|
Around Robert Wyatt 2009
Orchestre National de Jazz
|
|
|
|
JAZZ MAGAZINE - N° 603 - mai 2009
ONJ/DANIEL YVINEC Around Robert
Wyatt
2 CD Bee Jazz! Abeille Musique
Bill Milkowski
Disque d'Emoi
|
|
l'Orchestre National de Jazz de Daniel Yvinec livre un premier CD
qui pose un problème politique: les instrumentistes titulaires n'y
ont que des rôles de pupitres propres aux disques de rock et de
variétés. Ce produit de studio peu réalisable sur scène est à l'encontre
de la vocation même de l'ONJ qui est de faire exister un orchestre.
Et pourtant, cet hommage à Robert Wyatt ne nous a pas laissé indifférent.
Nous avons voulu le soumettre à une oreille innocente... comme fut
la nôtre lorsque nous reçûmes les premières productions de Hal Wilner
autour de Nino Rota, Thelonious Monk et Kurt Weill. Découvrant ce
disque à l'aveugle, le journaliste américain Bill Milkowski a conçu
le plus grand émoi.
Franck Bergerot.
Alors que je n'écoute quasiment plus que du jazz,
l'écoute de cet enregistrement à l'aveugle m'a ramené,
à ma vieille culture pop-rock. J'ai successivement cru reconnaître
Burt Bacharach, puis Arthur Lee et Love et enfin une touche de Brian
Wilson et l'influence des Beach Boys dans les harmonies vocales
du premier morceau. La plage suivante m'a fait penser aux univers
sombres de Leonard Cohen ou Serge Gainsbourg, puis au groupe néo-psychédélique
Of Montreal. le banjo, le theremin et les solo jazzy de la plage
suivante m'ont rappelé le groupe Dreams des frères
Brecker. Puis, j'ai soudain compris qu'il s'agissait d'un recueil
de chansons de Robert Wyatt ou de musiques auxquelles il fut associé.
le climat qui domine est bien celui de l'école de Canterbury,
ce courant qui, au tournant des années 60-70, combina si
intelligemment jazz et rock, chansons à texte et psychédélisme,
sous la houlette de groupes comme Soft Machine, Caravan, Matching
Mole, Gong et Henry Cow. Ces vocaux fragiles et poignants relèvent
évidemment de l'univers de Robert Wyatt, alors que les arrangements
évoquent une sorte d'orchestre de chambre avec, dans le cas
de Vandalusia (tiré de l'album de Wyatt "Old
Rottenhat", 1985) une profusion de lignes tortueuses à
l'unisson, interprétées avec une impressionnante précision
qui renverraient d'ailleurs plutôt à Frank Zappa.
À l'issue d'un véritable travail de détective,
j'ai pu identifier la totalité du répertoire. On y
trouve une majorité de reprises de Robert Wyatt. Alifib tiré de "Rock Bottom" (1974), Just As You Are tiré avec tendresse de "Comicopera" (2007), l'adorable O Caroline du groupe de Wyatt Matching Mole ("Matching
Mole", 1972) qui fait l'objet d'une interprétation intimiste, Alliance d"'Old Rottenhat", ici habillé
d'arrangements luxuriants.
Interprété d'une voix quasi chuchotée, Del
Mundo est une poignante chanson folklorique chantée en
italien par Robert Wyatt sur l'anthologie "The Different You
: Robert Wyatt E Noi". Te Recuerdo Amanda fut chanté
en espagnol sur le disque quatre titres de 1984, "Work in progress".
Quant à Shipbuilding, il s'agit d'une chanson d'Elvis
Costello publiée en single en 1982. Mais on retrouve également The Song de Peter Blegvad et John Greaves ("Songs",
1994, et "The Trouble with Happiness", 2oo4). L'influence
du classique est décelable dans l'arrangement de Kew.
