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 Le petit chaperon rouge: rencontre avec Robert Wyatt - Jazz Magazine - N° 494-495 - juillet-août 1999


LE PETIT CHAPERON ROUGE : RENCONTRE AVEC ROBERT WYATT

PAR JEAN-JACQUES BIRGÉ

 
De Machine Molle (Soft Machine) en Matching Mole, au bord du jazz comme d'un précipice, improvisant un autre rock et des chansons d'ailleurs, il suscite une admiration "culte". Jean-Jacques Birgé, agitateur sonore d'Un Drame Musical Instantané, est allé dans le Lincolnshire retrouver l'ex-batteur, débatteur et (en)chanteur-compositeur.

 

Depuis 1969 je voue à Robert Wyatt une admiration béate qui m'étonne. Tous ceux qui connaissent ses disques partagent ce sentiment qui tient de l'énigme. Est-ce pour son inimitable timbre de voix. à la fois fragile et déterminé, ou bien la rencontre de mélodies simples avec des improvisateurs souvent venus du jazz, ou encore les textes qui alternent entre tendresse, humour absurde et engagement politique ? Il faut certainement de tout cela pour faire de ce "compositeur de musique impopulaire" dixit Wyatt, figure légendaire et homme adorable. Batteur du groupe Soft Machine, il se signale dans leur troisième disque par le morceau Moon in June, puis en 1974, après un accident qui le colle à vie dans une chaise roulante, il impose son nom avec l'album "Rock Bottom". Avec la complicité de sa compagne, Alfreda Benge, il va continuer d'enregistrer. Dernier paru, "EPS", un coffret de cinq disques qui rassemble des pièces rares ou inédites. Un film vidéo, Little Red Robin Hood, et un livre, Faux mouvements, racontent son histoire.

Le numéro spécial de Jazz Magazine consacré aux Allumés du Jazz lui avait plu parce que s'y côtoyaient Carla Bley, Grant Green et György Ligeti.


Nous sommes chez lui à Louth, dans le Lincolnshire, c'est le matin. Dans le bureau dont les fenêtres donnent sur la rue, un quart de queue, une petite batterie, des synthés rudimentaires, une trompette de poche, des livres d'art, des photos de Monk et Picasso à l'oeuvre, une repro de Paul Klee, des disques presque exclusivement de jazz. Robert sifflote, une tasse à la main, une cigarette dans l'autre.


Varèse et Mingus


ROBERT WYATT : Hier à table tu parlais des producteurs qui sont également musiciens. Justement je viens de recevoir une cassette de Teo Macero, qui a enregistré Monk et Miles Davis, et j'ai aussi retrouvé de vieux disques de Charles Mingus où il joue du ténor, magnifique, il aurait pu se retrouver avec Lee Konitz et Warne Marsh. On entend des trucs pendant des années et puis soudain ça devient évident. Macero a travaillé avec Miles Davis pour certains de ses meilleurs disques, mais le plus extraordinaire c'est cette cassette dans laquelle il joue. Ce sont vingt minutes d'une séance de répétition dirigée par Edgar Varèse avec, entre autres. Eddie Bert, Charles Mingus et Art Farmer, à New York vers 1954. Et c'est du free jazz. Varèse adorait les musiciens de jazz, leur son. On l'entend leur donner des instructions. Teo Macero me dit que ça n'intéressera personne parce que la bande est mal enregistrée... Varèse et Mingus dans la même pièce ! En l'entendant il m'est apparu que Mingus, qui était paradoxalement un compositeur si académique au début, puis qui avait inventé son propre free jazz avant le free jazz, aurait pu être directement influencé par cette séance avec Edgar Varèse. Ce serait vraiment amusant.

Rompant avec le classicisme, contrairement à Schönberg, Varèse est le fondateur de la musique contemporaine, qu'elle soit académique, libertaire ou technoïde. Il a substitué le concept de "sons organisés" à celui de musique. Il composa la première pièce pour percussion seule de l'histoire de la musique occidentale, et fut le premier à mélanger une bande magnétique et un orchestre. Justement à cette époque, il préparait les Interpolations qu'il allait intégrer à Déserts, et comparait l'orchestre symphonique à un éléphant hydropique et le big band de jazz à un tigre. L'année suivante, Mingus créait les Modernists avec Teo Macero, inaugurant une nouvelle avant-garde.


