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J’avais découvert Soft Machine Volume 1 dans un disquaire Porte de St Cloud, j’avais 13 ans. C’est le nom du groupe, la pochette, les titres des morceaux, qui m’avaient attiré.
Les photos sur le dos de la pochette, Mike Ratledge, Kevin Ayers, et Robert Wyatt. À cette époque, je ne parlais pas encore le français. Je suis né en France, mais mon père, qui était monteur de films, est parti travailler sur un film aux États-Unis aussitôt après ma naissance. Nous y sommes restés plus de 10 ans.
À notre retour en France, quasiment du jour au lendemain, il a fallu que j’apprenne à nouveau à parler, car je ne parlais pas un mot de français. Le rock que j’avais commencé à écouter aux États-Unis était, avec les films que je voyais, les seuls liens que je gardais avec ce que je pensais être ma langue. D’où ma virée mensuelle dans ce magasin de disques Porte de St Cloud qui vendait aussi des grilles pains, des aspirateurs, des télévisions. Pas de platine pour écouter avant d’acheter. Je choisissais les disques surtout à partir des pochettes et d’une sorte d’instinct excité qui ne passait pas du tout par des références, puisque je n’en avais pas ou très peu. Les 33 tours coûtaient 20 francs.
L’écoute de Soft Machine 1 m’a complètement renversé, je me disais c’était de la musique expérimentale avec les sons distordus, les durées de morceaux incompréhensibles qui se prolongeaient les uns dans les autres. Et en même temps, tellement rock. Binaire. Mélodieux. Totalement jubilatoire. Avec le temps et la découverte de Coltrane quelques années plus tard, j’ai compris que ce que je trouvais tellement spontané, improvisé, électrique, dans Soft Machine s’inspirait du jazz. J’apprenais aussi que le nom du groupe était le titre d’un livre de William Burroughs. La batterie et la voix de Robert Wyatt étaient extraordinaires. J’avais appris les paroles par cœur, les solos d’orgue, de basse et la batterie, que j’essayais de chanter en même temps que j’écoutais. Le disque a été enregistré, je crois, après une tournée avec Jimi Hendrix dont ils faisaient la première partie. D’où la force binaire, explosive de la machine molle, il fallait tenir le public de Hendrix.
Très vite après, dans le même magasin de disques, il y avait la pochette noire et blanche de Soft Machine Volume 2. Disque pataphysique, sombre et fleurissant de mélodies magnétiques à 7 temps. Et puis quelques mois plus tard peut-être, l’extraordinaire Moon In June, sur leur troisième album, Third, morceau éblouissant de Robert. Près de 20 minutes pendant lesquelles il chante, parlant presque, siffle. Plus complexe et en même temps, férocement binaire. Réinventant complètement la relation voix-batterie, alors que les autres membres de Soft Machine partaient vers une musique plus jazzy dans laquelle Robert n’était plus que batteur. Remplaçant la voix de Robert par un saxophone, éliminant le chanteur. Robert est parti faire un disque solo avec CBS, The End of an Ear, chef d’œuvre expérimental. Sur le dos de la pochette, près de sa photo, il a écrit * Out of work pop singer. Il a ensuite fondé Matching Mole avec quelques amis. Jeu de mot vivifiant autour de Machine Molle. Deux albums qui donnaient l’impression qu’ils arrivaient à jouer toutes les idées qui passaient par leurs têtes en même temps… Toujours aussi expérimental, avec des chansons pop magiques chantées par Robert, comme O Caroline… et puis cet accident à Venise, alors qu’il accompagnait sa compagne Alfie, script sur le tournage d’un film de Nicolas Roeg, Don’t look now (Ne vous retournez pas). Film d’horreur au titre étrangement prophétique. Pendant une soirée, Robert est tombé par la fenêtre, s’est cassé le dos. Accident terrible prolongeant les décès tragiques de Hendrix, Morrison, Joplin, et bientôt Ian Curtis. Fin d’une époque.
En 1976, Robert réalise un chef-d’œuvre absolu qui pour tout.e.s celles et ceux qui l’aiment, est sans doute un des 10 plus grands albums du rock. Rock Bottom, dont les sonorités si étranges viennent d’un petit orgue pour enfant qu’il a trouvé dans un magasin de jouet, juste avant son accident à Venise. Ouvrant tant d’horizons dans les méthodes d’enregistrements que dans les mélodies, les paroles, plusieurs siècles d’inventivités poétiques et musicales. Robert est un cosmos de fraternité.
En 1990, Martin Meissonnier qui s’occupait de l’émission Megamix me propose de faire un court film sur Robert pour Fr 3. Je suis parti quasiment le lendemain avec une bouteille de vin blanc. Alfie m’attendait à la gare de Louth avec sa 4L. Robert était tellement accueillant, aussi timide que moi. On a passé la nuit à discuter, boire, écouter des disques. Vers les 4h du matin, il dansait dans son fauteuil roulant. Le tournage a commencé le lendemain. Juste une nuit de tournage. Avec deux techniciens venant de Londres. Presque 30 ans plus tard, je n’avais qu’une copie VHS du film. Une amie a fait des recherches et a retrouvé un fichier dans les archives de FR3.
Nicolas Klotz, le 21 juin 2020, à Fécamp
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