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 Robert Wyatt L'être-ange - Jazz Magazine - N° 426 - mai 1993


ROBERT WYATT L'ETRE-ANGE





par Thierry Jousse

Ni vraiment rock ni vraiment jazz, et vraiment pas jazz-rock, le batteur-inventeur hier de Soft Machine, aujourd'hui chanteur et compositeur, se rappelle à nos meilleurs souvenirs avec deux rééditions et une nouveauté.



L'identité musicale de Robert Wyatt est essentiellement incertaine. Traditionnellement identifié au monde du rock, son univers n'a pourtant que de très lointains rapports avec une musique issue du rhythm and blues. Sans doute fut-il, à certains moments, proche du jazz-rock ou autre progressive rock, mais ces concepts-étiquettes sont si flous qu'ils confinent le plus souvent à l'attrape-tout. Loin de moi, pourtant, l'idée de coloniser cette musique à partir du jazz. Ce que nous apprend la publication récente et simultanée de trois cd, deux rééditions ("The End of an Ear", premier disque de Wyatt devenu introuvable, enregistré sous son nom en 1970, alors qu'il était en rupture de ban avec son groupe d'origine Soft Machine, et "Mideighties", qui comprend l'intégralité de "Old Rottenhat", accompagné de quelques morceaux de ces mêmes années 80, dont certains demeuraient jusque-là inédits) plus une nouveauté ("A Short Break", suite de cinq morceaux enregistrés à la maison et en solitaire sur un magnétophone quatre pistes) c'est plutôt que le monde de Wyatt ne renvoie qu'à lui-même tout en étant sans cesse redéfini et diffracté par un ensemble de connexions, interpolations, mises en relation, lectures et relectures, kaléidoscope coloré qui ne cesse d'éclater pour mieux se recomposer autour d'un noyau infracassable.

L'éducation musicale de Wyatt fut pétrie de jazz: Fats Waller, Duke Ellington aussi bien que Lennie Tristano ou le Modern Jazz Ouartet lui sont familiers. Son jeu de batterie ne serait pas ce qu'il fut sans Elvin Jones ou Tony Williams. Son chant, si particulier, revendique la tradition fertile de Billie Holiday, Betty Carter ou Sarah Vaughan. Voilà pour quelques racines avouées d'une musique qui ne travaillera pas exactement à les faire fructifier, mais plutôt à s'envoler et proliférer à partir d'elles dans des directions imprévisibles. L'oeuvre elle-même est nourrie de citations, emprunts, affinités, reprises. On entend ici et là des échos d'Ornette Coleman (Peace), de Charles Mingus (Boogie Stop Shuffle, dans Shrinkrap), Dizzy Gillespie (Con Alma, au début de To Caravan and Brother Jim, dans l'album "The End of an Ear"), même de Nina Simone (dans "Rock Bottom"). Plus curieux encore, Robert Wyatt aime à reprendre des standards qu'il relit de manière toute personnelle.



Dans "Nothing Can Stop Us", paru à l'orée des années 80, on trouve trois perles rares. Round' Midnight, Memories of you (ces deux-là figurent dans la compilation qui vient de paraître) et Strange Fruit. Fidèle en un sens aux univers respectifs qu'il investit de sa voix blanche et fantomatique, Wyatt s'emploie à redonner une nouvelle innocence à ces emblèmes du jazz le plus noir, le plus "bluesy". Aérienne, quasi translucide, légère et dramatique à la fois, sa version de Round' Midnight est comme l'ombre de toutes les versions précédentes, célèbres ou inconnues. Elle en est comme la formé décantée, celle qui vient nécessairement après toutes les autres, comme si la composition de Thelonious Sphere Monk était désormais accompagnée à tout jamais et en permanence d'un double incroyablement persistant quoique invisible. On pressent chez Wyatt un désir de retourner à l'origine, c'est-à-dire ici à la ritournelle, que l'on fredonne mentalement plutôt que vocalement, mélodie obsédante, enfantine, entendue au loin et qui reste incroyablement présente alors qu'on croyait l'avoir oubliée depuis si longtemps, comptine simple qui installe un monde en quelques notes d'évidence. Les standards de Wyatt viennent et reviennent de loin, chus dans l'obscurité de l'oubli et remontant à peine à la surface, encore nimbés de leur auréole de nuit. Ce Round Midnight ou ce Strange Fruit sont un peu comparables à l'étrange motif faulknerien du Bruit et la fureur, Elle sentait comme les arbres. La mélodie y est enfin dépouillée de tous ses oripeaux, simplifiée, aussi évidente que mystérieuse, elle marche toute seule, devenue autonome, phrase personnelle et non-personnelle à la fois qui s'échappe, n'ayant plus de compte à rendre qu'à elle-même, au-delà ou en-deçà du jazz. L'incroyable voix de Wyatt n'y est évidemment pas pour rien. Trop haut perchée pour être vraiment humaine, elle vient d'ailleurs, des anges, des nuées, presque céleste, à la fois hypersexuée et asexuée. Elle élève le débat, le met sur un autre plan, elle ralentit, décompose et donne du liant. Elle enchante et fait mal, ou peur. Elle renvoie encore et toujours à l'enfance, la sienne, la nôtre et surtout celle de la musique. Ou même, pourquoi pas, à un temps antérieur, d'avant la naissance.