Comme une vieille bicyclette


JEAN-JACQUES BIRGÉ : Que tes chansons soient sentimentales, pataphysiciennes ou politiques, elles sont souvent portées par un souffle romantique.

R. W. : J'ai été très influencé par mes parents. Je suis né en 1945 et je n'avais rien d'un adolescent rebelle. Je n'ai jamais essayé de rompre avec le passé. Le vibraphoniste Cal Tjader a dit: "Je veux juste participer". J'adorais ce que j'imaginais avoir été leur vie dans les années trente. Mon père aimait la musique du XXe siècle, surtout lyrique. Il était pianiste amateur et jouait Debussy, Ravel, Britten. Rien ne me semble jamais atonal. J'ai toujours été habitué aux nouveaux rythmes, aux nouveaux sons, je suis né après le dodécaphonisme. Ma musique ne m'a jamais paru iconoclaste. Je retrouve ce lyrisme autant chez Alban Berg que chez Duke Ellington. Mon père avait aussi des disques de Catherine Sauvage et Juliette Greco, j'entendais beaucoup de chansons populaires à la maison. Je crois qu'en fait j'ai une idée de la musique plutôt vieillotte qui remonte au XIXe siècle. J'aime être transporté par un chaleureux flot de sons.

J. J. B. : La qualité de ta voix y est aussi pour quelque chose, en équilibre sur un fil, à la fois pleine de doutes et volontaire. En plus, tu l'enregistres, souvent plusieurs fois, en rerecording, donnant l'impression d'un choeur.

R. W. : J'imagine que je suis sur une vieille bicyclette et que je dois affronter des camions sur une autoroute. Entouré par ces géants métalliques et technologiques, si je me crashe je suis le perdant. Face à une symphonie ou à Coltrane, je suis très vulnérable, aussi je dois agir avec une détermination claire.

J. J. B. : Ta manière de chanter rappelle les hymnes révolutionnaires, épiques et romantiques.

R. W. : J'envie les religions qui ont mis quelques siècles à trouver leur voix. On reproche à l'art communiste d'avoir été si ennuyeux et conservateur, surtout si on le compare à la cathédrale de Chartres ou aux messes de Bach. Mais, au début, la musique religieuse ne devait ressembler qu'à quelques petites chansons mal foutues. Il a fallu à cet art des centaines d'années pour prendre sa forme. J'aime ses manifestations parce qu'elles sont l'expression d'une aspiration collective. Je m'identifie complètement à ces aspects de la religion. Ça n'a rien à voir avec la mystification religieuse qui sème la confusion et vous empêche de réfléchir à votre condition. J'ai le sens du sacré même si je n'ai pas de religion. J'aime faire partie du tumulte de la collectivité humaine, le célébrer et y chercher l'inspiration. Du côté de mon père il y a beaucoup de pasteurs et de missionnaires. Au début du XIXe, l'un d'entre eux, George Ellidge - c'est le nom de mon père, Wyatt vient de ma mère - fut le premier à aller en Nouvelle Finlande, sur la côte Est du Canada, et dans les archives il est écrit que ce qui lui manquait en acuité intellectuelle était compensé par la beauté de son âme, en d'autres termes: c'était un complet idiot mais il avait bon coeur ! Mon père était heureux de savoir qu'un artiste était aussi une personnalité de grandeur morale, même si ça n'avait pas de rapport. Quand j'écoute Coltrane c'est encore mieux de savoir que c'était aussi un type bien.


" Elvin Jones a apporté l'urgence... C'était plus spectaculaire que tous les concerts de rock. "




J. J. B. : Le fait d'écrire des paroles te permet aussi d'être plus juste...

R. W. : Une formule simple et banale peut convenir à une chanson. Les paroles ne sont ni des poèmes ni des discours. Quand j'ai écrit Amber and the Amberines ce n'était pas seulement sur l'invasion de l'île de Grenade par les Etats-Unis : "Nous avons tous besoin de nous sentir chez nous, personne ne gagne à se battre seul" ("Everyone needs to feel at home, nobody wins who fights alone ").

