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Tout sur Robert (Wyatt) - Xroads - novembre 2010
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Votre musique a toujours incorporé des éléments de jazz, mais c'est la première fois qu'un disque de vous y fait référence d'une façon si consciente. Pourquoi avoir fait cela à ce stade de votre carrière ?
Déjà, vous avez parfaitement raison, c'est ce qui se rapproche le plus d'un disque de jazz dans ma carrière, mais je ne suis pas l'instigateur de ce projet. Ce projet est en réalité une collaboration entre la violoniste Ros Stephen et le saxophoniste Gilad Altzmon. C'est leur troisième album ensemble. Le premier était un disque de tango, car c'est la spécialité de Stephen et le second était un hommage à Charlie Parker. Tous deux souhaitaient qu'il y ait un troisième album et que celui-ci soit chanté. Pour cette raison, ils m'ont demandé de les rejoindre. À l'origine, je ne suis donc qu'un chanteur invité sur ce disque, mais je me suis impliqué un peu plus en choisissant les morceaux que nous interpréterions ensemble. L'idée était de faire une musique qui date d'avant l'invention du rock'n'roll. Il y a bien sûr une référence aux jazz, mais ces musiciens ne sont pas des jazzmen. Ils viennent de la musique classique contemporaine. Il y a par ailleurs d'autres invités sur le disque : la femme de Gilad est venue interpréter un morceau et il y a aussi une chorale de chanteurs palestiniens.
Comment avez-vous rencontré Gilad Atzmon et Ros Stephen ?
J'ai rencontré Ros, il y a quelques années, dans un centre écossais, à Ayth. J'ai immédiatement trouvé sa musique, un point de vue moderne sur le tango argentin, très intéressante. Gilad, lui, je le connais depuis plus de dix ans. Je crois qu'on peut dire que je suis un fan de sa musique et aussi de ses idées. Il a joué sur mes deux derniers albums, Cuckooland et Comicopera.
Comment avez-vous choisi les originaux et les reprises figurant sur ce disque ?
Je crois que le dossier de presse fourni par Domino sur ce disque est un peu inexact. Il y a des compositions personnelles sur ce disque, mais aucune n'a été écrite spécifiquement pour ce projet. L'idée que l'on retrouve dans le titre était d'interpréter une musique fantomatique, dans le sens où l'on a déjà l'impression de l'avoir entendue quelque part. C'est pour cela que les standards choisis sont de grands classiques dont il existe déjà beaucoup d'interprétations célèbres. Les compositions elles-mêmes sont réminiscentes de musiques qui existent déjà. Gilad, par exemple, a composé un blues très classique. L'idée, à part cela, était de confronter une quatuor à cordes avec le son de la contrebasse. C'est ce qui constitue la base du disque. À partir de là, la plupart des expérimentations viennent de Ros. C'est elle qui a composé le second morceau du disque, «Lullaby for Irène», sur des textes de ma femme, Alfy.
Pour les standards, vous êtes-vous inspiré de versions précédentes ?
Jusqu'à présent, ma connaissance du jazz était surtout instrumentale. J'aime l'improvisation. Je ne m'étais pas trop intéressé aux chanteurs, ce que j'ai fait pour ce projet. Plus spécifiquement, je me suis inspiré de Nat King Cole et Peggy Lee. Cela ressemble à une musique simple, on se dit que c'est de l'« easy listening », mais ce n'est pas pour autant du « easy playing ».
