|
|
|
Les Wyatteries de l'ONJ - Traverses - N° 26 - août 2009
|
Contrairement à d'autres pointures de la famille « Softmachinienne » et de la scène musicale dite de Canterbury comme Elton DEAN, Pip PYLE. et plus récemment Hugh HOPPER, tous trois prématurément disparus, Robert WYATT est toujours bien de ce monde, mais les hommages musicaux qui lui sont rendus ne font que s'accroître, preuve d'une célébrité qui dépasse les sphères sus-citées et d'une aura qui rayonne sur plusieurs générations de fans et de passionnés pour son œuvre irréductible aux étiquettes de genres. La « panthéonisation » du chanteur et multi-instrumentiste anglais s'est poursuivie en 2009 avec la nouvelle création de L'ORCHESTRE NATIONAL DE JAZZ : Around Robert WYATT. La volonté de son directeur artistique, Daniel YVINEC, est moins de verser dans une (vaine) restitution servile de la musique de WYATT que d'en proposer une relecture qui ouvre sur des perspectives obliques... et même cavalières!
Depuis une dizaine d'années, la musique de Robert WYATT a été amplement « tributée », dans toutes les orientations possibles et imaginables. En Italie, on a vu apparaître un obscur projet musical baptisé The Different You - Robert WYATT E Noi. En Grande-Bretagne, il y a eu le « tribute band » SOUPSONGS, avec Annie WHITEHEAD, Julie TIPPETTS et Phil MANZANERA. Côté français, on s'est aussi pas mal activé à rendre hommage au « Père Noël de la pataphysique », avec notamment Jean-Michel MARCHETTI et ses livres-disques MW, faisant intervenir moult personnalités des musiques bricolées ou improvisées (cinq volumes aux éditions Aencrages + un CD compilation sur Gazul) et la formation DONDESTAN! THE WYATT PROJECT, impliquant John GREAVES, Karen MANTLER, Hélène LABARRIÈRE, Sylvain KASSAP, etc. À son tour, l'ORCHESTRE NATIONAL DE JAZZ (créé en 1986 sur une initiative du Ministère de la Culture) a décidé d'ajouter sa pierre à l'édifice décidément très prisé de l'hommage wyattien.
|
Le projet Around Robert WYATT n'est que l'une des trois créations - les
deux autres étant une revisitation de l'œuvre de Billie HOLIDAY (Broadway in Satin) et une B.O. de Carmen, film muet
de Cecil B. DEMILLE - sur lesquelles travaille actuellement le nouvel ONJ, et qui lui vaut sa première réalisation discographique. Pour cet
orchestre institutionnel et subventionné, l'enjeu
est multiple. L'idée répond d'abord à une ambition de faire évoluer le potentiel créatif de l'orchestre, d'autant que la nomination à la tête de
l'ONJ de Daniel YVINEC en tant que « directeur
artistique » constitue déjà une grande première
(les précédents directeurs n'étaient que « musicaux »).
Bassiste à la base mais en fait touche-à-tout instrumental, doublé d'un producteur et d'un compositeur, Daniel YVINEC s'est distingué par son parcours musical bigarré et cosmopolite (il a travaillé avec David SYLVIAN, Hector ZAZOU, John CALE, Ryuichi SAKAMOTO, DEAD CAN DANCE, Salif KEITA, Maceo PARKER, parmi d'autres...) et ses projets électro-jazz sous le nom YVINEK. Son rôle dans l'ONJ s'inscrit dans une perspective de mise en valeur de celui-ci en tant qu'espace de création ouvert à d'autres
formes artistiques et aux croisements musicaux les plus variés, et ce en repensant totalement les modes d'approche de l'orchestre. Enfin, à titre plus individuel pour YVINEC, la musique de Robert WYATT est un catalyseur de longue date et, comme il le dit lui-même, un « point de convergence de beaucoup de musiques qui m'animent aujourd'hui »..
Comme à chaque changement de directeur, L'ONJ a également modifié son équipe et accueille aujourd'hui de jeunes multi-instrumentistes aux CV pour le moins éclectiques. La nouvelle mouture de l'ONJ déploie un kaléidoscope de teintes foisonnantes : saxophones, clarinettes, flûtes, synthétiseurs, ou encore piano (parfois préparé), trompette, banjo, guitare, basse, batterie et traitements électroniques.
|
Pour stimulante qu'elle soit, l'idée de rendre hommage à l'univers de WYATT risquait de s'échouer contre l'écueil de la redite en termes d'approche et de répertoire. Le catalogue wyattien est néanmoins plus large qu'il n'y paraît, et Around Robert WYATT recèle son lot de surprises.