J. J. B. : C'est une phrase emblématique de ton travail. Tu as aussi l'habitude d'envoyer des messages à faire passer à d'autres.

R. W. : C'est peut-être à cause de mon isolement depuis vingt ans. Je ne suis pas un animal social, je n'aime pas aller dans les pubs, mais j'aime passer le relais, disséminer. J'adore recopier des cassettes pour les amis. J'enregistre peu moi-même parce que d'autres font déjà ce que j'aimerais écouter. Quand j'entends dans ma tête quelque chose que personne d'autre n'a fait, je pense devoir l'ajouter à la contribution générale. Lorsque j'ai fait des disques tout seul, comme "Old Rottenhat" et "Dondestan", je n'ai pas eu l'impression de faire des albums solo. Je les ai faits avec les luthiers, les techniciens, ceux qui m'ont suggéré tel ou tel air, ça fait partie d'une histoire collective.

J. J. B. : Il semble que la magie de tes morceaux vienne entre autres de la manière de faire entrer ta voix au milieu de l' orchestre de manière extrêmement déterminée. Il y a une forte charge émotionnelle.

R. W. : C'est une idée qui me plaît mais c'est inconscient. Quand un morceau commence, je veux qu'il soit comme la vie. Le sang doit circuler partout. Le reste peut être flou, mais je fais le point sur la voix, c'est un centre auquel tout le reste peut se référer. Les idées de composition ne viennent pas de nulle part. Je me souviens d'un concert de Coltrane, et d'Elvin Jones puisque j'étais d'abord batteur. Ce n'est pas l'innovation polyrythmique qui m'intéressait chez lui, Tony Williams ou Han Bennink ont été beaucoup plus loin: il a apporté l'urgence, le 12/8 sous le 4/4 jazz, retardant ensuite un peu, et puis un coup de cymbale... C'était simple et la section rythmique jouait seule pendant cinq minutes. C'était plus spectaculaire que tous les concerts de rock. Coltrane et Eric Dolphy entraient chacun d'un côté de la scène, aussi dignes que des employés de pompes funèbres, ils jouaient India ou quelque chose comme ça ensemble. Puis Coltrane prenait le solo, on n'entendait plus que lui. Le solo fini il sortait de scène, de nouveau la section rythmique, enfin trois minutes plus tard c'était au tour de Dolphy... J'entends la même chose chez James Brown"At the Apollo" ou chez Terry Riley, mais c'est Coltrane qui m'a amené à la transe...


Claustrophobie


J. J. B. : Un compositeur cherche souvent à retrouver les émotions fondatrices qu'il a rencontrées enfant ou adolescent..., Alors que ta voix entre de manière spectaculaire dans le son, les musiciens qui jouent avec toi tissent une toile plus souvent qu'ils n'exécutent des solos, comme par exemple Evan Parker dans "Shleep" : on n'entend pas un saxophoniste mais plein de petites notes...

R. W. : Oui, je cherche à ce que la texture de chaque morceau ou de chaque disque soit spécifique. Je n'en peux plus de m'entendre, j'ai besoin des autres. Même Miles Davis s'entourait de bons solistes. J'aime les instruments. Tant mieux si la voix peut aider la musique. Dans le morceau de danse sud-africaine de Mongezi Feza j'étais heureux de simplement doubler la basse avec la main gauche du piano, de jouer du tom basse et de ne pas chanter. J'aimerais bien faire autre chose, mais je me dis "merde, j'ai encore fait un autre disque de Robert Wyatt", je deviens claustrophobique dans mon corps. Je me fous de tel ou tel instrument. je suis curieux des personnes, je cherche de la compagnie.