À ce moment, je dois faire une pause dans ce papier pour vous dire ce qui s'est passé lors de la conversation téléphonique. Un grand blanc. Vingt secondes, peut-être, et puis Wyatt me dit : « Excusez-moi, je bois une tasse de thé ». Là, je me dis que je vais attendre une autre vingtaine de secondes, et non, ça dure plus de cinq minutes. J'entends chaque respiration de l'artiste, chaque gorgée, le bruit de la tasse, la déglutition, le bruit de quelqu'un qui roule une cigarette, quelques soupirs - ayant déjà rencontré Wyatt, je sais qu'il doit constamment se repositionner sur sa chaise roulante et que cela lui est assez pénible. Le truc, c'est que ces mêmes soupirs, on les entend sur For the Ghosts Within. Ce serait donc n'importe qui, ça n'aurait pas la même valeur, mais voilà, Robert Wyatt chante comme il parle, et il parle comme il soupire. On le dit de Miles Davis, mais ça vaut pour lui aussi : après la musique de Wyatt, le silence aussi, c'est du Wyatt. En gros, j'ai l'impression d'écouter une prestation improvisée dont je serais le seul auditeur. Croyez-moi, je n'en perds par une miette. Puis, la voix revient : « II y a toujours quelqu'un à l'autre bout du fil ? ». C'est reparti.
... Généralement, quand on pense au jazz, on pense à l'improvisation, au momentum, à la performance elle-même. Le fait est qu'il s'agit avant toute chose de pièces musicales assez terribles, utilisant des fréquences, des harmonies que l'on n'entend pas dans d'autres styles de musique. En utilisant un quatuor à cordes pour jouer du jazz, on peut aboutir à des choses saisissantes. Normalement, l'artiste devrait jouer un accord. Là, on peut décomposer cet accord et n'en faire jouer qu'une partie à certains des musiciens et le reste à d'autres. C'est comme si, littéralement, la note prenait vie. L'autre chose géniale avec ce disque, c'est qu'il implique la participation de jeunes musiciens classiques qui sont plus ouverts à des harmonies nouvelles que les musiciens de pop.
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Ce qui ressort du disque
également et avant toute chose, c'est votre voix. Est-ce que pour vous ça n'impliquait pas un certain challenge ?
Oui, ça l'a été. Sur mes disques, je ne mets pas ma voix en avant. J'ai tendance à la noyer sous les arrangements, à la placer dans la musique. Pour ce disque, Gilad voulait au contraire qu'il y ait une forme de clarté et je me suis senti beaucoup plus exposé qu'à l'habitude.
Vous avez parlé de Peggy Lee et de Nat King Cole, mais pour ma part, j'entends beaucoup de Chet Baker...
Oui; bien sûr, Chet Baker est la principale influence sur ma voix. Quand je vous parlais de Peggy Lee et de Nat King Cole, je ne pensais pas à l'influence qu'ils ont eu sur ma technique vocale, mais je faisais juste référence au fait que je voulais revenir à l'origine de la chanson dans ce qu'elle a de plus pop. Après, si on parle de ma façon de chanter elle-même, c'est clair qu'il y a du Chet Baker. Je ne suis pas un bon chanteur, la seule chose que j'ai à offrir, c'est ma voix naturelle, celle avec laquelle je parle. Je ne peux pas vraiment l'adapter au style de la chanson car je n'ai pas beaucoup de registre. Chet Baker a fait un travail formidable avec Charlie Parker, lors des « West Coast Sessions ». Il n'était pas éduqué musicalement, pas plus que je ne le suis. C'est pour cela que je m'identifie à lui, j'imagine. Par contre, il avait une oreille extrêmement précise. Il n'était pas comme les chanteurs de son temps. Là où les autres chanteurs de jazz devaient amuser et chanter avec une certaine autorité, sa voix laissait avant tout passer énormément de solitude et de faiblesse. C'était tout sauf du showbiz. Aussi, il y a quelques années, je me suis mis à la trompette, je ne peux pas vraiment improviser, mais j'arrive à jouer des mélodies, je suis contraint de jouer d'une façon minimaliste et pour cela aussi, Baker est une grande influence. Cela a aussi beaucoup contribué à façonner mon souffle.
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À un certain moment dans l'album, il devient impossible de dire si on écoute de la pop, du jazz ou de la musique contemporaine. Croyez-vous que les frontières aient bougé entre ces genres, qu'elles sont aujourd'hui abolies ?