Autre manière de relecture les deux versions de Las Vegas Tango qui encadrent "The End of an Ear". Ce chef-d'oeuvre incontestable signé Gil Evans, dont on trouve la forme la plus parfaite sur "The Individualism of Gil Evans", Robert Wyatt ne l'imite pas: il le recrée littéralement avec ses moyens propres. A ce moment précis de sa carrière, Wyatt est en devenir. il vient d'être exclu de Soft Machine, pour non-orthodoxie musicale, et n'a pas encore fondé Matching Mole. Ce qu'il trouve chez Evans, lui-même en devenir à cette époque, autour de l'électricité et de Jimi Hendrix, c'est une possibilité d'accroissement du temps qui est aussi une façon de créer de nouveaux espaces.



Comme chez Evans, le temps se spatialise littéralement et la référence au jazz ne passe plus par la traditionnelle succession des solos, mais plutôt par une distribution libre des sons, détails, singularités dispersés dans un espace mouvant. ouvert. Plus tard, à l'époque de "Rock Bottom", Wyatt confessera avoir été influencé, sous l'impulsion de sa femme Alfie Benge, par les derniers disques de Coltrane, eux-mêmes fondamentalement placés sous le signe de l'air. Plus généralement, le disque entier "The End of an Ear" est sans doute le plus jazz de toute une carrière traversée d'envolées et de trous d'air. Wyatt souhaitait y travailler avec Gary Windo et Mongezi Feza, deux "souffles" du Brotherhood of Breath de Chris McGregor, qui n'étaient pas libres pour l'enregistrement et qu'il retrouvera un peu plus tard pour "Rock Bottom" et "Ruth is Stranger than Richard" (où on trouve d'ailleurs un thème de McGregor ainsi qu'une très belle version du Song for Che de Charlie Haden). Finalement, c'est avec Mark Charig et Elton Dean, transfuges de l'orchestre de Keith Tippett et de Soft Machine, qu'il élaborera le son de son album. Le jazz de "The End of an Ear" est fondamentalement impur, traversé d'effets de brouillage, de pianos solitaires et déchirants, de bandes magnétiques à l'envers, de charleston vocaux, de cuivres ayleriens, de thèmes lointains et à peine formulés, de percées atonales à la Don Ellis ou à la Lennie Tristano, un peu daté aussi mais moins qu'on pourrait le croire. C'est une conception globale et proliférante du son qui préside à l'installation d'une musique insituable, ni jazz, ni rock, ni "contemporaine", mais nouvel idiome incertain. Vingt-deux ans après, le dernier disque de Robert Wyatt en forme de pause, "A Short Break", offre un visage radicalement différent. Pourtant. à travers les différences, quelque chose insiste. "A Short Break" est placé sous le signe de l'intime et de la pauvreté. Wyatt n'éprouve même plus le besoin d'enregistrer en studio, il préfère rester chez lui. En solitaire, comme dans ses deux précédents disques, "Old Rottenhat" et "Dondestan", il chantonne quelques ballades liées encore à l'enfance. La technologie y est rudimentaire, le son feutré, étouffé. L'album ne dure que vingt minutes, il est soustrait à toute actualité, un peu neurasthénique ou peut-être serein. Le bruit du monde n'y parvient qu'atténué. Les paroles disparaissent et s'effacent dans un fredonnement insistant. N'agit plus qu'un mouvement de réitération, de surplace porté par la voix de muezzin de l'être-ange Wyatt. Musique de blues très blanc, lointain intérieur. Quelque chose insiste décidément. Pas du jazz ? A quoi bon cette question ? Un ange passe et repasse, toujours semblable et toujours différent...

T.J.

P. S. La plupart des informations concernant Robert Wyatt proviennent de l'émission radiophonique de Cyril Bécu et Gilles Pézerat, Le Chant d'un funambule, diffusé sur France Culture en mars dernier dans le cadre du Rythme et la raison.


       
     
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