J. J. B. : Tu chantes souvent pour d'autres musiciens ?

R. W. : Mike Mantler m'appelle de temps en temps. Carla Bley m'a présenté à lui à l'époque où nous étions tous chez Virgin. Il compose une musique très intègre, très difficile à chanter même si ça a l'air simple. La voix doit jouer des notes qui ne sont pas portées par l'harmonie de l'orchestre. C'est souvent un demi-ton plus loin que là où on s'y attend. Mon préféré est "The Hapless Child", et les poèmes de Philippe Soupault dans "Many Have no Speech". La voix de Jack Bruce, qui est plus enracinée dans le sol, correspond mieux à son style opératique. Sinon je suis obligé de refuser la plupart des propositions que je reçois, ça m'embête, mais ça m'éloigne trop de mon propre travail. Alfie, ma compagne, m'a appris à dire "non" ! Je dois bientôt enregistrer pour la chanteuse Anja Garbarek, la fille de Jan Garbarek. Elle vient me chercher, je chante ma petite chanson, elle me ramène, c'est confortable. J'aimerais chanter plus souvent avec une femme. C'est le yin et le yang. Comme avec Alfie. J'adore les duos comme Betty Carter et Ray Charles. J'aurais aimé faire quelque chose avec Annette Peacock avant qu'elle ne retourne à Woodstock. En vérité je ne recherche aucune collaboration.

J. J. B. : Même sur tes propres disques ?

R. W. : Parfois j'ai besoin de renforcer une couleur particulière, comme lorsque j'ai demandé à Paul Weller de venir jouer de la guitare électrique sur Blues in Bob Minor.

J. J. B. : Comment écris-tu la musique ?

R. W. : J'accumule du matériel en jouant pour le plaisir, au piano ou à la trompette. Je me dis parfois que ça pourrait faire une chanson. C'est seulement au bout de six morceaux que je me demande s'il n'y a pas l'embryon d'un nouveau disque. Je n'écris pas de manière conventionnelle, j'écris le nom des notes, A B C D E F G... Je lis mal, j'apprends par coeur, je dois entendre avant de chanter. L'interprète que je suis est intimidé par le compositeur qui est en moi. Le compositeur dit: "Allez Robert, tu peux le faire", l'interprète répond: "Pourquoi tu ne demandes pas à quelqu'un d'autre ? ". Il faut bien que je m'y colle d'abord si je veux que d'autres jouent dessus ensuite. Comme je n'écris pas, le morceau doit exister avant qu'ils interviennent.

J. J. B. : Est-ce que tu as enregistré depuis la sortie de " Shleep " ?

R. W. : J'ai enregistré Hasta Siempre Commandante, pour Maurizio Camardi, un sax baryton qui est prof à la Gershwin School de Padoue, dix minutes de Federico Garcia Lorca sur un double cd espagnol, "De Granada a la Luna", et avec un collectif italien, C.S.I., qui a enregistré tout un album avec des chansons de moi ou que j'avais chantées. C'est mon album préféré, parce que, pour une fois, même si c'est un" fucking Robert Wyatt record ", il y a plein de moi que j'aurais pu être et que je ne suis pas. Le titre est malin: "A Different You".



Ma raison d'être


En 1975, j'assistais à la mémorable représentation que Robert donna avec le groupe Henry Cow au Théâtre des Champs Élysées. Il y avait là Fred Frith, Lindsay Cooper, John Greaves, Chris Cutler... Robert mettait en scène ses entrées vocales avançant son fauteuil roulant d'un coup de poignet. Il reculait aussitôt d'un demi-tour de roue, toujours avec la même franchise.

J. J. B. : Tu ne joues plus sur scène depuis 1983. Improviser ne te manque pas ?

R. W. : J'improvise puisque je ne joue jamais deux fois la même chose. Quand j'enregistre, ça marche ou je passe à autre chose. Dans "Shleep" j'ai composé avec les éléments que Brian Eno, Evan Parker et moi avions improvisés préalablement. Je joue d'abord les variations pour trouver le thème qui y est caché et au mixage j'essaie de rendre tout ça clair.

J. J. B. : Mais tu ne pratiques plus l'improvisation libre.

R. W. : Depuis un ou deux ans j'écoute à nouveau les premiers Cecil Taylor, Ornette Coleman et Don Cherry, Paul Bley... Au début c'était par nostalgie, et puis peut-être parce que j'ai retrouvé Evan Parker que j'avais perdu de vue depuis dix ans. J'ai réécouté l'Art Ensemble of Chicago, Steve Lacy, Sunny Murray. Je suis à nouveau fasciné par l'improvisation collective, mais je ne sais pas si j'en ferai quelque chose dans mon travail.