Aux côtés de quelques classiques que tout bon tribute band se
doit de reprendre (Alifib, Shipbuilding, P.L.A., Alliance, 0 Caroline, Vandalusia) figurent donc des « reprises de reprises », comme Te Recuerdo Amanda et Del Mondo, qui rappellent toute l'importance de la culture populaire sud-américaine chez WYATT, ou encore Rangers in the Night, une rareté apparue sur la compilation thématique Miniatures de Morgan FISCHER et qui avait été repêchée naguère pour l'anthologie Going Back a Bit. Enfin, l'ONJ nous offre ce plaisir incomparable de reprendre des fleurons de la paire Peter BLEGVAD / John GREAVES : Kew.Rhone, Gegenstand et The Song, que Robert WYATT a déjà chantés sur l'album Songs de GREAVES.
Ce qui distingue surtout l'hommage de l'ONJ à WYATT des précédents tributes est que Daniel YVINEC a abordé l'exercice en s'appuyant sur deux postulats : partir de la voix et respecter le format chanson. Contre toute attente donc, Around Robert WYATT n'est pas un disque de jazz ni de versions jazzifiées des compositions de WYATT, mais bel
et bien un disque de chansons.
Au commencement d'Around Robert WYATT était donc la voix. Ou plutôt les voix, puisqu'il a été fait appel à plusieurs chanteuses et chanteurs pas nécessairement issus de la sphère jazz. C'est ainsi la chanteuse malienne Rokia TRAORÉ qui s'est appropriée cette forteresse blindée qu'est Alifib. Plutôt que de chercher à « copier » périlleusement l'intimité émotionnelle de ce grand classique, elle en a projeté l'appel au loin. CAMILLE, YAEL NAÏM et l'actrice Irène JACOB sont les autres voix féminines choisies et chacune a cette qualité de pouvoir refléter les inflexions fragiles, graciles et cotonneuses du chant wyattien. Côté hommes, Daniel DARC (ex-TAXI GIRL) joue une nonchalance feutrée qui laisse perplexe sur O Caroline et ARNO verse dans le blues éméché un poil outré avec Just as You are, face au timbre plus espiègle de Yael NAIM. C'est du reste la seule reprise faite par un duo de voix (il est vrai que la version originale de ce morceau est l'une des rares où WYATT partage le chant avec une autre voix). Si le destin avait été moins funeste, on aurait apparemment eu droit à une reprise de Sea Song par Alain BASHUNG. S'il y a bien deux grands absents dans ce projet, ce sont ceux-là...
Le recours à des personnalités de la chanson française, du cinéma, du rock et de la world music paraîtra évidemment sacrilège à qui ne veut voir en Robert WYATT que le pionnier de ce croisement entre jazz, rock et psychédélisme de la fin des années 1960 avec SOFT MACHINE et MATCHING MOLE. Mais sa carrière soliste a cependant prouvé qu'il n'en est pas resté là, qu'il s'en est même royalement éloigné et qu'il a travaillé avec une infinité d'artistes provenant d'horizons très divers. Aux collaborations d'hier avec des tenants de l'avant-garde pop, rock et jazz de l'époque (Kevin AYERS, Keith TIPPETT, Michael MANTLER, HENRY COW, Nick MASON, Brian ENO...) se sont ajoutées des participations à des albums d'artistes aux univers plus « actuels » (Bruno COULAIS. Cristina DONÀ, BJÖRK, LA TORDUE et - tiens donc ! - Daniel DARC). Qu'on le veuille ou non, Robert WYATT est aussi devenu une icône d'un certain milieu pop moderne, et le choix des voix invitées sur Around Robert WYATT reflète cet état de choses.
Mais sans doute le coup de maître de l'ONJ est d'avoir pu faire participer le « maître » en personne à ce disque. En plus d'avoir cautionné le projet, Robert WYATT y a laissé une trace significative en offrant son chant sur plusieurs morceaux. Singulièrement - et non sans perversité - ce ne sont pas sur des thèmes composés par lui que WYATT se fait entendre, mais sur des morceaux écrits par d'autres qu'il a déjà couverts. Ceux-ci constituent du reste une bonne moitié du répertoire sélectionné par YVINEC et expliquent pourquoi ce projet a été baptisé « autour de Robert WYATT ».
A l'inverse du processus courant, les arrangements instrumentaux n'ont été conçus qu'une fois les voix enregistrées a cappella. Cette démarche a obligé l'ONJ à repenser ses pratiques, au risque de transformer ses instrumentistes en simples pupitres et musiciens de session pour des disques de chanson ou de variétés. C'était compter sans les prouesses d'arrangeur de Vincent ARTAUD, réquisitionné pour l'occasion, qui a été chargé de confectionner les écrins les plus idoines pour enrober chaque chanson tout en permettant à l'orchestre de faire entendre le son qui lui est propre et à chacun de ses musiciens de faire un chorus, tradition jazz oblige. Chaque morceau retenu bénéficie donc de broderies et parures ouvragées et autorise un ou deux instrumentistes (différents à chaque fois) à effectuer une échappée soliste qui doit cependant rester concise.
Cela dit, YVINEC et ARTAUD ne se sont pas privés parfois de faire évoluer leurs adaptations au (grand) large des versions originelles. Écoutez l'album en aveugle, vous risquez de ne pas reconnaître instantanément O Caroline...
