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 Robert Wyatt - Démons et vermeil - Libération - 6 et 7 novembre 2010





A l’occasion de la sortie de «For the Ghosts Within», son 13e album, l’ex-batteur de Soft Machine, paraplégique depuis 1973, fait le point pour «Libé» sur un moment contrasté de sa carrière


Par SOPHIAN FANEN Envoyé spécial à Louth, Angleterre

Comme d’habitude lorsqu’il ne fait pas trop froid, la porte de la maison en brique sombre est ouverte sur la rue. Pas besoin de frapper, Robert Wyatt nous a vu arriver et nous attend, clope au bec et tasse de thé à la main, pour discuter de son très beau mais déconcertant nouvel album, For the Ghosts Within. Un vieux jazz file dans la pièce où le soleil pénètre dès que les nuages lui laissent un peu d’espace. Une trompette et un cornet dorment au pied d’un piano demi-queue. Une casserole, des fûts bizarres, des tuyaux en plastique colorés et un keffieh pendent devant la cheminée. Les autres murs sont occupés par des tables de mixage fatiguées et une collection de disques.

C’est dans cette maison de Louth, une bourgade isolée du Lincolnshire, à l’est de Sheffield, en Angleterre, que le barbu paraplégique travaille depuis plus de vingt ans, après que sa femme, Alfreda, et lui se sont convaincus que «Londres n’était plus fait pour [eux]». Et surtout pas pour le fauteuil roulant dans lequel Robert Wyatt est coincé depuis 1973, le dos broyé après une chute du quatrième étage, un soir de beuverie en compagnie des principaux acteurs de la scène rock psychédélique britannique de l’époque.

La première vie de Robert Wyatt, qui s’était lancé en solo en 1970 avant d’être viré de Soft Machine l’année suivante, s’achève là. La remise en cause musicale qu’il avait alors déjà entreprise a dû changer de forme : abandonner la batterie pour la trompette, le piano et une poésie pop aux ambiances aquatiques nourries de free jazz. Depuis, avec l’aide de la précieuse Alfie, qui écrit certaines paroles et dessine les pochettes des disques, Robert Wyatt construit à l’écart de l’agitation une discographie qui n’appartient qu’à lui. Un monde sonore endémique.


Jazz et chahut électronique

Agé de 65 ans, le chanteur revient en cette fin d’année avec ce treizième album en trompe-l’œil où lui-même se considère comme «un invité». «L’idée de départ n’est pas de moi, embraye-t-il en nous apportant une tasse de café, mais de Gilad Atzmon [saxophoniste] et de Ros Stephen [violoniste]. Ils ont sorti, il y a quelque temps, un disque inspiré des morceaux que Charlie Parker a enregistrés avec un petit orchestre de cordes. Ils voulaient continuer dans cette tonalité et m’ont demandé d’en être la voix et d’en choisir les chansons.» Ce nouveau disque est donc un «Robert Wyatt with strings», qui juxtapose un ancien morceau réorchestré (Maryan), trois compositions originales et des reprises de standards jazz (Laura, thème du film de Preminger du même nom ; Lush Life, popularisé par Nat King Cole ; les éternels ’Round Midnight et In A Sentimental Mood, puis le non moins célèbre What A Wonderful World en guise de fermeture). Les nouveaux titres sont signés Atzmon, Stephen, Benge (le nom d’Alfreda)… mais pas Wyatt. Même chose pour la musique faite de cordes et de bois au classicisme jazz chahuté par des astuces électroniques et des boîtes à rythmes, où il n’apparaît que furtivement à la trompette.

Une panne d’inspiration ? Robert Wyatt allume une énième cigarette et s’agite dans la pièce. De temps en temps, il ouvre le piano pour illustrer ses propos de quelques accords, ou caresse sa barbe d’un gris-blanc qui semble ne plus devoir bouger. «J’ai arrêté de boire depuis deux ans grâce aux Alcooliques anonymes, lâche-t-il enfin. J’apprécie de me réveiller avec l’esprit clair le matin. Mais la folie me manque… Oui, la folie me manque.» Une façon pieuse de dire qu’il n’a pas achevé une chanson depuis qu’il est «clean», comme nous l’apprendra plus tard Alfie en nous raccompagnant à la gare, le regard préoccupé. «J’espère que Robert sortira un nouvel album avant notre mort, dira-t-elle. Il a encore beaucoup de musique dans la tête, mais ça ne sort plus comme avant.»