A un questionnaire sur le jazz paru dans le numéro de septembre 1998, Robert Wyatt m'avait répondu: "Je me sens le rejeton illégitime né d'une brève rencontre entre Betty Carter et Hans Eisler dans un motel le long de l'Autoroute 61, et qui a été abandonné devant l'Orphelinat du Rock'n Roll"

J. J. B. : Tu te réfères sans cesse à des jazzmen alors que tu es connu comme musicien de rock.

R. W. : Oui je sais, c'est triste, non ?.. Le rock anglais s'exporte bien, mais ça ne me transcende pas. Les chansons de Lennon et McCartney sont géniales, j'aime bien les groupes dont je connais personnellement les musiciens, The Jam de Paul Weller qui a un très bon batteur... En Angleterre tout le monde formait des groupes. Le rock c'est la musique du gars d'à côté, mais je veux faire un plus long voyage... Ma raison d'être vient du jazz. Avant je trouvais la musique merveilleuse mais je m'intéressais à la peinture, et aux filles encore plus qu'à n'importe quoi. Je restais au café à faire ce que je fais ici, boire et fumer, déconner et me saouler. Entendre Coltrane, Miles Davis et Ellington a donné un sens à ma vie.

J. J. B. : Toi-même tu as formé un groupe.

R. W. : Non je les ai rejoints, Soft Machine existait déjà. Le seul que j'ai formé c'est Matching Mole et c'était une lourde responsabilité. Je ne fréquente pas non plus tellement la scène jazz anglaise. J'y avais des amis mais Mongezi Feza et Gary Windo sont morts, et Ronnie Scott récemment. "Shleep" lui est dédié. A Londres on avait toujours un endroit où aller, et pas seulement pour y jouer. Je vois souvent la tromboniste Annie Whitehead qui joue aussi du ska, du reggae, et qui improvise... Les Sud-africains passaient d'une musique à une autre tout à fait naturellement, du hard-bop, du free, comme avec Chris McGregor, mais ils jouaient aussi bien des trucs de danse.


"Pourquoi jouer un truc américain
alors qu'on avait notre propre son ? "


J. J. B. : Avec Soft Machine parliez-vous de votre musique ?

R. W. : C'est difficile de me souvenir. Ça n'a duré que quatre ans. Non. On ne se parlait pas.

J. J. B. : Cela nous apparaissait comme un vrai groupe.

R. W. : Pas socialement. Plutôt un mariage de raison. Si nous nous étions parlé nous aurions probablement été en désaccord. Quand ils m'ont foutu dehors, la musique qu'ils utilisaient pour la promo à la radio était Moon in June dans lequel je joue seul tous les instruments, l'orgue Hammond, le piano, la batterie, le chant. J'étais très énervé.

J. J. B. : Sais-tu pourquoi ils t'ont viré ?

R. W. : Ils ne me l'ont jamais dit. Je crois que l'alto Elton Dean n'aimait pas mon jeu. Ironie du sort, je l'avais fait entrer dans le groupe. Nous jouions très fort, ça nous assimilait au rock. Elton a commencé à écrire et il voulait que je joue comme Jack DeJohnette. Ça devenait un truc de jazz-fusion, ça ne m'intéressait pas. Je n'écoute pas cette période de Miles, je préfère le Tony Williams Lifetime avec Larry Young. J'étais un batteur arrogant, "je joue comme je joue, tu sais. Il faut demander à Elton s'il s'en souvient, nous ne sommes pas fâchés, il était là au mariage de mon fils. Moi j'avais envie de jouer aussi comme le batteur d'Otis Redding, même si c'était à des tempi et dans des mesures différentes. Il n'avait pas envie de faire ses solos là-dessus. Il pensait que ça ferait un vrai groupe de jazz avec un autre batteur. Et puis ils détestaient tous ma façon de chanter. Moi j'étais heureux d'être juste un des quatre coins de la table, c'était un honneur de jouer des compositions aussi intéressantes avec d'aussi bons musiciens. Cela m'a humilié d'être viré, mais pourquoi jouer un truc américain alors qu'on avait notre propre son ? Grâce à eux j'ai eu la chance d'apprendre beaucoup. Ça m'a pris du temps de trouver ma voix. Je n'aurais pas écrit "Rock Bottom" à vingt ans. Je n'étais pas assez bouddhiste comme batteur, les solistes attendaient de moi que je ne sois pas dans le chemin !

