L'histoire de la musique de la Machine Molle, au fur et à mesure de ses changements, peut se résumer à la lutte — ou équilibre instable — entre deux tendances, deux modes d'expression. Radicalement opposées dans leur esprit, plus que dans leur forme, elles correspondent en fait à la personnalité des divers membres du groupe. L'une, celle de Daevid Allen, de Kevin Ayers, de Robert Wyatt, vise à une forme de création tournée vers l'extérieur, une explosion. C'est celle du premier album, celle du Whole World aussi, mais seul le Gong en représente vraiment un développement autonome, bien au-delà des Soft du début. L'autre tendance, celle de Ratledge, des frères Hopper, d'Elton Dean, est totalement tournée vers l'intérieur — je ne crois pas qu'il existe musicien plus indifférent au public que Mike Ratledge —. C'est la création pure, l'implosion. Cette tendance triomphe avec ce quatrième album parce qu'elle est arrivée à une totale maturité d'expression, y compris dans l'improvisation. Robert Wyatt n'est plus ici présent que dans la mesure où il la sert,à savoir par son jeu de batterie plus stupéfiant que jamais, unique, véritable pulsion vitale de la musique des Soft, peut-être justement parce qu'il relève plutôt de l'autre tendance. Par contre ici, il ne compose plus, ni ne chante, et il reporte ses besoins d'expression vers l'extérieur, en particulier dans un album solo.
« Fourth » est un disque absolument prodigieux. S'il est un groupe qui ait jamais pu prétendre à la perfection, c'est le Soft Machine. y a plus dans une minute de cet enregistrement que la plupart des groupes ne réaliseront jamais.
Pourtant, c'est aussi une impasse. Non pas pour le Soft, dont l'ésotérisme, dans cet album pourtant supérieur à tous les précédents, laisse entrevoir des possibilités créatrices à peu près infinies. Mais une impasse pour ce qu'il est convenu d'appeler la pop-music. Les Soft sont bien au-delà de tout le monde, même des Mothers, mais ils représentent l'achèvement extrême d'une tendance générale : progressive pop, dit-on parfois. Recherche formelle et complexité technique de plus en plus poussés à tous les niveau de la création et de l'interprétation.
Beaucoup finissent par s'y embourber, s'égarant, au cours de cette recherche frénétique, dans les artifices les plus variés ; et même les meilleurs n'aboutissent, le plus souvent, qu'à un résultat hybride, un peu monstrueux. On en arrive à la situation paradoxale d'avoir une production énorme, d'un niveau de qualité jamais vu auparavant, et pourtant bien plus insatisfaisante qu'il y a cinq ans. Seul, pratiquement, le Soft Machine a réalisé une musique pure, mais qu'a-t-il encore à voir avec la pop-music ? L'évolution actuelle de la pop atteint un étonnant degré d'absurde: de par son évolution qualitative elle se nie. « Fourth » est peut-être plus proche de certaines tendances modernes du jazz, parce que lui aussi a évolué dans cette direction, mais sans que cela soit dans son cas contradictoire. Il y avait longtemps qu'il avait perdu toute vocation de musique populaire. Alors ? Crosby, Stills, Nash & Young, à vouloir trop utiliser le folk comme un moyen, s'essouffle. Faudrait-il se résigner à toujours retomber soit dans la variété, soit dans le hard-rock ? Une lueur d'espoir peut-être du côté de groupes comme Band, Sea Train, Byrds, Gong, mais dans l'ensemble c'est l'impasse à plus ou moins brève échéance. Que ces considérations pessimistes ne vous empêchent pas, en tout cas, de profiter pleinement de ce chef-d'œuvre qu'est le quatrième album du Soft Machine.