For the Ghosts Within nous apparaît tout d’un coup comme la dernière phase d’une thérapie, et pas la plus facile : rééduquer une vie de musicien en se reposant sur des chansons familières. Chacune avec sa petite histoire qui a touché Robert Wyatt à une époque de sa vie. «Lush Life est l’une des plus belles chansons d’amour jamais écrites. Surtout, c’est une chanson d’amour homosexuel à une époque où il était très difficile pour les gays de vivre tranquillement. Je trouve qu’elle y gagne une profondeur supplémentaire.» Et ce What A Wonderful World un peu caricatural ? «J’ai mis cette chanson dans le disque parce qu’elle compte beaucoup. Je n’aurais pas pu chanter un texte comme ça il y a vingt ans. J’ai plongé dans la dépression dans les années 90, et je ne m’en suis sorti qu’en acceptant l’idée qu’il y a toujours quelque chose à aimer même si tout va mal aux infos.» De la fenêtre de sa salle de musique, qui donne sur la rue, à deux pas des commerces et du marché, Robert Wyatt raconte avoir «vu passer des enfants, devenus des adolescents qui rentrent saouls, puis de jeunes hommes qui vont au travail et aujourd’hui des pères qui emmènent leurs enfants à l’école. C’est quelque chose de merveilleux à regarder».

Rêver reste le quotidien de Robert Wyatt, qui dit «jouer de la trompette tous les jours», et arpente le reste du temps cette maison dont les pièces s’enfilent jusqu’à un petit jardin où les plantes poussent comme bon leur semble. Il ne quitte Louth que de temps en temps, pour enregistrer ou se faire soigner à Londres, parfois pour aller voir des amis à Edimbourg. Il ne fréquente «presque plus» les concerts et refuse toujours de remonter sur scène. Mais il continue à chanter comme un ange. Sur ce nouveau disque, sa voix naguère cristalline et proche du registre de haute-contre, se fait encore un peu plus basse et instable. Des imperfections qui l’enrichissent en sensations contradictoires et évoquent les derniers enregistrements de Billie Holiday, dans lesquels elle se montrait d’une fragilité effrayante. «C’est la période que je préfère chez elle. C’est du blues pur. Ces disques ont été rejetés pendant longtemps, mais je pense qu’on les comprend enfin aujourd’hui parce qu’on vit dans un monde post-rock’n’roll où la technique n’est plus un critère. C’est vrai, Billie Holiday ne chantait plus aussi parfaitement, mais elle chantait de façon plus touchante.»




Photo Michael Grieve

«Antiraciste et xénophile»

Dans ce registre, le titre le plus poignant de For the Ghosts Within est Lullaby For Irena, dont les paroles, écrites par Alfie, sont dédiées à sa mère récemment disparue. Après les chansons d’amour, la politique arrive sur la table. Comme dans tous les disques de Robert Wyatt depuis Cuckooland en 2003, deux des compositions originales de ce nouvel album (le morceau titre et Where Are They Now?, qui invite la rappeuse britannique Shadia Mansour) évoquent directement le conflit israélo-palestinien.

Le trompettiste, qui fut membre du Parti communiste et se présente comme «antiraciste et xénophile», se passionne pour ce combat, encore alimenté par le militantisme de Gilad Atzmon, né israélien et soldat lors de l’invasion du Liban, avant de devenir britannique et critique du «colonialisme sioniste». A son contact, Robert Wyatt a sensiblement durci son discours propalestinien. «La politique que mène Israël en ce moment est un nettoyage ethnique, dit-il. J’appelle les colons des "sionazis", parce qu’en liant toute critique envers eux à une remise en cause de l’Holocauste, ils amènent l’Occident à nier ce qui se passe réellement en Palestine.»

Dans son cheminement très personnel, For the Ghosts Within finit par devenir bien plus qu’un bel album. C’est un disque d’étape majeur pour Robert Wyatt, celui où sa femme et ses amis le poussent à trouver une nouvelle façon d’être, de créer et d’enregistrer après des années accrochées à l’alcool. Ses envies de musique sont intactes, et il n’est pas permis de douter que ce disque l’aidera à profiter de sa nouvelle liberté.


«Quartet for the Ghosts» de Robert Wyatt, Gilad Atzmon, Ros Stephen and the Sigamos String Within (Domino/Pias).

       
     
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