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Diabolis in Musica - Revue et Corrigée - N° 24 - juin 1995
DIABOLIS IN MUSICA
Dans son "Histoire abrégée de la musique occidentale", Arthur Jacobs mentionne un décret papal du XIVe siècle, qui établit quelles formes musicales sont ou ne sont pas admises dans le cadre d'une église.
L'harmonie était jugée suspecte, car susceptible de distraire l'auditeur du contenu verbal, c'est-à-dire les prières. Les valeurs rythmiques brèves, la mesure complète en 4/4 et la minime étaient déconseillées parce qu'elles "envoûtaient l'oreille, plutôt que l'apaiser". L'emploi de plus en plus fréquent des tierces au XVe siècle fut considéré comme sacrilège. La septième comme suprême blasphème, quant à la quinte bémolisée, connue au Moyen Age sous le nom de "Diabolus in Musica" elle fut explicitement proscrite au XVe siècle par le concile de Trente. L'improvisation bien évidemment était totalement hors de question: "... ils corrompent les mélodies avec des improvisations dissonantes..." En 1552, Ignace de Loyola et sa Société de Jésus allèrent plus loin en proscrivant toute musique "à laquelle aurait pris part quoi que ce soit d'impie ou de lascif. "
Deux siècles plus tard, de l'autre côté de l'Atlantique, la conversion des esclaves à la religion des colons allait entraîner des situations parfois très cocasses. Le révérend Gates, le plus populaire des prédicateurs qui enregistrèrent avant la seconde guerre mondiale, utilisait des thèmes d'actualité et l'argot de l'époque pour séduire son auditoire. Dans "Thèse Hard Times", il employait l'expression "tight like that" (être serré à l'étroit) en parlant de la pénurie nationale de travail, d'argent, de nourriture liée à la crise de 1929. Son public y voyait une allusion au morceau paillard de Tampa Red "It's tight like that" et de relever la connotation sexuelle du terme.
Le grand Blind Willie Johnson, pour l'enregistrement de "Jésus make up my dying bed" en 1927, innove en utilisant une métaphore moderne pour l'époque, la communication par téléphone avec le ciel:
"D'puis qu'Jésus et moi'n est mariés,
Pas une minute, on s'est quitté,
l'ai à la main le récepteur,
Et ma religion dans le cœur.
... J''peux l'appeler quand j'veux ... "
Il fut suivi par beaucoup d'autres, comme Blind Roosevelt Graves and Brother: "The Royal Telephone".
"A la gloire téléphoner,
O c'est une joie divine!
je sens en moi le courant
Vibrer le long de la ligne... "
ou Blind Joe Taggart:
"Appelle ]ésus au ciel,
Sûr, il te répondra;
Au téléphone viendra... "
Blind Willie Johnson illustra le jugement de Dieu sur la vanité des mortels, dans "God moves on the water", récit du naufrage du Titanic; il avait été dit que Dieu lui-même ne serait pas capable de couler le paquebot.
La prestation la plus connue de Blind Willie Johnson est "Dark was the night, cold was the ground", reprise et popularisée par Ryland Cooder pour la musique du film "Paris-Texas". "Une monodie de gémissements, quasiment sans parole, accompagnée par un jeu de slide nerveux et mélodieux. D'une austère beauté, ce chant utilise les silences entre les notes pour créer une tension tout à la fois angoissante et mystique... La veine révérentielle de ce chant semble récréer cette partie du service Baptiste: les sœurs du coin des Amen, quand les hommes priaient pour leur donner un peu de cœur à l'ouvrage, elles se mettaient à gémir et eux ça les faisait prier. "
De son paradis, Blind Willie Johnson, mort en 1947 des suites d'une pneumonie -après que l'hôpital ait refusé de le prendre en charge- fut certainement ravi de voir son enregistrement de 1927 faire partie des spécimens de la culture terrestre transportés par la navette Voyager vers... l'Au-delà, à l'intention des récepteurs auditifs extra-terrestres.
Pour échapper à la servitude agricole sous contrat, l'Artiste Noir n'avait pas d'autre choix que le rôle de prédicateur ou de musicien. D'ailleurs, l'un ou l'autre des domaines demandait les mêmes qualités personnelles: souffle, talent rhétorique... Rien d'étonnant donc à ce que les Artistes Noirs d'avant-guerre connaissaient aussi bien la musique du Seigneur que celle du Diable et soient alternativement passés du prêche au blues.
Des 54 titres laissés par Charlie Patton, 10 sont des chants religieux. Patton était connu à la fois comme chanteur de blues (Founder of the Delta Blues) et comme prédicateur.
De même les textes de Son House (The man who taught Robert Johnson) révèlent une fascinante ambivalence à l'égard de sa foi baptiste. Parfois, il se proclame athée, à d'autres moments, il implore Dieu, pour ensuite ridiculiser la piété et confesser ses faiblesses.
"J'vais m'trouver une r'ligion,
J'vais rejoindre les baptistes,
J'vais m'faire prêcheur baptiste,
J'serai pas forcé d'travailler..."
Robert Wilkins devenu révérend Wilkins, redécouvert en 1964, reprend ses textes profanes en les revêtant de dehors liturgiques, "Oh si j'étais chez les Baptistes je pourrais chanter ces chansons là sans qu'on me rejette, mais dans l'église où je suis, on ne voudrait pas de moi." "That's no way to get along" devint "The prodigal son" repris par les Rolling Stones sur Beggars Banquet, faisant ainsi se côtoyer la musique des anges avec "The sympathy for the devil". Ils avaient déjà puisé dans le répertoire religieux avec "The last time" des Staple Singers et "Everybody needs somebody to love". Ils firent mieux encore lorsqu'ils copièrent la version de "You got to move" de Fred Me Dowell. C'était bien la première fois qu'un traditionnel religieux était publié illustré par une photo d'une braguette en gros plan.
Révérend Gary Davis était baptiste, ce qui lui permettait d'interpréter indifféremment "Twelve gates to the city" et "Cocaïne blues". Tous les baptistes n'étaient pas aussi tolérants: Leadbelly fut chassé de l'église. Blind Lemon Jefferson, plus malin, enregistra "All I want is that pure religion" sous le pseudonyme de Deacon (diacre) L.J. Bates et la légende veut qu'il refusa pieusement de jouer du blues le dimanche.
Amusant également de savoir que "Stalin wasn't stalling" chanté par Robert Wyatt - adhérent du Parti communiste anglais- est un arrangement, en hommage aux Soviétiques, du chants religieux "The preacher and the bear", par le Golden Gate Quartet. Lorsqu'en 1981, Pascal Bussy demande à Wyatt "Irais-tu jusqu'à convaincre tes amis pour qu'ils soient aussi au Parti communiste?" Ce dernier répond: "j'espère que non! A ce stade, je serais une sorte de religieux fanatique... Mais c'est curieux, car justement ma propre adhésion au communisme a été un peu comme une conversion religieuse."
Dominique GRIMAUD
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