis semblant de ne pas l'entendre et me précipitai
dans la cabine, le doigt pressant le bouton
pour m'enfuir de ce cauchemar.
A cette époque encore plus lointaine que lors de
la diffusion du reportage sur Robert Wyatt, je cohabitais
avec des enfants dont le cancer avait dévoré
le trou du cul de certains d'entre eux. Ceux qui avaient
échappé au cancer avaient été
dévorés, d'une façon ou d'une autre
aussi atroce, par le feu. Et je revois très clairement,
sur le tapis de jeu de l'atelier que j'animais, cette enfant,
six, sept, huit ans ( quel âge lui donner ?), que
l'infirmière vient de déposer comme un paquet
de linge, défigurée, des lèvres et
un nez qui n'en avaient plus que le nom et l'emplacement
sur le visage, sans cheveux, sans oreilles, muette, le moignon
lisse de son avant-bras rongé, dépourvu de
main. Elle ne bougeait pas. Une statuette. Ses yeux éteints
ne me voyaient pas, je crois. Jamais je ne me suis senti
aussi impuissant. Elle avait subi des tas d'opérations.
A répétition, les chirurgiens l'avaient rafistolée,
et on m'avait confié que ça ne pourrait aller
que de mal en pis, les tissus dégénéraient.
Il y a de celà dix-sept ou dix-huit ans aujourd'hui.
Des histoires, j'aurais dû lui en raconter, des histoires
qui l'auraient sortie de son désastre. Un peu. Peut-être.
Ou lui faire écouter les chansons en espagnol de
Robert, les jaillissements d'amour d'une limpidité
absolue de "Yolanda" et de "Te Recuerdo Amanda",
des fontaines de mélodies pures, dont on peut boire
l'eau jusqu'à plus soif, et peut-être que sa
voix aurait rafraîchi cette petite fille.
Aujourd'hui, si elle est encore en vie, et je ne sais pas
si je le lui souhaite, c'est une jeune femme désormais,
une jeune femme d'à peu près vingt-cinq ans.
Il m'arrive encore de rêver d'elle et de son petit
masque facial livide et je me réveille en sursaut,
en larmes, je pleure. Priez pour la petite fille sans visage.
Ayez une pensée pour elle. Soyez gentils.
En écrivant ces lignes, "Let's go out tonight"
que chante Paul Buchanan résonne dans mon dos, et
il chante "pray for me, prayin' for the light, i'll
be kind ", prie pour moi, priant pour la lumière,
je serai doux, et je frissonne comme la première
fois que je l'ai entendu à la fin du sixième
épisode de Six Feet Under.
Ça me fait une belle roue, aurait pu dire avec le
sourire Robert Wyatt.
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PRIERE a été publié dans le second
numéro de la revue Minimum Rock'n'Roll,
parue en mai 2005 aux éditions Disco-Babel/Le
Castor Astral.
http://minimumrocknroll.free.fr |
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