Rhone, le thème qui donne son titre à l'album
chef-d'oeuvre de John Greaves et Peter Blegvad, où figurait
d'ailleurs Carla Bley et le drumming du grand Andrew Cyrille. Les
arrangements évocateurs de la musique de chambre, avec ces
lignes tourbillonnantes et entrelacées, ce contrepoint complexe
et ce tempo délicat, sonnent parfois comme des réminiscences
de Philip Glass.
Je ne sais pas qui sont ces musiciens, ni qui est l'arrangeur, mais
j'imagine que c'est un fan de Frank Zappa, Edgard Varese et peut-être
Gil Evans. Il réalise un admirable assemblage sans hiatus
entre musique de chambre excellemment exécutée et
improvisation de haut vol. Les solos de ténor et d'alto,
de guitare, de flûte et de piano sont formidables et j'apprécie
tout particulièrement la guitare sauvage de Vandalusia,
ainsi que les fragments bruitistes qui sont inhérents à
l'univers de Wyatt. Cette éblouissante réalisation
mérite notre Émoi.
Bill Milkowski
|
BBC REVIEW
"It deserves as much hyperbole
as it can get."
Chris Jones 2009-05-08
|
|
Robert Wyatt's status as a living English institution now equals
that of, say, Stephen Fry. So much so, that there's a danger of
the shy, self-effacing man being swamped by wearying hyperbole.
But, just as you're about to surrender to cynicism, along comes
something as wonderful as Around Robert Wyatt: a collaboration between
the bearded one and Daniel Yvinec and his French ten-piece Orchestre.
One listen and any doubts about Wyatt's are laid to rest.
The album does this is by taking Wyatt's compositions as well as
his most famous cover versions (cf: Shipbuilding), re-casting them
in a jazz setting. These expanded, joyous, limber explorations of
the basic bones of Wyatt's work reveal structures that are both
rock solid and light as a feather. Hardly surprising when you consider
thay were all originally written and performed by a jazz fan, albeit
one who never considered himself to be a 'proper' musician.
Highlights are pointlesss, but easy examples are Rokia Traore's
incredible reading of Alifib. The child-speak of the Rock Bottom
classic fits her mouth to a tee. The incredible duo of Yael Naim
and Arno, balance delicacy with cartoon gruffness to highlight Wyatt
and partner Alfreda Benge's unflinching look at their relationship,
Just As You Are (from his Cuckooland album). And Daniel Darc's lounge
version of the Matching Mole perennial, O Caroline which eventually
lurches into Tom Waits noir? Believe me, it works.
Wyatt, himself, joins the throng on several pieces and his voice
sounds rejuvenated by the experience, especially on the bonus version
of his obscurity, Rangers In The Night, which benefits from modern
looping techniques to achieve an other-worldliness. The Orchestre
features players of outstanding calibre, especially the guitar and
banjo of Pierre Perchaud who swoops, plunks and grinds. Yvinec's
innovative arrangements leave enough room for the songs to breath
again, buffing up material grown dull with over-familiarity.
If you've recently tired of Wyatt, or people banging on about how
marvellous he is, buy this album. Your faith will be restored. It
deserves as much hyperbole as it can get.
>> Cet
article sur le site de la BBC
|
JAZZMAN - N° 157 - mai 2009
ORCHESTRE NATIONAL DE JAZZ
DANIEL YVINEC
Around Robert Wyatt
1 CD Bee Jazz 03O - Distribué par Abeille Musique
Pierre de Chocqueuse
'Choc' Jazzman - Féérique
|
|
Consacré à Robert Wyatt, ex-batteur du groupe
Soft Machine et auteur de mélodies et de disques splendides,
ce premier disque de l'Orchestre national de jazz placé sous
la direction de Daniel Yvinec est un véritable coup de maître.
Sélectionnant quelques-uns des plus beaux thèmes de
Robert et deux compositions de John Greaves, complice et ami de
ce dernier (Kew. Rhone et The Song que les familiers
de Greaves connaissent bien), Daniel les a confiés à
des voix qu'il admire pour les chanter a capella. L'instrumentation
est venue après, Yvinec inspiré chargeant Vincent
Artaud de mettre en forme ces chansons, de leur donner chair et
consistance harmonique. Confiés à un autre, les arrangements
de ce disque n'auraient probablement pas été si beaux
et réussis.