C'est vrai ce que vous dîtes. Des amis qui ont entendu ce disque me disent qu'il n'est pas facilement classable. L'idée du disque était de jeter un regard nouveau sur de vieilles choses. Nous sommes trois personnes très différentes, venant de disciplines différentes. Le produit de cela est assez inhabituel avec un côté innovant. Je dois dire que l'innovation pour elle-même n'est pas quelque chose qui m'intéresse, ça m'ennuie même beaucoup. J'ai un peu dépassé cette période du free où il fallait forcément inventer quelque chose de nouveau. Plus modestement, sur ce disque, la nouveauté vient du fait que ma voix, les cordes et le saxophone sont mis sur un plan d'égalité, que rien ne vient donner plus d'importance à l'un ou à l'autre. Je pense aussi que les musiciens d'aujourd'hui sont plus ouverts qu'avant, du moins ceux avec lesquels je travaille parce que je ne voudrais pas généraliser. Ils sont moins condescendants qu'il y a quelques décennies, quand les musiciens de classiques méprisaient ceux du jazz qui méprisaient eux-mêmes ceux de la pop. Ce n'est plus le cas désormais, car les musiciens de classique se sont ouverts aux musiques du monde. Ils écoutent des choses comme de la musique africaine et du reggae et ça change beaucoup leur attitude par rapport au jazz et à la pop.
D'un autre côté, la musique mainstream est de plus en plus standardisée. Quand on écoute le jazz contemporain, c'est comme si le free n'avait jamais existé. Ne croyez-vous pas que nous vivons dans un monde de plus en plus conservateur sur le plan artistique ?
Ça, c'est une très bonne question, mais voyez-vous, je ne suis pas sûr de pouvoir fournir une très bonne réponse ! Cela me rappelle une phrase qu'avait dite le chef d'orchestre de jazz Stan Kenton quand on lui avait demandé où allait le jazz. Il répondit: « Moi, je vais à Cleveland ce mardi ». Je me sens un peu comme lui, je ne me pose la question que pour moi-même. J'ai quand même l'impression qu'il y a toujours pas mal d'innovation en musique, beaucoup de collaborations aussi. Ce qui est plus difficile à observer dans la musique actuelle, en fait, c'est un arrière-plan révolutionnaire. Je crois que nous nous sommes habitués à l'idée que l'avant-garde soit la voix d'un changement massif. Beethoven, par exemple, voulait écrire une symphonie pour Napoléon, puis il changea ensuite d'avis, car il réalisa que Bonaparte n'était qu'un tyran comme les autres. L'idée, c'était qu'un changement politique dans le monde réel devait nécessairement s'accompagner de nouvelles formes artistiques. Cela était lié à l'émergence de l'idéologie révolutionnaire en Europe. Les révolutions artistiques, pour moi, suivent les révolutions réelles. La même chose nous est arrivée pour ma génération avec l'avènement du communisme. Nous croyions vraiment en Mao Tsé Toung et nous jouions du free jazz pour accompagner la révolution communiste. Nous nous sommes aperçus plus tard qu'il n'était qu'un dirigeant totalitaire et ego-maniaque. Ce fut une impasse. Aujourd'hui, nous vivons dans un monde où il n'y a plus d'idéologie, donc il n'y a plus non plus de formes artistiques fortes pour les accompagner. Quand aujourd'hui, on vous présente ce nouvel artiste contemporain, ce nouveau film choquant, ça ne choque plus vraiment les gens. C'est complètement creux la plupart du temps. Est-ce vraiment une mauvaise chose ? Peut-être est-ce seulement la fin d'une parenthèse qui aura duré deux siècles. Après tout, l'art n'est peut-être là que pour amuser les gens, c'est à mettre au même niveau que l'artisanat ou la boulangerie. Certains font de la musique comme on fait du pain. Peut-être finalement que cette idée de l'art comme quelque chose de forcément innovant est appelée à disparaître.