Robert Wyatt utilisait sa batterie comme un instrument complet rythmique, mélodique et structurel. Il aimait s'y promener.


Petit Poucet...


J. J. B. : Tu joues des claviers, de la guitare, de la basse, de la trompette, du violon...

R. W. : Je voulais être peintre, et je voulais utiliser toutes les couleurs...

J. J. B. : Choisir sa palette de timbres est plutôt l'apanage du compositeur.

R. W. : Plus que de jouer ou de chanter, mon véritable plaisir était d'organiser la forme de la soirée, prévoir le moment où les gens pourront bouger leurs fesses sur leur chaise ou concentrer leur attention. Si on n'a rien imaginé avant, on se retrouve avec un solo de guitare au milieu de chaque morceau.

J. J. B. : As-tu joué sur scène d'autres instruments que de la batterie ?

R. W. : Une fois du piano, complètement improvisé, avec le groupe Henry Cow. Quand j'étais très jeune, je jouais de la trompette mais pas dans des conditions professionnelles, des trucs dans le style de Jelly Roll Morton ou Bunk Johnson. J'avais toujours une embouchure dans ma poche.




J. J. B. : À propos d'instrumentation inhabituelle, Jimi Hendrix a joué de la basse avec toi...

R. W. : J'enregistrais en studio Slow Walkin''Talk, un morceau qui est devenu plus tard Soup Song. C'est un boogie-woogie avec des changements de tonalité vers le haut et le bas. J'avais fait la batterie, l'orgue Hammond, le piano... Je ne payais pas, Hendrix avait loué l'ensemble des studios et m'avait offert de m'en servir, il était très gentil, son trio était très attentif aux musiciens qui essayaient de faire quelque chose, c'était une manière de nous subventionner. C'est la raison pour laquelle Hendrix m'a proposé de faire la ligne de basse, qu'il a enregistrée immédiatement, très inventive et totalement intégrée à ma petite chanson. J'étais fier, surtout lorsque j'ai réalisé que, bien que gaucher, il avait utilisé la basse de Noel Reedding. Hendrix était ambidextre et il se débrouillait également très bien à la batterie. Il n'écrivait pas la musique, il expliquait à Mitch Mitchell ce qu'il voulait en prenant les baguettes, comme Stevie Wonder la batterie, il jouait l'essentiel... Je n'avais pas les moyens d'acheter la bande. Le morceau a été repiqué d'après l'acétate, c'est un disque en métal, il n'y avait que deux copies...


... Ou Petit Chaperon Rouge?


J. J. B. : Penses-tu qu'une chanson puisse influencer une opinion politique ? R. W. : Pour moi c'est plutôt l'inverse, la situation politique exerce une influence décisive sur la musique à tous les niveaux. Si le musicien est riche ou pauvre et pourquoi, comment il perçoit la société, comment il est reçu...

J. J. B. : Un artiste a-t-il un rôle à jouer dans la société ?

R. W. : À la radio j'ai entendu une émission sur les mouvements chiliens dans les années 70 avec Violetta Parra et Victor Jara. Allende les encourageait à jouer partout, pour les syndicats, pour tous ceux qui luttaient contre l'exploitation. Hélas, tout ce que ça a donné c'est que Kissinger a empêché la General Motors d'envoyer des pièces détachées pour les automobiles et qu'il a suggéré aux banquiers de retirer leur argent du Chili. Je ne crois pas qu'une chanson puisse battre un tank. Pour les Sud-africains, chanter et danser fait partie de la lutte, l'hymne de l'A.N.C. a été crucial.

J. J. B. : Les Américains utilisent l'industrie culturelle à des fins hégémoniques.

R. W. : C'est vrai, c'est comme du temps du christianisme. Ils prêchent partout dans le monde: " Il n'ya qu'un seul dieu et son nom est Elvis, chantez en anglais, prenez des guitares électriques et marchons ensemble!". C'est ce qui se passe aujourd'hui à Cuba.

J. J. B. : Nous avons une responsabilité en tant qu'artistes...

R. W. : Oui, derrière les lignes ennemies. Que la langue anglaise soit dominante est pour moi très embarrassant. Mais qu'est-ce que je peux faire ? Je chante en italien, en espagnol! J'essaie seulement de me préserver des mauvaises odeurs que dégage la société occidentale à laquelle j'appartiens.