Artaud sublime chaque morceau par des couleurs chatoyantes, des
timbres spécifiques. Passionné par les musiques répétitives
et minimalistes, il fait tourner de courtes cellules mélodiques,
agence de brefs ostinato, des riffs hypnotiques saupoudrés
d'effets électroniques. Respectant l'univers poétique
de Wyatt qui pose sa voix inimitable sur quatre morceaux, il offre
des écrins somptueux à ses chansons, y fait rentrer
son propre monde sonore et réalise un disque aussi fascinant
qu'inclassable. Saluons cet orchestre de jeunes musiciens qui ont
patiemment assimilé une écriture complexe et exigeante.
Un court solo est réservé à chacun. Les voix
ne viennent pas du jazz mais apportent un supplément d'âme
à ce magnifique opus mélodique.
Pierre de Chocqueuse
>>
www.jazzman.fr
|
CITIZEN
JAZZ.COM
Orchestre National de Jazz
Around Robert Wyatt
Denis Desassis
|
|
Une évocation de l’univers si particulier de Robert Wyatt comme
première carte de visite pour l’ONJ version Daniel Yvinec - un pari
à haut risque que le nouveau directeur artistique relève avec toute
l’élégance due à celui qui est entré de son vivant dans la légende
de la musique anglaise. Bien déjoué, Mister Yvinec !
En 2005 déjà, Franck Tortiller embarquait l’Orchestre National de
Jazz sur des chemins un peu éloignés des grands axes du jazz en
s’attaquant au répertoire de Led Zeppelin avec un projet baptisé
Close To Heaven, que l’auteur de ces lignes avait salué dans son carnet
de bord voici plus de trois ans sous forme de lettre ouverte.
Et voici que Daniel Yvinec se pique de nous faire partager sa vision
d’un personnage inclassable à qui une horde d’inconditionnels voue
un véritable culte, Robert Wyatt. Il faut être un peu fou pour oser
traduire l’univers a priori inadaptable d’un homme dont l’histoire
personnelle est en elle-même singulière. Aussi nous pardonnera-t-on
de retracer avant tout, dans les grandes lignes, le passé de ce
musicien sans égal, batteur dadaïste puis chanteur-compositeur habité
à l’inimitable timbre haut-perché.
Remontons à la fin des années soixante lorsque, en compagnie d’amis
nommés Kevin Ayers (guitare) et Mike Ratledge (claviers), vite rejoints
par le bassiste Hugh Hopper après le départ de Daevid Allen, Robert
Wyatt élabore une folle et savante construction qui demeure le socle
fondateur d’un mouvement nommé École de Canterbury.
Soft Machine, fille naturelle des Wilde Flowers, est née. Elle mêle
joyeusement jazz, rock et autres lubies psychédéliques qui vont
faire de ses créateurs des « architectes de l’espace temporel ».