Ah oui... finalement, vous avez quand même fourni une très bonne réponse à ma question ! Pour la peine, je vais être beaucoup plus terre-à-terre. Le fait d'être sur un label indie pop vous fait-il écouter beaucoup de cette musique ?
La chose qui fait que je suis chez Domino, c'est que c'est une compagnie très décente. Je ne sais pas si c'est le cas de la branche française, mais je peux le dire sans problème au sujet de la maison-mère en Angleterre. Si j'ai été présenté à ces gens, c'est parce que déjà, j'étais chez Rough Trade avant. Je sens chez Domino la volonté d'investir dans des musiques assez difficiles. Il y a un vrai soutien pour les artistes d'avant-garde. Maintenant, ce n'est qu'un label. Ce qui nous lie tous les deux, c'est que nous voulons manger. D'accord, je ne suis pas si vorace que cela, mais il ne faut pas croire que notre relation est romantique. Il s'agit au moins de gagner de quoi vivre. Mais nous nous sommes toujours très bien entendus et c'est comme cela que j'ai fait mon pas dans le mouvement indie anglais.
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Qu'écoutez-vous en ce moment ?
Le disque reflète assez bien le genre de musiques que j'ai écoutées ces derniers temps. Ma discothèque me semble commencer dans les années 1940 puis aller jusqu'en 1950 et revenir en arrière dans les années 1940 à nouveau, et ainsi de suite, comme un cycle.
J'écoute beaucoup de musique datant environ de 1945. Pour la reprise de « Laura », j'ai re-regardé le film d'Otto Preminger. Je trouve cela intéressant de regarder le passé. Le futur, ce n'est rien du tout. Par contre, le passé, lui est en constant changement. Je vais faire une analogie. Si vous grimpez sur une montagne, il n'y a absolument rien au sommet, ce que vous voyez, c'est une ligne d'horizon qui ne change pas, ce n'est pas très intéressant. Ce qui change, en revanche, c'est la façon dont vous voyez le passé. Vous commencez à grimper et au bout de quelques centaines de mètres, vous voyez l'endroit d'où vous venez et il vous semble complètement différent. Si vous grimpez encore, vous aurez de nouveau une vue différente, plus large. Du coup, je ne suis pas d'accord avec l'idée que le changement n'est que le privilège de la jeunesse. Je crois au contraire que l'expérience est ce sur quoi nous pouvons nous appuyer pour changer. C'est pour cela que ce nouvel album traite de la nostalgie, en tant qu'élément positif. Devenir vieux, c'est quelque chose que j'apprécie, en fait. Bon, cela étant dit, j'écoute quand même pas mal de choses récentes, mais toujours en lien avec les gens avec lesquels je travaille. Ces derniers temps, par exemple, j'écoute Monica Vasconcelos, une chanteuse brésilienne avec laquelle j'ai travaillé et Sarah Gillespie, que Gilad vient de produire. Sinon, je ne suis pas obligé de suivre la musique qui se joue en ce moment. Je ne suis pas chroniqueur comme vous et personne ne m'oblige à écrire dessus.
Que va-t-il se passer ensuite pour vous ?
Sur le plan discographique, rien n'est prévu. Je ne me sens pas obligé de faire de nouveaux disques. Je considère mes disques comme des enfants. Si j'en ai quatre ou cinq, je peux encore les élever correctement, faire que l'on soit fier d'eux, mais si j'en ai une centaine, cela va être plus difficile. Je veux donner le maximum sur chaque album pour ne rien regretter ensuite. Maintenant, je sais que je vais continuer à faire des disques. Je suis vivant et cela va plutôt bien. Cela prendra juste le temps qu'il faut. Ma devise, c'est « Bop'till you drop » [swinguer jusqu'à en crever]. Un point commun entre moi et le free jazz, c'est que ma vie est complètement improvisée. En fait, je ne sais pas ce que je vais faire cette après-midi.
Bon, je vais vous laisser y réfléchir, alors...
Oh, non, je vais le faire d'abord, et j'y réfléchirai ensuite.
Yann Giraud
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