Do the right thing


J. J. B. : Aurais-tu un conseil à donner à un jeune musicien ?

R. W. : Je ne suis pas un sage. J'ai souvent cru avoir compris, et tous les dix ans je m'aperçois que je me suis trompé. J'ai passé ma vie à faire l'idiot. Une chose dont je suis sûr c'est qu'il ne faut pas penser en termes de carrière. Il faut rester soi-même, qu'on soit Bob Dylan ou Lol Coxhill. Je dirais comme le titre d'un film de Spike Lee: "Do The Right Thing" ("Fais ce que tu as à faire").

J. J. B. : Et à ton fils ?

R. W. : "Les filles détestent les garçons qui se rongent les ongles". "Nettoie la cuvette des toilettes après toi"... Il a hérité de moi une sorte de déconnexion d'avec le monde réel, il est heureusement avec une fille qui sait comment faire avec les choses pratiques.

J. J. B. : Comme Alfie avec toi ?

R. W. : Elle m'a sauvé la vie. Elle a une certaine ténacité qui m'empêche de sombrer dans un rêve dont je me réveillerais cinq ans plus tard. Elle s'est occupée qu'on perçoive des droits sur les cd (on n'a rien touché sur les 33-tours), elle a tourné une vidéo, elle écrit des paroles, des poèmes, elle est pleine de ressources, on passe du bon temps ensemble. Nous aimons les mêmes comédies à la télévision, et aussi Eric Rohmer. Je ne me suis jamais senti seul depuis que j'ai rencontré Alfie. Au début j'ai composé d'après son journal intime, sans qu'elle le sache. D'habitude j'écris d'abord la musique et j'ai du mal à faire le contraire. Mike Mantler m'a appris à trouver la musique dans les mots. Pour "Dondestan" et "Shleep" Alfie avait des idées sur comment adapter ses textes. La manière dont elle peint les pochettes influence aussi ma façon de composer.

Alfie connaît bien la fragilité de son compagnon. Elle a choisi d'habiter à Louth parce que Robert peut se déplacer en toute indépendance : la maison possède une rampe et tous les commerces sont accessibles en fauteuil roulant. La collaboration avec le label Ryko est agréable, comme les conditions d'enregistrement que Phil Manzarena a offertes pour "Shleep". Aujourd'hui Robert Wyatt est en pleine forme.

J. J. B. : Comment vois-tu l'avenir ?

R. W. : J'en suis incapable. Si j'improvise quelque chose c'est bien ma vie. Souvent je me réveille et je ne suis pas un musicien. Pendant des semaines je me plonge dans des livres d'astronomie, ou bien je milite politiquement, ou je m'insurge contre la malhonnêteté des médias. Cela devient parfois un morceau mais le plus souvent je suis trop énervé pour en faire une chanson. Ce qui change sans cesse pour moi c'est le passé. Il y a une infinité de façons de le vivre. Ça bouge tout le temps. C'est pourquoi il n'existe aucun endroit stable d'où je puisse regarder l'avenir. L'Histoire est suspecte parce qu'il n'en subsiste que la version écrite par les vainqueurs. Je ne voudrais pas qu'on oublie les perdants. Par exemple je voudrais qu'on se souvienne de l'extermination des Amérindiens ou des luttes syndicales américaines dans les années vingt. Le dernier champ de bataille se fait dans les livres d'histoire.


En relisant ces lignes, Robert Wyatt ajoute : "J'ai parlé de Roy Haynes alors que je joue du Joan Miro !... Nous vivons et puis nous apprenons, dans cet ordre, hélas!".

Traduction Jean-Jacques Birgé
Retranscription avec l'aide d'Agnès Desnos


 
A ÉCOUTER " Rock Bottom " (Ryko HNCD 1426/Harmonia Mundi). " Dondestan (Revisited) " (Ryko HNCD 1436). " Flotsam Jetsam " (Rough Trade 8399142). " Shleep ", Ryko HNCD 1418). " EPS ", coffret de 5 CD, Ryko HNCD 1440. " The different You - Robert Wyatt e noi " Consorzio Produttori Independenti (Mercury 300496-2).

 
       
     
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