Petit à petit, disque après disque - dont le troisième, double album
sobrement intitulé Third, recèle « Moon In June », joyau
signé Wyatt et démontrant tout son potentiel sur une face entière
—, le groupe se tourne vers un jazz moins feu follet, trop sage
aux dires de certains… Sans doute de quoi susciter un début d’ennui
chez son batteur, qui préfère se mettre en disponibilité le temps
d’un premier disque solo (The End Of An Ear, 1970) avant
de le quitter pour fonder une autre machinerie. Deux albums et un
sublime « O Caroline », composition émouvante où la voix de Wyatt
et son délicieux cheveu sur la langue serrent le cœur et donnent
la chair de poule. Mais il n’y aura pas de troisième disque ; juste
une chute stupide, sur plusieurs étages, un soir d’excès, et la
paralysie, de longs mois d’hôpital. C’est un Wyatt paraplégique
qui ressort de cette épreuve, mais un Wyatt transfiguré qui publie
un chef d’œuvre absolu, Rock Bottom (1974) sous la houlette
de Nick Mason. Disque-phare, œuvre majeure constamment sous tension,
et qui vous empoigne dès la première seconde de « Sea Song » pour
ne plus vous lâcher. A toute chose malheur est bon, prétend-t-on,
même si nul ne peut dire ce que serait devenu Robert Wyatt sans
cet accident. Toujours est-il que cet album l’élève au rang d’artiste
culte dont chaque note jouée ou chantée avec une grande économie
de moyens — son univers étant marqué par le minimalisme – fait le
bonheur de ses fidèles. Difficile d’échapper à l’envoûtement…
La discographie de Robert Wyatt est abondante et ses participations
(Henry Cow, Hatfield & The North, Michael Mantler, John Greaves…
pour citer les plus connues), nombreuses. On pourra néanmoins recommander
ces pépites que sont Ruth Is Stranger Than Richard (1975),
Old Rottenhat (1985), Dondestan (1991), Shleep
(1997), Solar Flares Burn For You (2003), Cuckooland
(2003), Comicopera (2007). Robert Wyatt est au centre de
tant d’admirations qu’il n’est guère étonnant qu’un passeur de la
trempe de Daniel Yvinec ait choisi d’en faire son premier sujet
d’étude au sein de l’ONJ.
« Robert Wyatt, c’est une histoire qui remonte au début de mon
adolescence, des bribes de sa musique comme des promesses de liberté,
des portes entrouvertes conduisant entre les chemins sinueux qui
trouvent leur tracé entre le jazz, la pop et mille autres choses
qui ne portent pas toujours un nom… » Excellente idée tant le
travail qu’il nous propose avec Around Robert Wyatt est d’une
grande élégance, respectueuse sans être obséquieuse. Jamais confit
dans la dévotion – même si l’on sent tout de suite qu’il est le
fruit d’une admiration sincère et humble – ce disque-hommage ose
mettre l’ONJ au service d’une expression artistique respectant le
format initial de sa source - la chanson - plutôt que de la travestir
un peu artificiellement en musique jazzifiante. Autrement dit, Yvinec
a fait le choix de reprises qui sont souvent transfigurées mais
qui, jamais, ne trahissent le répertoire de Wyatt. Les plus orthodoxes
de l’étiquetage vont peut-être grincer des dents, mais ils auront
tort de bouder leur plaisir devant un si belle recomposition.
Il faut dire aussi que, au-delà de ce séduisant aréopage que constitue
l’ONJ, Daniel Yvinec a su s’entourer pour mener à bien son projet.
En premier lieu en conviant un autre roi du crossover, Vincent
Artaud, dont les arrangements subtils sont en parfaite symbiose
avec le parti-pris originel de Wyatt : chaque note a sa raison d’être
et les enluminures sont de magnifiques écrins pour les voix-reines
- car la voix est bien l’élément vital d’Around Robert Wyatt, et
comment pouvait-il en être autrement quand on sait à quel point
l’univers du compositeur est « porté » par la sienne ? La voix captée
seule avant que les musiciens ne la parent de leurs plus beaux atours
instrumentaux.
Mais là où Daniel Yvinec semble vouloir aller plus loin dans son
pari un peu fou, c’est lorsqu’il fait appel à d’autres voix, auxquelles
on n’aurait pas forcément pensé. Celle de la chanteuse malienne
Rokia Traoré en est le meilleur exemple : avec elle, il ose s’attaquer
au monumental « Alifib », (Rock Bottom), composition éminemment
personnelle et réputée inadaptable car elle constitue une magnifique
déclaration d’amour à Alfreda Benge, compagne de Wyatt. Le chant
susurré de ce dernier, ses onomatopées balbutiantes et comme surgies
d’un long coma, cette surdose d’amour formaient-ils un tout trop
intime ? Eh bien non : ici la coloration africaine offre au morceau
une seconde vie hors de la sphère conjugale pour la propulser vers
une touchante universalité. Ailleurs, Yael Naïm associée à un Arno
plus chaviré que jamais pour un étonnant « Just As You Are », Daniel
Darc se payant le luxe, le temps d’un véritable palimpseste sonore,
de chambouler « O Caroline » au point qu’il faut une écoute très
attentive pour reconnaître l’original, Camille épurant « Alliance
» autant que faire se peut, la comédienne Irène Jacob, très à son
aise sur « Del Mondo »... ici chaque chanteur a relevé le défi avec
enthousiasme. Et cela se sent.