S'il ne fallait pas trahir l'univers tout en délicatesse de Robert WYATT il n'était pas question non plus de s'en tenir à une interprétation soumise et entravée à force d'être obséquieuse. Ce n'est peut-être pas un hasard si bon nombre de chansons retenues pour ce projet sont à la base très dépouillées, comme celles de l'album Old Rottenhat (Alliance, P.LA, Vandalusia) : elles autorisent de fait Daniel YVINEC et son équipe à tracer de nouveaux contours, à ornementer à loisir les interstices originels, à batifoler avec tact quand l'envie s'en fait sentir et à métamorphoser ces thèmes minimalistes en une luxuriante forêt de timbres et de lignes harmoniques sinueuses et ciselées. La polyinstrumentalité des musiciens de l'ONJ a favorisé un habillage façon orchestre de chambre qui préfère la finesse millimétrée à l'esbroufe sensationnaliste, et qui charrie ça et là des parfums d'ambiances à la Gil EVANS, Philip GLASS ou Pascal COMELADE.
|
Sur la durée, on peut reprocher cette tendance presque systématique à verser dans la joliesse en couches, dans l'« aquarellisation » des couleurs, la « pastellisation » des espaces et la « printanisation » des intentions wyattiennes. Certaines reprises échappent toutefois à ce tableau un rien trop chatoyant, comme Kew.Rhone, Vandalusia, Gegenstand, Rangers in the Night, et creusent des climats plus interlopes. Entre adoration et dévoiement du sujet, et entre raffinement et audace de son traitement, l'ONJ n'a pas fait de choix radical, et c'est ce qui rend au fond son album si attachant.
|
La méticulosité et la complexité des arrangements d'Around Robert WYATT, alliée à une remise à plat des fonctionnements usuels d'un orchestre de jazz, ne laissaient à priori pas supposer que telle création puisse trouver son chemin jusque sur scène. C'est pourtant ce qui s'est produit ce 23 mai 2009. Dans le cadre du Festival Jazz à Saint-Germain-des-Prés, à la Maison des Cultures du Monde de Paris, l'ORCHESTRE NATIONAL DE JAZZ, appuyé par des projections vidéo expérimentales et improvisées réalisées par Éric VERNHES, a joué Around Robert WYATT en quasi-intégralité (manquait juste Kew.Rhone, dommage) et a remisé sur le tapis la démarche inhérente au disque. Il a néanmoins fallu tout le long du concert s'habituer à entendre les voix de l'album en « off ». Les musiciens devaient donc caler leurs interventions en fonction de ces voix virtuelles. Pour un public majoritairement jazz qui attendait sans doute que les musiciens de l'ONJ se mettent en valeur à travers des chorus élargis, la performance de ceux-ci, fidèle à l'orfèvrerie harmonique cousue main par Vincent ARTAUD sur le disque, est peut-être restée en travers de la gorge. Il n'y a guère que dans l'interlude improvisé par Eve RISSER au piano préparé et par l'invité spécial Erik TRUFFAZ avec sa trompette et ses pédales d'effets que les amateurs d'aventures instrumentales ont pu se régaler.
Force est d'admettre que le démarrage ne fut pas exempt de froideur à force d'application. Mais c'est le même Erik TRUFFAZ - qui s'est commis aussi avec bonheur sur The Song - qui a, dès sa première apparition au beau milieu du set, provoqué le frisson avec cette reprise instrumentale de Sea Song ! Sa prestation, émouvante et habitée, a sans conteste été le «highlight» de la soirée, la surprise du chef. En s'appropriant de la sorte le monument liminaire de Rock Bottom, TRUFFAZ a offert ce qu'un public jazzeux est plus habitué à venir écouter, à savoir une improvisation (bien sentie) sur un thème. De fait, on en vient à penser que, dans le cadre du concert, l'ONJ aurait dû se résoudre à jouer des versions instrumentales des morceaux choisis pour l'album, de manière à se donner plus de liberté.
Au lieu de cela, il a préféré défendre bec et ongles, au risque d'engendrer une certaine frustration, le parti-pris esthétique de son disque et restituer la dentelle complexe et précise de ses arrangements. Les voies de l'univers wyattien se remarquent pourtant aussi à cette absence de balisage trop strict et à cette réinvention perpétuelle des thèmes et des approches.
Mais quoi qu'il en soit, ce projet, dont les qualités posent autant de questions que ses défauts, mérite qu'on s'y attarde. De même que Robert WYATT a utilisé la chanson pour traduire son regard sur le jazz, Daniel YVINEC, avec une formation jazz qui s'approprie le format chanson, diffuse une vision oblique de l'œuvre wyattienne et en pointe des aboutissants qu'on ne lui avait peut-être pas soupçonnés.
|
|
CD ORCHESTRE NATIONAL DE JAZZ
Around Robert WYATT
(Bee Jazz Records / Abeille Musique)
Article : Stéphane Fougère
Photos: Sylvie Hamon & Stéphane Fougère |
|
|
|