Ce disque s’insinue en nous, on y revient sans relâche. Et c’est
bien là que réside sa réussite : s’il donne envie de replonger illico
dans la discographie de l’artiste, il se suffit néanmoins à lui-même
et n’a jamais à rougir de la comparaison.
« [...] c’est ce que j’ai toujours aimé chez Wyatt, ne pas avoir
à douter de ses intentions, c’est sans doute ce geste si beau si
juste et si rare qui est le fil conducteur de cette aventure ». Ces quelques phrases sont extraites du blog
de l’ONJ Daniel Yvinec. Message reçu, monsieur Yvinec ; nous
sommes à vos côtés.
Denis Desassis
>> Cet article sur le site de Citizen
Jazz
|
CULTURE - MAGAZINE DE L'UNIVERSITE DE LIEGE
Around Robert Wyatt
Michel Delville - juin 2009
|
|
L'Orchestre National de Jazz de France, Rokia Traoré, Irène
Jacob, Camille, Arno, Yael Naïm et Daniel Darc s'attaquent
au répertoire d'un des musiciens les plus inclassables de
la scène musicale contemporaine.
Les hommages à Robert Wyatt n'ont pas
manqué ces dernières années. Après les
Soupsongs d'Annie Whitehead (dans lequel officiait un ancien membre
de l'ONJ : le trompettiste Harry Beckett), l'ensemble Dondestan
dirigé par Karen Mantler et John Greaves, [1] le trio allemand
Market Rasen, les projets de Jean-Michel Marchetti, Pascal Comelade
et Jean-Philippe Ramos - sans compter les reprises ponctuelles d'Aldo
Romano, Hugh Hopper, Ultramarine, Kammerflimmer Kollektief et autres
Tears for Fears - c'est au tour de l'Orchestre National de Jazz
de France de nous offrir une sélection de 15 titres arrangés
par Vincent Artaud sous la direction de Daniel Yvinec. [2] Outre
les qualités inestimables de sa musique, une des raisons
de ces multiples hommages au fondateur du Soft Machine est sans
doute liée à son absence quasi-totale de la scène
depuis mai 1975. A cette époque, il s'était produit
à trois reprises aux côtés de Henry Cow, groupe
fondateur de la Canterbury Scene. Depuis lors, ses apparitions en
public se sont limitées à deux brêves interventions
aux côtés de son ami David Gilmour et à une
prestation au sein du Liberation Music Orchestra de Charlie Haden,
programmé en juin 2009 dans le cadre du Meltdown Festival
d'Ornette Coleman.
À l'écoute des premiers morceaux du disque, on est
frappé d'emblée par la richesse et l'intelligence
des arrangements de Vincent Artaud, moins connu du grand public
pour son intérêt pour Wyatt, les musiques du Maghreb
et l'électro-jazz que pour ses travaux d'arrangeur auprès
d'Henri Salvador, Alain Bashung, Rodolphe Burger ou ... Dany Brillant.
Virtuosité des harmonisations, pureté des timbres,
singularité des formes, désarticulations rythmiques
contrôlées, toutes ces qualités semblent réunies
pour faire de ce coup d'essai un tour de force qui séduira
les néophytes et permettra aux connaisseurs de découvrir
les potentialités inédites de transformation et de
recréation des originaux.
Certes, une écoute plus rapprochée révèle
un certain académisme, un usage un peu trop ornemental des
harmonies, un côté léché mais un peu
froid, ainsi que quelques maniérismes minimalistes qui, à
vrai dire, se marient bien à l'usage bien particulier de
la répétition qui caractérise l'univers musical
wyattien. Cela dit, il faut bien reconnaître que la musique
de Wyatt - avec ses dissonances facétieuses, ses ruptures
rythmiques et mélodiques, ses palimpsestes poly-vocaux instables
et imprévisibles - ne se laisse pas domestiquer facilement.
Il est par conséquent assez tentant - dans un contexte jazz
- de la réduire à des thèmes suivis de grilles
sur lesquelles s'illustrent les voix des interprètes et les
solos des instrumentistes. Pour être tout à fait juste
envers Artaud, cet exercice n'est pas dénué d'intérêt,
loin de là, surtout quand des ensembles de la stature de
l'ONJ d'Yvinec s'y livrent. D'autre part, on sait que les plus grands
se sont heurtés aux mêmes obstacles : on songe, par
exemple, aux adaptations de Jimi Hendrix par Gil Evans, dans lesquelles
les grilles blues-rock originales deviennent, par la force des choses,
des prisons où le grain de la voix et les idiosyncrasies
mélodiques et rythmiques du guitariste se voient réduites
au silence.
Bien que le résultat des efforts de l'ONJ soit une belle
réussite dans l'ensemble, certaines compositions reprises
sur Around Robert Wyatt subissent le même sort, et on ne peut
s'empêcher de penser que cette démarche est aux antipodes
de l'esprit et des méthodes viscéralement «
DYI » qui président aux destinées de la musique
de Wyatt, lequel me confiait récemment, non sans humour,
qu'il travaillait « comme un animal », partant de quelques
séquences d'accords exécutés au piano, gribouillant
quelques partitions fragmentaires, composant et improvisant à
partir de bouts de papier et de notes éparses.. C'est d'ailleurs
en travaillant, ciselant et violentant la matière même
du son comme un artisan, en direct et sans artifices, que Wyatt
a réussi à produire une uvre unique et radicale
qui recèle des complexités qui excèdent (dans
tous les sens du terme) les genres et formatages traditionnels.
Quoi qu'il en soit, les adaptations de l'ONJ sont infiniment plus
gratifiantes que celles d'Evans, sans parler du récent et
très décevant Melody Gainsbourg d'Andy Sheppard. En
réalité, ce disque recèle quelques excellentes
surprises qui, à elles seules, justifient une écoute
plus attentive et généreuse que celle que je viens
de livrer. Tout d'abord, il faut être reconnaissant aux membres
de l'ONJ de nous épargner l'insupportable état d'esprit
« encanaillé » des jazzmen et musiciens classiques
qui s'attaquent à la musique pop-rock. Il convient de préciser
que les dix musiciens d'Yvinec sont issus de la jeune génération
de jazzmen français ayant subi l'influence de l'électro-jazz
et dont la grande majorité maîtrise autant les effets
électroniques et autres « sound objects » que
leurs premiers instruments. Malgré leur jeune âge,
ces jeunes gens ont déjà croisé la route de
Louis Sclavis, Vincent Courtois, Glenn Ferris, Elise Caron (tiens,
pourquoi n'est-elle pas présente sur ce disque ?), Charlier-Sourisse,
et Marc Ducret, ce qui est en soi un gage de qualité et d'ouverture.
En tant que directeur artistique, Yvinec a également fait
preuve d'audace en optant pour des morceaux qui, à trois
ou quatre exceptions près, ne sont pas les plus connus du
répertoire de Wyatt. Situés entre Claude Debussy,
Gil Evans, Steve Reich, Carla Bley et Aphex Twin, les arrangements
d'Alifib, Vandalusia, P.L.A., Gegenstand et Rangers in the Night
sont d'indéniables réussites. C'est dans ces trois
derniers titres - qui se voient malheureusement relégués
aux marges de la première édition limitée du
disque en tant que bonus tracks - que l'ONJ « se lâche
» véritablement et réussit à contourner
les pièges évoqués plus haut. C'est aussi dans
ces pièces qu'Artaud et Yvinec ménagent des parenthèses
astucieuses qui s'écartent de la traditionnelle formule «
intro-theme-solo(s)-reprise-coda », n'hésitant pas
à la faire exploser, comme dans Rangers in the Night, un
des fleurons de ce CD dont on se demande encore une fois pourquoi
il a été intégré au bonus disc (c'est
aussi le cas du splendide P.L.A., porté par la magnifique
voix de la chanteuse malienne Rokia Traoré, et qui aurait
pu ouvrir dignement l'album).
Le choix et l'agencement des titres interpelle autant que celui
des chanteurs et chanteuses invités aux côtés
de Wyatt lui-même (présent sur cinq titres) : le fait
que la moitié des compositions sélectionnées
soit signée par d'autres compositeurs témoigne de
l'importance capitale de la carrière « parallèle
» menée par Wyatt en tant qu'interprète d'artistes
tantôt célèbres, tantôt confidentiels.
Constituer un tel florilège « autour » de Wyatt
revient à reconnaître l'importance des multiples collaborations
d'un artiste qui, pour citer Francis Ponge, « n'a pas son
centre de gravité en lui même » et pratique l'art
de la reprise avec autant de bonheur que celui de la composition.
Construire un hommage à Wyatt en passant par Te Recuerdo
Amanda de Victor Jara et Shipbuilding d'Elvis Costello c'est un
peu comme si on voulait honorer Chet Baker en jouant My Funny Valentine
ou encore John Coltrane en interprétant My Favorite Things,
et c'est très bien.
En parcourant la liste des chanteurs et chanteuses invité(e)s
de l'ONJ, on ne peut que s'interroger sur l'absence de John Greaves
- résidant en France depuis de nombreuses années et
co-auteur, avec Peter Blegvad, des somptueux Kew Rhône, Gegenstand
et The Song [3] - de Karen Mantler ou encore de Julie Tippetts qui,
à ce jour, est la seule chanteuse a avoir réussi à
faire oublier l'original l'espace de quelques minutes, en interprétant
les désormais classiques Sea Song et Muddy Mouth dans le
cadre des Soupsongs d'Annie Whitehead. [4] Malgré quelques
erreurs de casting (Daniel Darc en Gainsbourg-Baker hybride poussif
et maladroit sur O Caroline et Arno beuglant un Captain Beefheart
hors-sujet dans Just As You Are) les voix de femmes qui émaillent
ce disque sauvent la mise par leur finesse, leur flexibilité
et leur détermination à se détacher de leurs
personnalités et de leurs styles propres pour mettre leur
talent au service des paroles et de la musique qui leur ont été
confiées, tout simplement. Au rayon des bonnes surprises,
on retrouve Camille et Yael Naïm (rayonnantes de justesse et
de sobriété sur Alliance et Shipbuilding, respectivement),
la précitée Rokia Traoré (magnifique improvisatrice
sur Alifib et nous offrant un P.L.A. plus hypnotique que jamais)
et Irène Jacob, dont la voix fluide et frêle se fait
pure émotion sur Del Mondo. Enfin, dans le livret on apprend,
avec une grande tristesse - celle des grandes occasions manquées
- que ce disque est dédié au très regretté
Alain Bashung, qui devait interpréter Sea Song et s'y était
essayé peu avant son décès.
Michel Delville enseigne la littérature comparée
et la littérature américaine à l'ULg. Il est
également musicien, fondateur, entre autres, du collectif
electro-jazz The Wrong Object.
[1] Greaves est bien représenté
sur ce disque puisqu'il en co-signe 3 morceaux écrits en
collaboration avec Peter Blegvad.
[2] Orchestre National de Jazz sous la direction de Daniel Yvinec.
Around Robert Wyatt. Bee Jazz Records, 2009. Pour une discographie
complète, voir : www.disco-robertwyatt.com
[3] Ce dernier se distingue de la version originale par le manque
total d'effets sur la voix de Wyatt, qui se révèle
plus éthérée et plus juste que jamais.
[4] Soupsongs. Voiceprint/Jazzprint, 2000
>> Cet
article sur le site de Magazine - Université de Liège
|